La Pierre, épisode 22

Publié le par Louis Racine

La Pierre, épisode 22

 

22.

 

Muriel en était pantoise.

Chose qu’elle n’avait faite qu’une fois dans sa vie, elle se pinça pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas.

Elle ne rêvait pas.

Puis elle appela :

– Roger !

Roger dormait, tout le monde dormait. Même les chiens.

Elle se sentait moins que seule, ou seule et de trop, avec au ventre une béance.

La lucarne du grenier. De là elle dominerait la campagne.

Grimpant à toutes jambes, elle courut voir.

Dans le jour naissant, le grand C de la promenade paraissait une cage déserte, un vêtement égaré, un écrin saccagé.

– Roger !

Un sanglot arrêta son cri. De toute façon il était trop loin pour entendre.

Elle retourna dans leur chambre, et pleurait en secouant son mari.

– Roger ! Réveille-toi ! La Pierre !

– Quoi ? Elle est tombée ?

Incapable de répondre, elle montrait la fenêtre. Il alla écarter les rideaux, ouvrit la croisée, poussa les volets.

– Oh putain !

Clémence les rejoignit, les yeux gonflés.

– Elle va revenir, hein, dis, maman ?

 

Vide, vidé. Comme trahi. Comme un corps qui se saurait abandonné d’une âme.

Tony referma le velux, dévala l’escalier, courut dans le jardin, et là, continua de courir, en rond, sans autre but que de s’étourdir, pour s’endormir ou pour se réveiller une bonne fois.

 

Cynthia accéléra, impatiente que finisse ce virage contrariant. Quand enfin la vue fut de nouveau dégagée, elle accéléra encore, comme si cela pouvait faire réapparaître la Pierre. Les mains crispées sur le volant, elle voulut garder espoir. Puis une tristesse la submergea.

 

Nous interrompons nos programmes. Un phénomène inexplicable vient de se produire… Ce message et des milliers d’autres équivalents envahirent les ondes, les écrans, comme lors de la Survenue. On manquait toutefois d’images chocs pour illustrer l’événement.

 

Le cauchemar cauchois : c’est fini.

Heuzé se retint de justesse de renverser le présentoir. Il respecta la douleur silencieuse qui régnait dans l’établissement, et la sobre dignité du titre du Havre libre : Adieu ?

Jamais la clientèle n’avait été à la fois aussi nombreuse et aussi taiseuse. Les parieurs qui levaient la tête vers les écrans ou cochaient leurs grilles n’avaient pas l’air d’y croire. Personne n’avait l’air d’être à ce qu’il faisait. Quand même, il fallait que ça sorte. La une d’Aujourd’hui l’avait exaspéré ; dès qu’il eut refermé la main sur son demi, Heuzé lança à la cantonade :

– Le cauchemar ! Les cons !

Banville réagit au quart de tour.

– I’ vendraient leur mère pour un jeu de mots.

– I’ peuvent se le garder leur canard !

– Faire des cocottes avec !

 

La question tournait en boucle : Où ? Où la Pierre était-elle passée ? Où allait-elle réapparaître ? Et, accessoirement, quand ?

La question pourquoi venait en second, tout aussi lancinante. Chacun y allait de son hypothèse, au village plus qu’ailleurs, chez Sueur plus qu’en tout autre endroit. La veille, la Pierre avait saigné. C’est-à-dire que le soleil à son lever l’avait tendue d’écarlate. Mais bon, le phénomène s’était déjà produit sans conséquence, y compris à la nouvelle lune.

On chercha des responsables. Cela devint vite une plaisanterie. Qu’est-ce t’en as foutu ? Et chacun de fouiller ses poches d’un air emmerdé.

Sur la Toile, un petit malin émit une demande de rançon. La planète s’en égaya pendant trois jours. D’autres revendiquèrent l’enlèvement au nom de causes moins attendues sinon plus nobles. Les chauffeurs de taxi en colère et les producteurs de lait ou de lisier virent là un moyen d’attirer sur eux l’attention. Rares furent les opportunistes qui réclamèrent la démission du président Hollande. Dans le genre drolatique, le Canard publia une note où le préfet de région demandait des comptes au préfet de département. Lequel ne se plaignait pas de ne plus avoir à craindre pour la sixième étape du Tour de France, Abbeville-Le Havre via Octeville. D’ici qu’ELLE n’eût pas aimé ça…

On revit la Pierre un peu partout ; fantasmes et autres mensonges plus ou moins délibérés. Il était facile d’incruster n’importe où l’image devenue familière à une bonne partie de l’humanité. Un jeu d’enfant.

Mais restons sérieux : moins spectaculaire par définition, la disparition du Caillou eut un retentissement psychologique plus manifeste que son apparition, y compris au delà du village. Les suicides par saut du haut de la falaise retrouvèrent leur fréquence habituelle, comme aussi les retards des trains sur la ligne Paris-Le Havre. Plus largement, le pays sombrait dans la dépression. Dommage, au moment où la croissance donnait des signes de reprise.

Planteur, hélas ! ne consultait plus. Il se consacrait à l’éducation d’Enzo, et, je dois dire, avec talent. Si un jour cet enfant tourne mal, il sera un délinquant bien dans sa peau. Pour l’instant, du haut de ses cinq ans tout neufs (à l’école, il avait lui-même découpé son gâteau d’anniversaire), il faisait la fierté de son institutrice, tellement heureuse d’avoir su, à force de patience, de bienveillance et de fermeté, métamorphoser le diablotin en petit ange. Elle ne s’en attribuait cependant pas tout le mérite, ayant remarqué que l’heure des mamans ramenait régulièrement un type que le gamin idolâtrait. Plutôt pas mal au demeurant, quoique un peu tête à claques. Son père, enfin réapparu ?

 

Disparaître, réapparaître, voyez comme l’auteur a soin de faciliter la tâche aux lycéens qui auront un jour à étudier ce texte. Je rigole. On aura fini d’étudier quoi que ce soit en classe de français avant que le ministère en arrive à ce degré d’avilissement.

Cela ne m’empêchera pas de souligner, comme le fit du reste la presse même la moins libre ou la moins sagace, ce que la situation nouvelle avait de paradoxal : loin d’être vécue comme un retour à la normale, l’absence de cette Pierre dans le ciel constituait une inquiétante étrangeté. Elle fit presque couler plus d’encre que la Survenue. Parmi les innombrables articles ou essais qu’elle occasionna, je retiendrai cette pépite : une pochade intitulée La realtà disaumentata, où le déjà cité sémiologue de Milan (toutefois originaire de Modène) déplorait la perte de l’unique exemple pertinent de cette réalité augmentée dont on nous rebat les oreilles.

 

La date avait été choisie d’un commun accord ; il s’agissait de sceller une amitié autant que de contracter des unions. Les bans furent publiés le même jour, le même jour Chloé Hangard épouserait Dermot Donohue, et Cynthia Malandain... vous verrez bien. Amandine et Tony en profiteraient pour se pacser ; Planteur et Paquita s’étaient demandé s’ils n’en feraient pas autant, mais non, hein, il était trop tôt, et puisque nous en sommes à l’état-civil Roger Hauchecorne avait entrepris des démarches pour adopter Jean-Claude, mais là, strictement impossible, ne fût-ce que pour une question d’âge, même si celui de l’idiot restait un mystère, parmi d’autres.

 

Ce furent de très beaux mariages. Le temps était de la partie. Le curé salua l’enfant à naître chez les Donohue en se félicitant que le ventre joliment arrondi de la mariée signifiât un prochain baptême. Il trouva même le moyen de mentionner – pour s’en réjouir – la récente décision des très catholiques Irlandais d’autoriser chez eux les mariages homosexuels. Allusion transparente à l’union que venait de célébrer le maire entre Cynthia et Anissa. Les deux femmes avaient pris des témoins masculins. Pour Cynthia, Planteur ; pour Anissa, Bathurst. Roger osa :

– C’est pas un témoin oculaire.

– Roger, dit Muriel.

Clémence et Nestor étaient demoiselle et garçon d’honneur du mariage Donohue, Enzo avait été coopté par le couple Malandain-Cherfaoui.

Fibee était revenue d’Amérique pour les vacances, mais d’abord pour la cérémonie – et pour la fête ! Bathurst, qui devait rentrer la semaine suivante en Australie, l’invita à y passer une quinzaine de jours avant la reprise des cours. Cette proposition enthousiasma la jeune fille. Et puis, en un sens, c’était sur le chemin.

Jean-Claude n’avait jamais été aussi bien habillé. Des invités le prirent pour un cousin irlandais de Dermot ou pour un ancien professeur de Chloé (voire le confondirent avec le principal du collège voisin). Quelqu’un lui avait offert une boîte de cachous, qu’il exhibait et secouait à l’improviste.

On fit noce commune, en plein air, sous le beau soleil de juillet. Tony avait apporté son ténor et joua avec la fanfare du défunt Jupo au grand complet.

À un moment, Dermot cligna des yeux. Chloé sentit qu’il se passait quelque chose. Elle tourna la tête, et LA vit elle aussi. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, le temps d’un clin d’œil, et c’en était un.

Dermot venait de finir sa série sur le go. L’exposition Solos était programmée pour septembre. Anissa avait en outre remporté un prestigieux concours de photographie avec une vue de la Pierre à la verticale du cimetière. À tomber à genoux.

On fêtait aussi le pacs d’Amandine et Tony. Peu de gens encore savaient qu’Amandine était enceinte. Apprenons-leur que Cédric lui devait d’être enfin sorti de l’hôpital.

Apaisé, rayonnant, il savourait ces heures de pure joie. Quand il croisait le regard de sa bienfaitrice, il lui disait des yeux (pas besoin de signer pour ça) : Jamais je ne te remercierai assez.

Au début, Tony avait mal supporté de ne pas en avoir eu l’idée le premier ; maintenant tout allait bien, c’est le résultat qui comptait. Cédric était guéri. Il restait fragile, il faudrait continuer à l’accompagner un long moment sans doute, mais l’essentiel était acquis.

Si Tony n’avait pas eu l’idée, il était quand même l’auteur de la formule : des coïncidences ne font pas un système. Amandine était juste allée plus loin : le système, ce serait l’œuvre de Cédric. Alors il s’était mis au travail. Tout ce matériau accumulé, toutes ces pièces de puzzle, ces détails, ces relations, ces échos, ces reflets qui donnaient le vertige (un simple exemple : il y avait à Pierreville un boulanger nommé Louis Racine !), il en avait fait un livre. Un livre de fiction. Un roman.

En voici l’

 

 

Épilogue

 

L’enfant courait, s’écorchant les jambes aux ronces.

Un caillou traître le fit trébucher, tomber. Sur son genou poussa une petite baie rouge, qu’il cueillit d’un  coup de langue.

Il reprit sa course. À l’entrée du champ, il s’effondra. Plus possible d’avancer, avec ce point de côté.

Allongé sur le dos, il regardait filer les nuages entre ses larmes.

Le sang lui battait si fort aux tempes qu’il lui semblait que sa tête allait éclater. Sa main droite rencontra une pierre, douce et lourde. Il la tint un moment blottie dans sa paume, puis la souleva lentement vers le ciel.

Il resta ainsi, le bras tendu, la pierre juste au-dessus de sa tête. Que se passerait-il s’il la lâchait ? Pouvait-elle lui fracasser le front ? Ça valait le coup d’essayer. De se faire mal pour de bon, de mourir peut-être.

De loin lui parvint un appel.

Ça y est, ils le cherchaient. Furieux, évidemment.

Ousquil est ce cochon ?

Il desserra les doigts.

La pierre resta en lair.

 

 

 

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