Jadis éternel, 14
Sur ce dernier point, je resterai allusif. On ne peut parler de ce que l’on ne connaît pas [1]. On peut toutefois – et l’on doit – reconnaître ses lacunes. Or que sais-je de ce qui doit nous survivre, si je ne suis pas sûr que notre vie soit bornée ? Peut-on faire confiance à ceux qui nous abrutissent de beaux discours et ne sont pas capables d’arracher à nos inférieurs leur secret ?
Je dis nos inférieurs, car ils le sont encore. Le resteront-ils ? Je ne le souhaite pas. Je crois au contraire qu’il serait excellent qu’ils accèdent à notre rang, ou plutôt que nous accédions au leur : c’est à nous de nous rapprocher d’eux, en cessant de contrôler nos affects, de joindre au dédain l’hypocrisie, la jalousie à la disgrâce.
Je suis partisan d’une révision radicale du Projet, et d’abord de l’abolition des règles aujourd’hui en vigueur. Il nous faut élaborer notre avenir, c’est évident. Que cette élaboration doive reposer sur d’autres principes, d’autres fondations, d’autres valeurs est tout aussi peu douteux.
Nous faisons le lien entre la stérilisation de nos esclaves et la possibilité de les ressusciter. Il y a là une vraie question, une question centrale, et surtout une confusion. Tant que nous ne parviendrons pas à établir le rapport entre plaisir sexuel et reproduction, nous serons incapables de faire que notre vie soit vivable. Celle de nos esclaves l’est-elle ? Pourquoi continuons-nous à l’ignorer ? Nous les avons rendus insensibles à la douleur, tout en préservant leur aptitude au plaisir. C’eût été de bonne politique, si quelques beaux esprits [2] ne s’en étaient scandalisés en criant à l’injustice et à l’insécurité. Notez bien ceci : l’insécurité des éternels ! Pour rétablir ce qu’ils ont osé appeler l’équilibre des espèces (notez encore ceci : l’abandon total de la pensée Vag [3]), ils ont renforcé chez ces pauvres créatures les effets de la peur, poussant le vice jusqu’à la leur rendre létale. Qu’avons-nous gagné à ce petit jeu ? Des progrès dans nos techniques de résurrection ? C’est la thèse du père Eck, et elle a peu d’adversaires. Elle est pourtant sujette à caution. Je tiens que nous n’avons que faire de la technique pour ce qui relève en tout et pour tout de notre essence et de la leur – ce qui veut dire que je les juge identiques.
Parce que nos esclaves connaissent la jouissance physique sans la douleur de la procréation, nous leur reprochons de partager avec nous ce en quoi nous pensions tenir un privilège, alors que c’est nous qui pour plus de facilité les avons privés du droit de vieillir et de finir leur vie dans une paisible retraite. Je ne vois pas en quoi les laisser faire des enfants par voie organique et s’éteindre eût beaucoup dérangé nos habitudes. Certes, il nous eût fallu davantage de personnel, pour suppléer les esclaves enceintes, voire, selon le vœu de Gyurka [4], le double ou le triple, en virilisant la fonction servile, et en accordant deux épouses à chacun, chacune étant fécondée à tour de rôle, l’autre restant disponible en tant que partenaire sexuelle. Quand Gyurka exposa son plan, on l’accusa de vouloir faire de cette seconde épouse par alternance une éventuelle concubine pour nous autres aristocrates, et il ne se désavoua pas ; il revendiqua au contraire cette intention et la précisa : il s’agissait de se passer d’artefacts. Par bonheur, ce beau dispositif ne vit pas le jour. Je n’eusse pas connu Zoé ! Et Gyurka excita contre lui la haine du syndicat des sculpteurs et de toute la Pologne d’une part, d’autre part l’opposition des Goujates [5], sans oublier enfin l’hostilité ouverte des Garde-barrière, gens dont je dois encore vous entretenir.
Cette faction n’a fait que grandir ces dernières années. Est-elle de notre côté ? Oui et non. Elle lutte contre le pouvoir et sa politique absurde. Cependant, bien que déplorant le sort des enterrés, elle contribue à le sceller en s’abstenant de tout contact avec le vivant incarné. C’en est au point qu’elle s’intéresse davantage aux esclaves, dont elle a été la seule avant la scission à reconnaître qu’ils étaient nos parents – extraordinaire aveu, quand on y pense ! – et à voir dans l’étrange palpitation qui leur tient lieu de vie spirituelle un reflet – pâle, certes – de l’Éternel [6].
Nous avons besoin des Garde-barrière, parce que nous avons besoin de nous défendre contre un adversaire aussi nouveau que pernicieux. Celui qui l’a placé sur notre route ne peut être que son concepteur. Je parle des Bulgares et de leur chef, un certain Hua. En parallèle à leurs fonctions de police, dont j’aurais tendance à contester l’utilité, Hua les a chargés du contrôle des séquences, se dotant là d’une force redoutable. Toutefois il s’est trahi par une précaution superflue. J’avais noté chez les esclaves une indifférence totale aux Bulgares qui contrastait avec leur couardise habituelle. Il fallait que ce fût le signe de quelque intervention secrète. J’en vins assez vite à soupçonner Hua, et, sans disposer à l’heure actuelle d’aucune preuve de ce que j’avance, je n’hésite pas à désigner ce petit préparateur à la vigilante attention de tous les rebelles présents et à venir. Le pire danger, c’est lui, si j’ose dire, qui l’incarne ! Je ne crains pas non plus de l’accuser d’être à l’origine du brouillage, de son utilisation en tout cas. S’il ne sait peut-être pas le produire, il s’entend à en user chaque fois que la pensée critique brave son autorité. C’est cette intranquillité que nous devons exploiter. Elle est notre chance.
Ceux d’entre vous qui jugeront l’auteur de ces lignes trop jeune pour prendre la tête de la révolte pourront lui préférer quiconque leur paraîtra digne de foi. Il leur sera aussi loisible d’oublier son ascendance que de lui en faire un tort ou un ridicule. Né d’un tyran et d’une esclave, il accepte d’être votre général, votre pareil ou votre bouffon, selon votre vœu le plus cher, le sien étant de revoir briller un jour le soleil qui baigna ses nuits avec Zoé.
On voit de quelles naïvetés j’étais capable à cette époque. Je les assume d’autant mieux que, pour incomplète qu’elle fût, ma vision n’avait pas de concurrente. Mes alliés surent s’en contenter. Nous allions au-devant de grands déboires, mais je ne regrette rien. Nous n’avons pas perdu sur tous les plans, et je sais aujourd’hui que mes enfants prendront la relève. Le jour approche où les Marcel seront considérés comme nos égaux, et où nous aurons le droit d’être fous. Que cela doive ou non passer par la connexion entre le plaisir sexuel et la procréation, franchement, je ne sais pas. L’avenir décidera.
À peine publié, mon brûlot connut une notoriété inespérée – et me valut l’exil. À qui dois-je d’avoir été ainsi distingué ? À Zak, bien sûr.
[1] Aussi étonnant que cela puisse paraître, je ne feignais pas l’ignorance. Tout ce passage doit être apprécié en fonction de l’époque. L’âge du Capitaine fut peu propice aux spéculations théologiques, à part chez les Garde-barrière (cf. infra).
[2] Ce trait d’ironie et surtout la suite de la phrase peuvent induire en erreur le lecteur d’aujourd’hui. En vérité, l’idéologie ici désavouée était consensuelle et ne fit l’objet d’aucune expression particulière. On voit en revanche où Zak puisa l’inspiration de certains de ses sketches. Je ne suis pas de nous deux celui qui doit le plus à l’autre.
[3] On n’écrirait pas cela de nos jours, où la pensée Vag est réputée avoir favorisé la scission.
[4] Inadvertance que, par honnêteté, je conserve. Ce Gyurka, dont il est question dans l’ouvrage de Baradi cité plus haut, n’a rien à voir avec la théorie ici évoquée. Il doit s’agir en réalité de Juhasz.
[5] Lisez Gougeates. Leur brigade était en plein essor.
[6] Là pourrait être la principale source d’obscurité de ce texte de jeunesse. On sait ce que je pense aujourd’hui des Garde-barrière. À l’époque, je ne connaissais pas leur intransigeance. Surtout, je ne soupçonnais ni leur faiblesse stratégique, ni leur incroyable stupidité.