Beau temps pour la vermine, 44

Publié le par Louis Racine

Beau temps pour la vermine, 44Beau temps pour la vermine, 44

 

 

22.

Où les éboueurs reprennent le travail.

 

Abderrahman regardait ses doigts de pieds. Les plus beaux du monde, à en croire Clotilde. Elle avait dit ça, un matin. On était justement le matin. Elle avait dit ça, mais qu’est-ce qu’elle en savait si ses doigts de pieds étaient plus ou moins beaux que ceux des autres ? Maintenant, remarque, elle avait davantage d’éléments de comparaison. Sauf que les doigts de pieds de ses clients elle n’y avait peut-être pas fait attention, à supposer qu’elle les ait vus. Pourtant ça ne prête pas à conséquence, même, ça pouvait lui faire un dérivatif. Et puis, et puis il ne faut plus que je pense à tout ça.

        Quand la reverrait-il, Clotilde ? Bonne question. Il enfila une chaussette. Clotilde c’était ses yeux, sa vie. Il enfila l’autre chaussette, il ne faudrait pas oublier de les rendre à Gérard. Dis donc, Abderrahman, ça fait combien de temps que tu es obligé de porter les vêtements des autres ?

        Comme si elle pouvait l’aider à répondre, il se tourna vers la pendulette posée sur la tablette de sa chambrette. C’est quand même beau, une pendulette.

        Six heures et demie.

        Il chaussa les baskets de Gérard, se leva. Un peu mal au pied. Eh ! oui, la rééducation il ne l’avait pas faite. Il la ferait. Tant de choses à faire ! Tiens, par exemple, les Yaziri. Il les contacterait, il leur expliquerait. Il les remercierait.

        Quand ?

        Le Turc se retourna sur son banc. Il avait une belle pendulette de voyage mais un très vilain pantalon.

        Quand Abderrahman pourrait-il parler aux Yaziri ? Chaque fois qu’il pensait à eux, il voyait d’abord le poster. Preuve que c’était du travail de professionnel.

        Les fesses de Chantal. Tout un programme.

        Bander lui faisait mal dans son jean trop serré. Il se rassit. Finalement Chantal lui aurait peut-être donné une claque s’il n’avait pas su résister à la tentation. Peut-être qu’elle avait seulement voulu se moquer de lui. Cette pensée lui déforma la bouche. Mais non, il ne fallait pas mal juger les gens sous prétexte qu’il avait des ennuis.

        Et Ali ? Quand le reverrait-il ?

        Ça, ça le fit pleurer, parce qu’un jour il avait douté de lui. Un jour, Abderrahman ? Un seul ? Douter de son ami, de son seul ami, presque, ce n’est pas bien. Mais qu’attendre de bien de qui avait même douté de sa fiancée ? Et il pleurait comme un gamin.

        Il ne fallait pas rester comme ça. Il s’essuya les yeux sur un pan de sa chemise, se leva, marcha un peu, les mains dans les poches. Au bout des doigts de sa main droite, il sentit quelque chose de tout petit et de tout doux. C’était la gélule que lui avait donnée Paula l’autre soir. Brave Paula !

        Petit à petit, la vitre de la lucarne blanchissait. Le Turc se retourna. Sa braguette était toujours ouverte, personne n’avait osé le lui dire. Ou plutôt tout le monde s’en foutait.

        Abderrahman prit son paquet de Winston, le palpa. Il lui en restait deux. Après, la vie serait encore plus moche. Coincée sous l’emballage transparent, une pièce de cinq francs, tout son argent, luisait comme une petite lune. Allons, du courage. Il déchira lentement le papier brillant, tira une cigarette, la fit rouler entre le pouce et l’index, la renifla. Ça sentait bon. Dommage qu’il n’ait pas de feu. Il essayait de ne penser à rien, mais les souvenirs se bousculaient dans son crâne, une foule désordonnée d’images et de paroles, sur un rythme étrangement saccadé, comme s’il avait boxé contre sa mémoire.

        Ça lui rappela Vasseur. Un vrai méchant. Plus que méchant même. Un salaud. Il aimait cogner. C’était encore plus dur de le voir se retenir que d’encaisser ses coups. Mais le pire était à venir. L’interrogatoire (l’interview, comme disait Vasseur) commencerait à huit heures.

        Le Turc toussa dans son sommeil. Abderrahman se leva et s’approcha de la grille. Personne dans le couloir. Il lui vint des idées d’évasion.

        Non mais tu rêves, Abderrahman ?

        À tout hasard, il secoua un peu la grille. C’était du solide et du bien fermé.

        Le Turc se réveilla, regarda l’heure, se leva, étala un grand mouchoir par terre et s’agenouilla pour la prière. Tout ça sans se soucier le moins du monde d’Abderrahman. Tant pis, il ne lui dirait pas, pour la braguette.

        Un bruit de pas fit résonner le couloir. Un flic approchait. C’était plus fort que lui, Abderrahman rêva encore. Il attrapait le flic par le col, le plaquait le dos à la grille, lui prenait son flingue, et voilà !

        Le flic introduisit une clé dans la serrure.

        – Alors, Kaliki, bien dormi ?

        Il ne répondit pas. La grille était maintenant grande ouverte devant lui, et le flic semblait attendre quelque chose.

        – Allez.

        – Où ?

        – Allez, le commissaire vous attend.

        Tourné vers le mur, le Turc priait toujours. Abderrahman se désintéressa définitivement de lui et suivit le flic.

        Ils passèrent devant un bureau où un autre flic était assis et faisait des mots croisés. Il leva les yeux, salua son collègue et, d’un air étonné, croisa les deux poings au-dessus de son journal. L’autre secoua la tête.

        Ils gravirent le même escalier qu’après la poursuite sur le périphérique.

        – Il est matinal, le commissaire, dit Abderrahman comme ça, pour faire la conversation.

        – Ça vous dérange ?

        Bon, la conversation on s’en passerait.

        Le commissaire Larguier ne se ressemblait pas. Il était mal coiffé, blafard, et portait maintenant de grosses lunettes. Sa tête émergeait comme d’un col de clown des papiers qui s’empilaient sur son bureau. Il congédia le flic et fit asseoir Abderrahman.

        – Café ?

        – Comment ?

        Il haussa le ton, impatienté.

        – Du café. Caoua. Vous en voulez ?

        – Volontiers, merci.

        – Servez-vous.

        Dans un angle de la pièce, sur une petite table, il y avait une cafetière électrique, des tasses, des petites cuillères debout dans un verre, et du sucre enveloppé. Le commissaire, toujours assis, regarda Abderrahman se remplir une tasse.

        – Vous avez du sucre, si vous voulez.

        – Je n’en prends pas, merci.

        – Sportif, hein ?

        – Comment ?

        Le commissaire se leva, et comme l’autre fois se mit à arpenter son bureau à grandes enjambées.

        – Écoutez, Khaliqui, ne faites pas l’imbécile, je sais tout de vous. Tout, de A à Z. Comment va votre malléole externe ?

        – Hein ?

        – Vous voyez bien.

 

(À suivre.)

Précédemment :

Chapitre 1er

Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres.

Chapitre 2

Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive.

 Chapitre 3

Où les sauveurs deviennent persécuteurs.

Chapitre 4

Où les issues deviennent des impasses, et inversement.

Chapitre 5

Où Abderrahman se reçoit mal.

Chapitre 6

Où Abderrahman est bien reçu.

Chapitre 7

Où Abderrahman change de résidence.

Chapitre 8

Où la température monte de quelques degrés.

Chapitre 9

Où Abderrahman fait l’expérience du vide.

Chapitre 10

Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde.

Chapitre 11

Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique.

Chapitre 12

Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture.

Chapitre 13

Où Abderrahman se lève tard.

Chapitre 14

Où Abderrahman se lève tôt.

Chapitre 15

Où Abderrahman rencontre un nouvel allié, et un nouvel obstacle.

Chapitre 16

Où Abderrahman pratique en rêve un sport inédit.

Chapitre 17

Où l’on fait la connaissance du grand Albert.

Chapitre 18

Où se commettent des excès de vitesse.

Chapitre 19

Où se produisent d’émouvantes retrouvailles, et d’autres qui le sont moins.

Chapitre 20

Où Abderrahman regarde par un trou de serrure.

Chapitre 21

Où l’on va de surprise en surprise.

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