Beau temps pour la vermine, 47
23.
Où Abderrahman passe le premier la ligne d’arrivée.
Ali le serra sur son cœur.
– Abderrahman, mon frère, viens partager mon petit-déjeuner.
Il l’entraîna vers une petite table dans un angle de la terrasse fermée. De là, on voyait toute l’avenue. Sur la table il y avait Libé, une grande tasse vide entourée de miettes, et un cendrier où fumait un mégot mal éteint. Abderrahman y alluma sa cigarette. Il en tira une longue bouffée. Elle avait le goût des retrouvailles.
– Abderrahman ! Je suis bien content.
– Moi aussi, Ali. Qu’est-ce que tu fais là ?
– Pardi ! Je t’attendais. On m’a dit que tu avais passé la nuit dans ce commissariat. Clotilde serait bien venue t’attendre avec moi, mais je le lui ai interdit. Il lui faut avant tout du repos. Beaucoup, beaucoup de repos. Finalement elle m’a obéi et elle est allée dormir chez ses frères. C’était plus sage. D’autant que, pour te dire la vérité, je n’espérais pas te voir sortir si tôt.
Son sourire s’élargit.
– Tu n’as pas trop mauvaise mine.
– C’est les claques.
– Ils t’ont frappé ?
– Un peu, pour me faire parler. Mais je n’avais rien à leur dire. Alors tu vois, ils m’ont mis à la porte.
– Tu es libre, quoi. Libre comme le perdreau à l’ouverture de la chasse. Et les chasseurs ne manquent pas.
– Exactement, Ali.
– Tu vas me faire le plaisir de reprendre des forces. Pour commencer, je t’offre un grand café au lait avec des croissants.
Abderrahman sourit, bien que l’idée même de manger lui soit douloureuse.
– Merci.
Il ne savait comment aborder le sujet qui le préoccupait le plus maintenant que Clotilde était à l’abri.
– Et toi, Ali ?
– J’ai eu de la chance. Figure-toi qu’on a essayé de m’attirer dans un piège. Tu te rappelles que je devais aller chercher un parent à la gare de l’Est ? En fait de parent, ce sont des voyous qui m’attendaient. Heureusement j’en ai reconnu un de loin, et j’ai eu le temps de me carapater. Tu aurais vu cette poursuite dans le métro, mon frère ! J’ai traversé les voies.
– Non ?
Ali ôta ses lunettes et ses yeux rigolèrent.
– Quelle imprudence, hein ? Les gens me regardaient comme une bête curieuse. Enfin j’ai réussi à échapper à mes poursuivants, mais j’ai dû me cacher, et je n’étais pas là pour te prêter main forte dans les circonstances que tu sais. Mais dis-moi, toi aussi tu as eu de la chance avec ce Belqadi, là. Un fils de bonne famille, à ce qu’il paraît. Au dernier moment il a eu honte du rôle qu’on lui faisait jouer.
– C’est sûrement ça, Ali.
– J’espère qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux.
– Moi aussi, Ali, j’espère que Vasseur le laissera tranquille.
– Ah ! c’était Vasseur. Tiens, à propos.
Il lui montra dans le journal un article intitulé Overdose. Ça parlait de l’autopsie pratiquée sur Zaki. Il y avait aussi un entrefilet consacré à la poursuite sur le périphérique. On faisait seulement état d’une fusillade entre les occupants de plusieurs voitures rapides. Le propriétaire de l’une d’elles avait porté plainte.
Abderrahman feuilleta machinalement le journal avant de le rendre à Ali. Ses yeux cueillirent le nom de Casablanca. C’était le titre d’un film qui passait à la télé.
Ils continuèrent à causer pendant qu’Abderrahman se restaurait. Le café au lait lui fit du bien, mais le croissant ne passait pas. Puis les deux hommes se levèrent et sortirent.
La place était transfigurée. Les éboueurs l’avaient entièrement nettoyée, et un air neuf continuait à balayer les trottoirs trempés, comme un gamin espiègle. Il faisait un peu moins frais maintenant. Le soleil dominait largement le toit des plus hauts immeubles.
Ils se mirent en marche vers la station de métro.
Une camionnette stationnait le long du trottoir. Son moteur tournait au ralenti.
– Faudra faire attention, dit Abderrahman comme ils arrivaient à sa hauteur.
Il aurait été incapable d’expliquer pourquoi il avait sorti ça à ce moment-là.
Ali approuva :
– Tu as raison. Il faudra faire attention.
Quand Abderrahman vit que la portière latérale était ouverte, il n’eut que le temps d’attraper le bras de son fidèle ami.
Ils tombèrent en même temps, sur le trottoir noir d’eau. Ali prononça quelques mots à la gloire de Dieu. Abderrahman était mort avant d’entendre la première détonation. Il ne sut même pas qu’il avait coiffé son ami au poteau.
Précédemment :
Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres. |
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Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive. |
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Où les sauveurs deviennent persécuteurs. |
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Où les issues deviennent des impasses, et inversement. |
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Où Abderrahman se reçoit mal. |
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Où Abderrahman est bien reçu. |
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Où Abderrahman change de résidence. |
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Où la température monte de quelques degrés. |
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Où Abderrahman fait l’expérience du vide. |
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Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde. |
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Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique. |
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Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture. |
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Où Abderrahman se lève tard. |
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Où Abderrahman se lève tôt. |
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Où Abderrahman rencontre un nouvel allié, et un nouvel obstacle. |
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Où Abderrahman pratique en rêve un sport inédit. |
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Où l’on fait la connaissance du grand Albert. |
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Où se commettent des excès de vitesse. |
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Où se produisent d’émouvantes retrouvailles, et d’autres qui le sont moins. |
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Où Abderrahman regarde par un trou de serrure. |
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Où l’on va de surprise en surprise. |
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Où les éboueurs reprennent le travail. |