Jadis éternel, 16

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 16

N’eût été cette brûlure à la base du crâne, j’eusse pensé à un faux. D’abord mon père, à ma connaissance, ne savait pas écrire. Il fallait qu’il eût appris tout récemment, depuis mon enterrement à Hjerkinn. Eh bien ! me dis-je, quelle affaire ? N’es-tu pas toi-même jeune apprenti ? Si, dans des conditions difficiles, avec toutes les responsabilités qu’implique la direction d’une bibliothèque, tu es parvenu à acquérir cette science, pourquoi ton père n’y eût-il pas réussi ? Tu as bénéficié d’une aide précieuse en la personne d’Irini (à qui je ne rendrai jamais suffisamment hommage) ; mais ton père n’était-il pas entouré de toute une clique de subordonnés compétents et serviables, surtout à l’endroit d’un membre aussi influent de l’Administration ? Tu étais motivé par la perspective d’une découverte exceptionnelle, mais quelles raisons avais-tu de douter que ton père eût les siennes pour te rejoindre sur les bancs de l’école ? Tu étais jeune mais lui aussi, éternellement. À la rubrique « âge du père » de la fiche de renseignements que tu eus à remplir à ta prise de fonction à Kanagawa, n’as-tu pas dicté en réponse « quelques milliers d’années », tout en prenant conscience qu’il faisait un bien fringant vieillard, à peine plus décati physiquement que toi, ce qui n’indiquait pas une grande diminution de ses facultés d’acquisition ?

Mais ce qui était le plus étonnant, c’est le message lui-même. En voici l’exacte copie. J’ai l’original sous les yeux tout en écrivant, et, même si je suis en mesure aujourd’hui d’en comprendre certaines bizarreries, l’ensemble continue de me mettre mal à l’aise. Je laisse le lecteur prendre connaissance de cette missive, la première et la dernière que ce père eût jamais adressée à son fils, et deviner quels sentiments elle suscita en moi à l’époque.

La nuque endolorie encore de l’annonce, voici ce que je lus :

Fiston,

Ta vision je lecture écriture appris tout ça pour te admonester. Vertement, comme tu le mérites. Merci au passage Kalepino, meilleur professeur. Dommage vivre dans un cul-de-basse-fosse. Finir ses jours tu parles ; je pas les finis moi merde.

Oh rigole pas tu as cherché. Me flouer. Me moquer. Tu as cru tu pouvais jouer au kon avec TU LUI DOIS TOUT. IL TE DOIT RIEN c’est-à-dire ton papa. Jouer au kon le plus beau des jeux. Tu parles.

VIVRE ? VIS DONC, PAUVRE PETIT. Tu verras qu’est-ce que ça fait. La condition humaine. Comme ils appellent.

Pourtant d’accord je étais (verbe être, imparfait) pas de problème : autorisation de mourir : modalités doivent recevoir approbation Adm.

Mais non, pas admirable. Crétin.

Maintenant tu peux crever pour crever. Salopard. JE SAIS TOUT.

Rapport 729. Échange identités avec sa concubine pendant présentation. Pile à l’ouverture des clapets. Origine de microfissures PAPA EST AGACÉ.

Mon salaud une veine de cocu que tu as eue là. Note accord participe. Merci Kalepino. ET MERCI PAPA ? COMMENT ? J’AI RIEN ENTENDU.

Qui écourta ton séjour à Hjerkinn ? Qui te fit nommer directeur de la bibliothek de Kanagawa ? Au passage, bravo fiston. Pour ton professionnalisme. Digne fils de ton père.

C’est qui qui t’a appris à lire ? Irini elle était à moi, je me servais d’elle pour espionner la Toupie, regarde derrière son oreille droite tu verras la petite marque.

Comme tu es intelligent, crétin, tu as compris.

Il appert que tu te rendis secrètement de nuit chez le prince B-R-P-M#4W§§§ pour te approprier son exemplaire de [code]..s5Fhh#TA5VTI72#

PAS QUESTION.

Rapport 754. Rapport 755. Objet : sévices subis par le malfaiteur. C’EST BIEN FAIT.

Salopiaud tu es un jouet entre mes mains.

Rapport 749. Mission accomplie.

Ta vision tu es tombé dans un piège. Tout était arrangé. Le coup du bouquin. Tes études de lettres qui te permettent aujourd’hui de lire ce message.

JAMAIS TU NE SAURAS CE QUE CONTIENT CE LIVRE.

C’est pas un bel alexandrin, ça, fils de ton père ?

J’apprends que tu as rédigé un pamphlet, là. Ce Finir, là, on ne parle que de ça au rez-de-chaussée.

Je sens venir des temps de grande incertitude.

Tu as mis tout le monde dans ta poche. Tu vas diriger la rébellion. Tu as les Garde-barrière avec toi, et grâce à eux La Cinquième Marcellerie est proche, c’est l’affaire d’une dizaine de lunes.

Seulement, fiston, méfie-toi. Ce qui s’est passé à Hjerkinn prouve je contrôle pas tout, ton petit jeu avec Zoé entre dans un plan qui nous dépasse. Tu en as conscience, je le sais. Je sais que tu sais que tu as pire ennemi que moi. Tu sais maintenant que je sais que tu sais. Fiston, considère notre inimitié comme un gage de ma franchise. FAIS GAFFE.

Demande-toi c’est qui qui te trahit.

Demande-toi c’est qui qui favorise tes menées subversives et en tire profit.

La solution est à Kanagawa. Je ai fait mettre dans les rayons un livre qui te instruira. Je ne puis t’en révéler davantage.

Perds pas de temps gamin.

Montre cette lettre à personne, mais conserve-la pour t’en servir de preuve le moment venu.

Je t’embrasserais si je pouvais t’étouffer. COMME TU LE MÉRITES.

Ton père qui te hait.

 

(À suivre.)

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