Beau temps pour la vermine, 42
21.
Où l’on va de surprise en surprise.
– OÙ on va ? demanda Paula.
– Au restaurant, dit Gérard. C’est l’heure de dîner, non ? Je vous invite. Vous n’avez rien contre la cuisine antillaise ?
Clotilde rit, mais pas Abderrahman. Il allait encore devoir se justifier.
– Abder fera bien un petit effort, dit Clotilde.
– Comment ? dit Gérard. Un Marocain qui n’aime pas les épices ?
Il pouvait y aller, il avait tout entendu. Néanmoins, pour complaire à leur hôte, il voulut bien préciser une fois de plus : les épices ça ne veut pas dire le piment ; la cuisine marocaine est épicée, mais pas spécialement relevée ; les Tunisiens, eux... Mais personne ne l’écoutait. Abderrahman, tu es un incompris.
Un incompris rayonnant de bonheur. Avec Clotilde, il serait bien n’importe où, et il pourrait bien bouffer n’importe quoi, presque. Pas besoin d’effort pour ça. En revanche il en aurait un gros, un très gros à fournir pour supporter la présence des autres, pour patienter jusqu’au moment où ils seraient enfin seuls tous les deux.
– Fais gaffe, dit Clotilde, les restos antillais de Paris je les connais tous. Tu n’as pas intérêt à te tromper.
– On verra, dit Gérard.
Il quitta le périph’ à la porte de Pantin. Abderrahman et Clotilde se serraient l’un contre l’autre. La nuit tombait. Ils se caressaient les genoux. Plus que quelques heures à attendre et ils fêteraient leurs retrouvailles dans l’intimité. À en juger par ce qu’ils se faisaient déjà avec les yeux, ce serait caniculaire.
– Et voilà, dit Gérard. Tu le connaissais celui-là ?
– Bien sûr, mentit Clotilde.
Elle mentait si bien qu’on en aurait redemandé.
Il n’en fut pas besoin.
– Je peux te réciter la carte dans tous les sens, en français et en créole. Et pour le même prix je te donne le plat du jour. Voyons, on est lundi ? Colombo de poulet.
Elle ne se trompait que sur l’animal. C’était du porc.
– J’ai quand même bon au colombo, rigola-t-elle en regardant la carte.
– De toute façon faut plus me parler de poulet, dit Gérard.
– Comme c’est drôle, dit Paula.
Ils entrèrent. La salle était minuscule et surpeuplée. Rien de tel pour se sentir revivre, hein, Abderrahman ? Il serrait contre la sienne la taille de Clotilde, à cause de l’affluence. Les deux tailles ensemble faisaient un beau numéro entre les tables. Et Abderrahman éprouva cette sensation délicieuse d’être entouré d’amis. Il ne l’avait jamais dit à Ali, jamais il n’aurait osé, mais ces Noirs il les fréquentait avec plus de plaisir que ses frères marocains. Parmi eux il goûtait plus profondément la joie de vivre, comment aurait-il pu expliquer ça à Ali ? Parmi ces gens différents de lui mais surtout des autres, il avait découvert les vertus de la différence. Au début, quand on le questionnait sur sa liaison avec Clotilde (alors, comme ça, lui, un bougnoul, et elle, une négresse...), il ne répondait rien. Parce qu’il ne savait pas ! Mais maintenant il n’attendait même pas la question. On va faire plein d’enfants, disait-il, qui iront bouffer les vôtres, c’est peut-être pour ça que vous n’en faites pas. Enfin, il avait dit ça une fois, mais la bonne femme était vraiment stupide.
Bref, c’était d’autres autres qui lui avaient appris son altérité. Une phrase de Clotilde. Il s’était empressé de la retenir. S’il ne devait avoir compris qu’une chose dans sa vie, il aurait aimé que ce soit ça. Tu comprends cette phrase, et tu es illuminé à l’intérieur. Pourtant, ce ne sont que des mots. Mystère !
Ils ne choisirent pas leur table. Ils prirent la plus libre. Au fond de la salle, sur une estrade, des instruments de musique s’ennuyaient. Il faisait lourd. Clotilde était éblouissante de beauté.
Un garçon décontracté nota mentalement leur commande. Heureusement il y avait autre chose que du porc.
– Et surtout, termina Abderrahman, beaucoup de pain et d’eau pour éteindre l’incendie.
Les hostilités commencèrent dès l’apéritif, sous la forme de petits beignets de poisson pimentés. Alors, Abderrahman, cette joie de vivre ? Mais il ne s’en départait pas, et jouissait du parfum de Clotilde et de Paula se mêlant voluptueusement à celui des beignets et du punch. La compagnie des femmes est bien agréable.
Certes, il éprouva quelque honte et un peu d’appréhension à l’idée qu’il faudrait dire à Clotilde qu’il l’avait trompée avec Paula, mais il réussit à se débarrasser de ces sentiments malvenus en vidant d’un seul coup le reste de son tafia suc. De toute façon, on parlait pour le moment de choses beaucoup plus sérieuses.
– Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, disait Clotilde, c’est cette véranda. J’avais très forte à l’esprit l’image d’un canapé rouge dans une cage de verre, je croyais que c’était un phantasme dû à la drogue, enfin je ne savais pas, pendant cinq jours j’ai été en permanence dans un état second. Mais tout à l’heure, au milieu de tout ce verre, la vision est revenue : un canapé rouge, recouvert d’un tissu très doux.
– C’est donc dans cette maison qu’ils t’ont d’abord séquestrée ? dit Paula.
– J’en suis sûre. Mais vraiment sûre, tu vois ?
– Comment ils ont fait pour t’enlever ?
– Un type a téléphoné en disant qu’Abder avait eu un malaise dans un café. Je me suis précipitée là-bas, c’était vers Pigalle. Je me rappelle être entrée comme une folle dans le café, et à partir de là, plus rien. Ou plutôt... le cauchemar.
On n’entendit pas nettement ce dernier mot, parce qu’elle l’avait prononcé en baissant la tête. Ils se turent, cependant qu’en lui-même Abderrahman hurlait de rage au spectacle de ce dos secoué de sanglots silencieux. Il serra Clotilde contre lui, sentit sur sa poitrine la chaleur de ses larmes.
Alors il se rappela ce qu’il avait cru pouvoir oublier en l’enfouissant au plus profond de sa mémoire, et que ces pleurs venaient d’en faire sortir comme une mauvaise herbe, comme la pire de toutes.
Il revit très exactement le visage de Paula quand elle lui avait parlé de ce que vivrait Clotilde après sa libération. Le sevrage serait difficile. Elle-même avait eu beaucoup de mal à se désintoxiquer. Il se rappelait une phrase : « Le trottoir, ça va encore quand tu as les pieds sur terre. » Et une autre : « J’aurais préféré être tenue par un mac que par ça. » Il se souvenait qu’il avait eu peur, et qu’il avait décidé de ne plus penser à ces choses. On verrait bien. D’abord, Clotilde n’était pas seule. Il ferait tout son possible pour l’aider. Il savait aussi qu’il pouvait compter sur Paula, elle lui avait même promis de lui passer des médicaments. Et puis pour l’instant tout allait bien. D’accord, c’était conforme aux prédictions de Paula, qui avait parlé d’une accalmie temporaire, mais pourquoi ça n’aurait pas duré ?
Maintenant la peur revenait, mêlée d’une colère bien plus violente que celle qui l’avait d’abord animé quand il pensait à ce que Clotilde avait été obligée de faire comme prostituée. Il comprenait que ce qu’elle risquait de rester toute sa vie ce n’était pas une pute, mais une droguée. Et il lui fallut vraiment beaucoup de force pour chasser de son esprit ces lourds nuages noirs qui lui cachaient son soleil.
Précédemment :
Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres. |
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Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive. |
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Où les sauveurs deviennent persécuteurs. |
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Où les issues deviennent des impasses, et inversement. |
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Où Abderrahman se reçoit mal. |
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Où Abderrahman est bien reçu. |
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Où Abderrahman change de résidence. |
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Où la température monte de quelques degrés. |
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Où Abderrahman fait l’expérience du vide. |
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Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde. |
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Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique. |
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Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture. |
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Où Abderrahman se lève tard. |
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Où Abderrahman se lève tôt. |
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Où Abderrahman rencontre un nouvel allié, et un nouvel obstacle. |
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Où Abderrahman pratique en rêve un sport inédit. |
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Où l’on fait la connaissance du grand Albert. |
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Où se commettent des excès de vitesse. |
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Où se produisent d’émouvantes retrouvailles, et d’autres qui le sont moins. |
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Où Abderrahman regarde par un trou de serrure. |