La Pierre, épisode 09

Publié le par Louis Racine

La Pierre, épisode 09

 

9.

 

Son déplacement valut à la Pierre un nouveau surnom : la Savonnette, parce qu’elle vous glissait entre les doigts.

Le grimpeur déçu tenta d’occulter sa mésaventure. C’était compter sans l’espièglerie d’un journal satirique paraissant le mercredi, auquel l’information avait été communiquée par un employé de la chaîne de télévision doublement dépitée. Après avoir un temps songé à une nouvelle tentative, les filins étant restés en place, l’homme-araignée préféra changer de continent comme de type de paroi. Les gratte-ciel de Singapour l’attiraient depuis longtemps. Il s’envola pour cette destination lointaine, croisant Cyril Hangard, qui en revenait, son stage terminé.

Le frère de Chloé était impatient de voir de ses propres yeux le fameux caillou. Il tint néanmoins à n’ôter son bandeau qu’au tout dernier moment. Il ne le regretta pas.

– Ah ! quand même, dit-il.

Il l’avait imaginé moins gros, moins bas. Moins beau, moins gras.

– Quand même !

Trois souvenirs faisaient la ronde dans son esprit. Il les regarda danser, tout en explorant la Pierre du regard ; un tableau de Magritte, sa première observation de la Lune au téléscope, et une récitation apprise à l’école :

Dame Souris trotte,
Noire dans le gris du soir,
Dame souris trotte
Grise dans le noir.

Un jour il était tombé sur le poème d’origine, et en avait découvert les strophes écartées par les pédagogues.

La Pierre lui fit l’impression d’une bête prisonnière, hors de toute cage qu’elle-même. L’émotion le submergea. Sa sœur vit son humeur. Elle eut la délicatesse de n’en rien dire.

Séchant ses yeux de quelques clignements, il dompta ses pensées, leur fit prendre une autre direction, ou plutôt rebrousser chemin.

– C’est comme un nuage qui aurait sa forme définitive, dit-il. Ça restreint le champ des possibles.

– Chuis pas d’accord ; j’y vois des tas de formes. Tiens, là, regarde, un visage, tu crois pas ? De profil, avec le nez busqué et de tout petits yeux. Là, un autre, de face, avec une grande bouche.

– Et là, une oreille.

– Oui, si tu veux.

Il sortit un paquet de tabac et roula deux cigarettes. Elle hésita avant de prendre la sienne. Ils fumèrent un moment en silence.

– N’empêche qu’elle a bougé, dit Chloé.

Elle lui posa la main sur l’épaule.

– Qu’en pense le scientifique ?

– Où elle était avant ?

Elle lui montra.

– Ben oui, je suis con. Les pylônes.

Il tira une longue bouffée, l’expira longuement :

– Il y a forcément une explication.

– Ou deux. Ou plein.

– Oui, c’est peut-être ça le truc. Tout un ensemble de causes, pour la première fois réunies.

– Pour la première fois : il pourrait y en avoir d’autres ?

– Je t’en pose des questions, moi ?

Il la pinça au flanc, là où elle était si chatouilleuse. Elle se dégagea en criant, fit tomber sa cigarette. Il la lui ramassa.

– Cyril, tu sais quoi ?

Elle avait un drôle d’air.

– Je suis enceinte.

– De Dermot ?

Elle rit.

– Évidemment, non mais dis donc !

– Tu devrais pas fumer.

– C’est la dernière.

– Chiche !

Elle semblait y croire.

– Tu me félicites pas ?

– Pourquoi je te féliciterais ?

Mais il la regardait avec douceur.

 

Rarement la Science avait été ainsi tenue en échec. Certains penseurs en avaient fait la raison d’être de la Pierre : elle matérialisait – sa matérialité était incontestable – les limites de l’intelligence humaine. On parlait à son propos de rêve solidifié, par condensation ou sublimation, d’antimétaphore, de parallégorie.

Dans son déplacement, elle avait suivi l’axe nord-sud, confirmant l’orientation déjà remarquée. Il s’agissait toutefois du nord géographique, et non magnétique, comme l’eussent mieux admis la plupart des savants (sans pouvoir bien expliquer pourquoi). Or même ce pôle n’est pas absolument fixe. On chercha donc à déceler par des mesures plus fines les variations attendues. Les résultats ne furent pas probants ; mais les instruments pouvaient manquer de précision. En tout cas, à l’œil, la Pierre ne bougeait plus du tout.

L’image du rail invisible s’étant facilement imposée, on le suivit. Ce parcours virtuel napporta aucune révélation. À part peut-être que le point antipodal d’Octeville-sur-Mer n’est pas très éloigné... des îles des Antipodes. Et après ?

Deux questions particulièrement obsédaient le monde scientifique : si la sustentation de la Pierre résultait d’un jeu de forces, comment se faisait-il qu’il ne s’exerçât que sur elle ? Et d’où provenait son antigravité ?

Cela revenait à se demander si elle était autonome ou pas. Mais, bien sûr, aucun savant n’osait formuler les choses de cette façon, même si de temps en temps l’un ou l’autre se laissait aller à personnifier l’étonnant objet. Qu’il fût soumis à des lois, c’était probable ; on eût juste aimé les connaître. On peinait à se défaire de la crainte que l’équilibre fût provisoire, l’anarchie, latente, le calme, annonciateur d’un cataclysme.

Bref, la Savonnette se dérobait à toute saisie physique ou intellectuelle.

L’idée qu’on pût la faire fuir par des vues trop intéressées trouvait aisément accès et crédit auprès des villageois, surtout ceux qui n’avaient rien à gagner à son éloignement. L’affaire des projecteurs mit en lumière cette pomme de discorde.

Cela commença par une fantasmagorie. Un soir, peu de temps après le Déplacement, la Pierre soudain s’empourpra. L’effet était saisissant. Des témoins poussèrent des cris de ravissement ou de terreur. On se rappela qu’elle avait un peu fumé le matin. Aucun rapport : simplement, quelques Esthètes s’étaient amusés à bricoler en grand secret un dispositif d’éclairement pour valoriser le céleste joyau. Il serait illuminé plusieurs heures par nuit ; quatre couleurs alterneraient, cinq minutes chacune. Le principal concepteur, le fils Heuzé, avait devancé les essais, incapable d’attendre que la partie sonore du projet fût opérationnelle. Ses amis devaient le tancer d’avoir compromis leurs chances d’obtenir des décideurs subjugués autorisations et – yes ! – subventions.

Il faut dire que l’éclairage par projecteurs terrestres avait été envisagé puis rejeté (comme trop onéreux ou fauteur de nuisances) par lesdits décideurs, de toutes instances, quand il avait été question de la signalisation de la Pierre : on avait préféré les balises alimentées du sol. Le câble électrique s’étant trouvé arraché lors du déplacement, on reparla des projecteurs. Cependant les plus radicaux des Esthètes étaient pour qu’on s’abstînt d’éclairer leur idole. Heureusement, ils n’avaient pas eu connaissance des projets Luciole. Nous en reparlerons.

De pourpre, la Pierre avait viré au bleu. Elle passait à l’orange quand, surgissant on ne sait d’où, une femme et deux hommes, dont le danseur nu jadis intercepté (mais ce soir-là tout le monde était habillé), se ruèrent sur un des projecteurs et, à coups de pieds et de piquets arrachés aux clôtures, entreprirent de le détruire. Hélas ! la femme fut électrocutée. Elle ne survécut pas à ses brûlures.

Tenir cette chronique est quelquefois pénible.

L’esprit positif reprit le dessus. Les éclaireurs furent priés de ne pas recommencer, mais ils avaient ouvert la voie aux publicitaires, leur désignant un espace et même un support de première grandeur.

 

Planteur se regarda une dernière fois dans le miroir de son cabinet de toilette, passa les bretelles de son sac à dos et quitta son camping-car. Il en verrouilla la porte latérale, se rajusta devant la vitre, et prit la direction du village. Bientôt il tourna à droite, s’engagea sur un étroit chemin menant à un clos-masure où brillaient quelques lumières.

Autant de nuits le séparaient de la prochaine nouvelle lune.

Une sourde inquiétude lui palpait les tripes. Un moment, il fut tenté de renoncer. Mais il se hâta de plus belle. Et ses résolutions ?

Il s’empêcha de trop penser. Prendre ce qu’il y avait à prendre restait un excellent principe. Donner ce qu’on avait, aussi.

Il franchit le portail. Deux chiens accoururent. Il ne vit d’abord que le second, d’un blanc de neige. Le premier se confondait avec l’obscurité. Ils se pressèrent contre ses jambes, sans un aboiement, comme s’il eût été depuis longtemps leur familier, puis trottinèrent vers la maison. Là, le noir jappa brièvement, imité par le blanc. La porte s’ouvrit et le maître de céans parut sur le seuil.

– Bonsoir !

Roger répondit par un haussement de tête.

Planteur continuait d’avancer, la main tendue déjà, au risque de paraître impatient d’en finir avec les formalités, avec toute la soirée peut-être.

– Bonsoir, répondit enfin Roger en s’effaçant pour le laisser entrer.

Une fillette vêtue d’un pyjama Hello Kitty déboula dans ses jambes. Elle précédait Muriel souriante.

– Les chiens ont pas bronché, dit son mari en guise d’introduction.

– Ils savent se tenir, dit Muriel. Clémence, dis bonsoir !

Elle s’exécuta, arborant deux larges incisives entre deux emplacements vides, et s’enfuit.

Planteur tira de son sac les présents, qu’il distribua. À Roger la bouteille, à Muriel deux petits paquets, qui portaient létiquette dune célèbre librairie du Havre (La Galerne peut se passer de publicité).

– Pour Clémence, dit-il du plus mince.

– Clem ! cria sa mère. Viens voir ! Et ça, c’est pour moi ? C’est trop gentil.

Elle allait ôter l’emballage, quand les chiens, qui étaient restés dehors, se mirent à aboyer furieusement.

 

(À suivre.)

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