Jadis éternel, 17

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 17

Il y avait là de quoi me troubler. C’était la première fois que mon père m’écrivait. Ce devait être aussi la dernière. Cela eût pu suffire à rendre cette lettre inoubliable. Mais à cette singularité s’en ajoutaient de plus curieuses encore. Le lecteur en a repéré quelques-unes. Les autres risqueraient de lui échapper si certaines précisions ne lui étaient pas données. Les voici.

Ordinairement, mon père me vouvoyait, comme ses autres enfants, dont il entendait qu’ils en usassent de même avec lui. Pourquoi était-il passé au tutoiement en même temps qu’à l’écriture ?

Il s’exprimait si mal d’habitude que nous avions renoncé au langage dans nos échanges (moments de prétendue communication dont nous nous serions bien passés, si c’eût été possible, hélas !), préférant en général gestes, schémas ou croquis, saynètes dessinées, éventuellement rébus, non pour former des phrases complexes, qu’il n’eût pas comprises, mais pour figurer les éléments d’un discours dont la syntaxe, très sommaire, était assurée par leur disposition et par le recours à un petit lot de symboles transparents.

Aussi la qualité rédactionnelle de cette lettre me surprit-elle. Passé l’ouverture, typiquement paternelle (personne d’autre n’eût employé la locution « ta vision » pour dire « tu peux voir comme » ou « rends-toi compte »), le style s’améliore, atteint un sommet : « considère notre inimitié comme un gage de ma franchise ». Après, ça se gâte de nouveau.

Pourquoi ces variations ? Mon père s’était-il fait aider ? Si oui, pourquoi dans certains passages seulement ? Avait-il pillé au petit bonheur des ouvrages qu’il avait en mémoire ou sous la main ? Son Calepino était-il incomplet ?

Pourquoi orthographiait-il le mot bibliothèque de deux manières différentes ? Notez à ce propos que le volume dont il prétendait avoir accru notre fonds demeura introuvable. Du reste personne, à ce quil sembla, navait eu connaissance dun tel don. Se pouvait-il que sa lettre fût codée ? Qu’il eût cherché à me mettre en garde contre un autre adversaire – que l’on dût alors supposer plus dangereux et plus puissant que lui, vu les précautions qu’il prenait ? Mais pourquoi m’eût-il ainsi voulu du bien ?

Ces mystères fournissaient une nourriture de choix à mon ardente imagination. Ravi de l’aubaine, je spéculais sur mes chances de démentir la prophétie paternelle et de mettre la main sur le livre du prince Capu, après m’être assuré à nouveau la complicité de la princesse, non cette fois en exerçant sur elle une influence que je craignais d’avoir perdue sous la torture, mais en la séduisant par mon verbe ; tant le jugement de Zak m’avait étourdi sur mes capacités oratoires.

Cependant, n’étais-je pas une fois de plus victime de mon ingénuité ? Ma réaction n'était-elle pas justement celle qu'avait escomptée mon père ? Comment ignorer ses talents de manipulateur après les lui avoir si souvent vu mettre à profit et les avoir indirectement subis ?

Demande-toi c’est qui qui te trahit. On eût dit qu’il employait à dessein la langue du rez-de-chaussée pour mieux m’intriguer, me déstabiliser peut-être.

Mais, de tous les signaux que captait mon attention, celui-ci surtout me faisait trembler : mon père mentionnait explicitement un volet secret de mon plan, parlait de marcellerie quand, dans Finir, j’avais bien pris soin de rester vague quant aux moyens à mettre en œuvre pour écarter les Bulgares de ma route. Comment avait-il pu me deviner ?

La seule hypothèse plausible était que Marcel le tenait régulièrement informé de mes pensées. Ce n’était pas la première fois que me venaient des soupçons concernant la loyauté de mon compagnon, mais ils avaient tant gagné en acuité et en précision quils me firent redouter de devoir me débarrasser d’un précieux auxiliaire. Et, indépendamment de l’attachement que l’on peut concevoir pour son Marcel (on doit aux frères Qaamaneq d’avoir plus tard publié à ce sujet des pages où la sagacité le dispute à la sensibilité), ce serait là une perte énorme. Avec lui m’échapperaient définitivement toutes les données qu’il avait pu accumuler sur moi et sur mes activités depuis des lustres, comme il eût dit lui-même.

Qui me trahissait, cela me paraisait donc évident. Mais mon père n’avait aucun intérêt à se dévoiler ainsi. Il avait dû vouloir me signifier autre chose. Comme Finir mettait ouvertement en cause les séquences de Hua et portait contre celui-ci de graves accusations, dont celle de n’être pas étranger au phénomène du brouillage, il ne pouvait s’agir de m’ouvrir les yeux sur les agissements du préparateur. Alors quoi ?

À force de tourner et de retourner ces questions dans ma pauvre cervelle, je ne dormais plus du tout. Aussi, quand me parvint mon ordre d’exil, fut-ce pour moi un soulagement. Mais seule une intelligence bien lasse ou bien émoussée pouvait se satisfaire d’une telle conclusion. De fait, le problème demeurait entier. Si mon père avait simplement voulu me punir, il n’avait nul besoin, sa décision prise, d’en faire précéder l’annonce d’une mise en garde énigmatique. Il fallait donc que le verdict ne dépendît pas de lui, ou qu’il s’harmonisât avec l’esprit général de sa lettre.

Dans le premier cas, mon père avouait ne pas jouir au sein de l’Administration de l’influence que tout le monde croyait, moi le premier. Mais qui donc, à part Hua, dont on vient de voir qu’il n’était pas pour moi un adversaire insoupçonné, avait pu conquérir un pouvoir supérieur au sien ? Et pourquoi mon père ne le désignait-il pas clairement ? Se pouvait-il qu’il ignorât qui le dominait ?

Dans le second cas, cet exil était bel et bien l’effet d’une décision paternelle, mais celle-ci visait à me protéger.

Cette explication paraîtra sans doute aller de soi. En réalité, la concevoir – et encore, de façon embryonnaire – m’a pris des lunes.

Puis, petit à petit, au cours de mes promenades, s’est élaboré un scénario vraisemblable. Me le faire confirmer me fut longtemps impossible. C’est beaucoup plus tard, à Brisbane, que Zak en personne – qui, sinon lui ? – me procura un contentement indicible en répondant par l’affirmative à cette question : s’était-il entendu avec mon père pour organiser ma condamnation et me soustraire ainsi à la menace de notre ennemi à tous ?

Le matin de mon départ, il faisait un temps splendide. Le ciel d’un rouge profond me rappelait mon enterrement. Tout le personnel de la bibliothèque, augmenté de badauds et de personnages officiels, s’était massé sur le rivage pour me voir partir. L’atmosphère vibrait d’une tension particulière. Des gens pleuraient, Irini surtout. Le prince en habit de cérémonie, la princesse nue sous sa blouse retenaient mal leurs rires. L’intermède d’un maga qui, surgi on ne sait d’où, essoufflé, affolé, eut à peine le temps de nous crier d’arrêter avant de s’effondrer sur les galets déchaîna leur hilarité tout en achevant de me consterner. Et, tandis que la barque d’infamie appareillait, il me semblait voir sombrer la notion même d’avenir.

 

(À suivre.)

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Publié dans Jadis éternel

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T
Comme quoi même en plein délire on peut susciter l'émotion.
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A
"Pourquoi orthographiait-il le mot bibliothèque de deux manières différentes ?"<br /> Je ris !
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