Beau temps pour la vermine, 32

Publié le par Louis Racine

Beau temps pour la vermine, 32Beau temps pour la vermine, 32

 

 

17.

Où l’on fait la connaissance du grand Albert.

 

Abderrahman fut réveillé de bonne heure par le piaillement des oiseaux du square, mais ses copains étaient déjà levés. Gérard faisait le café dans la cuisine, et Paula était descendue. Elle revint avec des journaux.

        Ils se les répartirent, un par personne. Abderrahman prit Libération. À la une, en lettres énormes, ce titre : Paris pue. La même semaine, Le Canard enchaîné avait titré L’ordure règne à Paris. Le prestige de la capitale, assurément, en avait pris un coup, et la fréquentation touristique. Mais d’après L’Humanité, le nettoyage commencerait le lendemain. « Demain, on rase gratis », soupira Gérard. Cela fit ricaner Abderrahman, quoiqu’il n’ait pas vraiment saisi.

        Ils trouvèrent à peu près en même temps ce qu’ils cherchaient. C’est Libé qui consacrait le plus de lignes à la nouvelle. Le corps d’un homme tué par balles avait été découvert samedi après-midi dans la cour d’un immeuble du dix-neuvième arrondissement. Il semblait avoir été défenestré d’un étage élevé mais les locataires des appartements concernés étaient tous absents au moment de la découverte. Les balles, tirées par une arme de gros calibre, avaient défiguré la victime, que rien ne permettait d’identifier. Il s’agissait d’un homme jeune, probablement d’origine maghrébine. Or plusieurs des appartements donnant sur la cour étaient occupés par des Maghrébins. Il se pouvait aussi que le meurtre et même la chute se soient produits ailleurs et que le corps ait été transporté là après coup. Ce qui paraissait certain, c’était que la mort était antérieure à la chute. Enfin, les journalistes rappelaient l’accident récemment survenu à Lahcen Zaki, et Le Parisien suggérait plus qu’un lointain rapport entre les deux affaires, puisque, selon ce quotidien, les policiers avaient la conviction que le cadavre était celui d’Abderrahman Khaliqui, le trafiquant de drogue qu’ils recherchaient pour le meurtre du patron du Canari.

        Gérard baissa son journal.

        – Vous avez vu ça ? Ils prennent la victime pour Abder !

        – Montre, dit Paula.

        Abderrahman réfléchissait. Les Yaziri ne tarderaient plus à rentrer – si ce n’était déjà fait –, Samir retournant bosser le lendemain. S’ils apprenaient la nouvelle de sa mort, par Le Parisien ou par une autre voie, elle les étonnerait, mais ils la croiraient, bien que dans l’article il ne soit pas question de pied plâtré. Ils penseraient qu’il s’était débarrassé de son plâtre, ou ils ne feraient même pas attention à ce détail.

        Un qui risquait de se laisser avoir lui aussi, c’était Ali. Heureusement, les Plonquitte pourraient le rassurer. Au fait, comment Théo s’en était-il sorti ? Il se rendait compte que ça faisait plus de deux jours qu’il l’avait quitté. Quel comédien ce Théo ! Et tiens, il était justement en train de lire Libé.

        Il voulut se verser un deuxième bol de café. Sa main rencontra celle de Paula. Il leva les yeux vers elle. Elle faisait une drôle de tête.

        – Tu en reprends ? lui demanda-t-il.

        – Juste une goutte.

         Et à ce moment-là elle éclata en sanglots, se leva et quitta la cuisine.

        – Qu’est-ce qu’elle a ?

        Gérard balança ses longs bras maigres et se mit à tripoter des miettes sur la table.

        – Elle est triste à cause de sa copine Mériem.

        – Je comprends, dit Abderrahman qui éprouvait subitement comme de la honte.

        – À cause de toi aussi sans doute, continua Gérard. Elle se fait du souci. Alors, là-dessus, ce con de journaliste qui annonce ta mort à cause de ces cons de flics, c’est trop.

        À son tour il se leva et sortit. Abderrahman se retrouva seul devant les trois journaux mal repliés, les miettes de baguette, les bols marqués toi et moi et rien du tout, et il eut envie de pleurer lui aussi, mais pour des raisons nouvelles. C’est qu’il s’apercevait qu’on l’aimait, que non seulement les Plonquitte ou Ali, mais même des gens qu’il ne connaissait que depuis quelques jours avaient déjà beaucoup fait pour lui, sans qu’il ait toujours pensé à les remercier, comme s’il avait eu des moments de distraction. Il se les pardonnait difficilement, parce que l’alcool en était parfois la cause, et bien qu’il comprenne que cette indifférence avait ses racines dans le dégoût profond que lui inspirait l’humanité depuis qu’un jour qu’il courait sur les remparts d’El Jadida un gamin lui avait crié que son père était un fils de pute algérienne.

        Mais peut-être qu’il fallait oublier tout ça.

        Il rejoignit Gérard et Paula dans le salon. Ils discutaient tous les deux devant la baie vitrée. À son entrée, ils se turent, puis Gérard se tourna vers lui.

        – On parlait de Clotilde.

        Ainsi, même hors de sa présence, ils se consacraient à son problème.

        – Qu’est-ce que je fais, reprit Gérard, j’appelle Albert ?

        – Inutile, dit Paula. Clotilde ne pourra pas les suivre.

        – Et si Albert la porte ?

        – Il est peut-être très fort, mais je ne le vois pas remonter sur le toit du garage avec Clotilde dans les bras.

        – Abderrahman sera là pour l’aider.

        – Oui, dit Abderrahman.

        – Mais même à deux, dit Paula. Et puis il y a cette verrière. Non, c’est infaisable. Ou alors... Attendez. J’ai une autre idée.

        Paula s’assit sur la banquette dépliée, parmi les draps qu’elle avait froissés dans son sommeil. Elle eut un petit rire.

        – Ça va vous paraître con, mon truc.

        – Dis toujours.

        – Allez, Paula, dit Abderrahman.

        – Vous savez que parmi ceux qui fréquentent les putes il y en a qui aiment bien amener leur nana. Ou des nanas qui aiment bien accompagner leur mec quand il va voir les putes.

        – Ah ? dit Abderrahman.

        – Dans quel monde vivons-nous ? ironisa Gérard. Laisse-moi deviner. Tu voudrais... (il prit un air diabolique) procéder à une substitution, comme au théâtre ?

        – Attends la fin, tu critiqueras après.

        – Comme pour tes romans, quoi.

        – Mais il est idiot ce type. Tu m’écoutes, ou tu t’en fous ?

        Gérard s’assit â côté d’elle, symétriquement à Abderrahman. Tous trois allumèrent une cigarette.

        – Donc, dit Paula. Je me trouve des lunettes noires, une superbe perruque blonde platinée, des vêtements bien voyants, avec une veste à grand col ou à capuche, genre mon duffle-coat rouge, et Albert et moi on joue le couple lubrique. On se pointe là-bas sur le coup de trois heures, quand Clotilde commence, on monte avec elle, on entre dans la chambre désaffectée, je file la perruque, les lunettes et les fringues à Clotilde, qui ressort dix minutes plus tard avec Albert. Pendant ce temps-là, Abderrahman et moi, on se tire par derrière, jusqu’à la voiture, où tu nous attends.

        Abderrahman siffla d’admiration. Quel talent ! Il avait pu suivre l’histoire exactement comme au cinéma, et pourtant il ignorait ce qu’était précisément un duffle-coat.

        – Ah ! ça, c’est un plan excellent. Très bon, même. Ça devrait marcher.

        – Ne nous emballons pas, dit Gérard. Il y a sûrement là une idée à creuser. Mais avons-nous bien pesé tous les risques ?

        Ce qui était sa manière à lui d’approuver sans réserve.

        Albert lui aussi accepta d’emblée. Quand Abderrahman le vit arriver, il sut tout de suite que c’était lui. Un beau grand type avec une gueule de cow-boy et un sac en plastique à la main.

        – Le voilà, cria-t-il en passant la tête dans le salon.

        Les autres le rejoignirent, et, penchés au balcon, ils firent bonjour à Albert. Abderrahman était très excité.

        – Salut mon vieux ! dit Gérard en ouvrant la porte.

        – Salut les tourtereaux ! Tiens, je vous ai apporté les nouvelles.

        Il serrait les mains, tout en exhibant une feuille de papier pliée en quatre.

        – On a lu les journaux, dit Gérard.

        – Mais ça, vous ne l’avez sûrement pas eu, ça vient de sortir. C’est une dépêche qui est tombée juste comme je partais.

        – La grève des poubelles continue ? dit Gérard.

        Il cessa de rigoler en lisant.

 

(À suivre.)

Précédemment :

Chapitre 1er

Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres.

Chapitre 2

Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive.

 Chapitre 3

Où les sauveurs deviennent persécuteurs.

Chapitre 4

Où les issues deviennent des impasses, et inversement.

Chapitre 5

Où Abderrahman se reçoit mal.

Chapitre 6

Où Abderrahman est bien reçu.

Chapitre 7

Où Abderrahman change de résidence.

Chapitre 8

Où la température monte de quelques degrés.

Chapitre 9

Où Abderrahman fait l’expérience du vide.

Chapitre 10

Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde.

Chapitre 11

Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique.

Chapitre 12

Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture.

Chapitre 13

Où Abderrahman se lève tard.

Chapitre 14

Où Abderrahman se lève tôt.

Chapitre 15

Où Abderrahman rencontre un nouvel allié, et un nouvel obstacle.

Chapitre 16

Où Abderrahman pratique en rêve un sport inédit.

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