Beau temps pour la vermine, 36

Publié le par Louis Racine

Beau temps pour la vermine, 36Beau temps pour la vermine, 36

(Où se commettent des excès de vitesse.)

        – Mais dégage-toi, bordel ! rugit Albert.

        Gérard changea brusquement de voie. Aplati sur la banquette arrière, Abderrahman ne voyait plus que le gris du plafond et le blanc du ciel. Ah ! s’il avait eu un flingue !

        – Rien à faire, tu vois bien.

        C’est alors qu’il se souvint.

        – Mais Albert, tu avais pas une arme tout à l’heure ? Piquée à ce mec ?

        – Laissée dans la chambre. Paula en voulait pas. Moi non plus, d’ailleurs.

        Il jura en arabe. La troisième balle fit éclater le rétroviseur intérieur.

        Alors Clotilde se mit à hurler. Jusqu’alors elle s’était laissé faire sans broncher, Paula et Abderrahman n’avaient eu aucune peine à la maintenir à-demi couchée sur la banquette, et voilà qu’elle se débattait, griffait, mordait, et surtout poussait des cris à déprimer une hyène.

        – Ah ! non, gueula Albert, arrêtez ça !

        Et comme ils ne lui obéissaient pas assez vite, parce qu’ils ne savaient comment s’y prendre, il lança le bras par-dessus le dossier de son siège et lui assena lui-même une grande gifle. Clotilde se tut aussitôt, et retomba, les genoux sur le plancher, le visage écrasé contre la banquette. Abderrahman eut beaucoup de mal à ne pas craquer à ce moment-là. Paula pleurait toujours, convulsivement. Elle tourna la tête vers lui, et, sans cesser de pleurer, articula quelques mots.

        – Qu’est-ce que tu dis ?

        – Elle saigne.

        Il avança la tête. Toute une mèche de la perruque blonde était trempée de sang.

        – Clotilde est blessée, cria-t-il.

        – Blessée comment ? demanda Gérard sans se retourner.

        Délicatement, Abderrahman souleva la perruque.

        Une balle, la troisième sans doute, avait écorché la tempe.

        – Pas trop, je crois.

        – C’est rien, dit Albert. Où ils nous emmènent comme ça ?

        Avec le grondement des moteurs, le quatrième coup de feu ne fit pas plus de bruit qu’une amorce pour gamins. La Lancia sembla se tordre vers la droite.

        – Un pneu, dit Gérard.

        – Tu contrôles, là ?

        – Va bien falloir.

        Puis il se mit à klaxonner frénétiquement.

        – Ah ! super, s’écria Albert. Continue.

        Abderrahman se souleva un peu, pour voir ce qui était super. C’étaient deux motards de la police arrêtés sur la bande d’arrêt d’urgence, et qui semblaient les attendre. Dès qu’ils furent passés, ils démarrèrent.

        – Surtout n’accélère plus.

        – Tu me prends pour un débile ?

        Mais la béhème entreprit de les pousser.

        – Freine !

        – Ça sert à rien, on va se planter.

        – Je sais pas, donne un coup de volant.

        – J’ai les jetons.

        Alors, d’un seul coup, la Ferrari et la béhème décrochèrent, et, en quelques secondes, gagnèrent la sortie du périphérique. Mais les motards suivaient toujours la Lancia.

        – C’est pas vrai, ils sont cons.

        À son tour il se rabattit à l’extrême droite. Puis il pila. Surpris, les flics ne purent s’arrêter qu’une vingtaine de mètres plus loin. Toutes sirènes hurlantes, ils firent demi-tour et s’approchèrent au ralenti.

        – On perd du temps ! grinça Gérard.

        Il se précipita au dehors, les mains levées, et courut vers les motards, qui stoppèrent. Il leur parla. Il faisait de grands gestes en montrant Paris. Les flics ne se pressaient pas pour autant. Finalement Gérard revint avec eux vers la Lancia. Il se pencha à l’intérieur pour couper le contact.

        – Ils disent qu’ils ont lancé un message radio. D’après eux, ils ne peuvent pas leur échapper.

        – Mesdames-messieurs bonjour, dit un des motards, contrôle d’identité, s’il vous plaît.

        Pendant ce temps-là l’autre vérifiait par radio que la voiture n’était pas signalée comme volée.

        – La routine, dit-il pendant qu’il attendait la réponse.

        – Mais bon sang, on nous a tiré dessus ! s’écria Albert. Notre amie est blessée.

        – C’est rien, dit Abderrahman.

        La réponse arriva. La Lancia n’était pas un véhicule volé.

        – C’est toujours bon à savoir, dit Gérard.

        Il y avait tellement de colère dans sa voix qu’on aurait fait des fouets avec sa langue.

        – Calmez-vous, monsieur, dit le premier motard en leur rendant à tous leurs papiers, sauf à Clotilde. Si je comprends bien, vous devriez plutôt nous remercier.

        – T’en as une belle moto, dit Albert.

        Heureusement, les flics n’avaient pas entendu.

        – Cette personne est donc votre amie ? dit l’autre en parlant de Clotilde.

        On sentait que les lunettes noires l’intriguaient beaucoup.

        – Elle a mal aux yeux, dit Abderrahman.

        – Ah oui ?

        Gérard lança au jeune homme un regard réprobateur.

        – Pardon, madame, reprit le flic... Madame, mademoiselle ?

        – Mademoiselle, dit Abderrahman.

        – Pardon, mademoiselle, voudriez-vous ôter un court instant vos lunettes, s’il vous plaît ?

        Clotilde s’exécuta mécaniquement, avec des gestes à la fois lents et saccadés. Abderrahman détourna les yeux. Il se rendait compte qu’il avait gaffé. Encore un coup du destin.

        – Cette jeune femme est droguée, dit le flic.

        – Ce n’est pas de sa faute, cria Abderrahman. Ils l’ont forcée.

        – Ce n’est jamais leur faute, dit le premier motard.

        – Qui est-ce qui l’a forcée ? demanda l’autre.

        – Eux, justement. Les types qui nous poursuivaient.

        – D’accord, dit le flic.

        Il discuta un instant à voix basse avec l’autre flic, puis se tourna vers Gérard.

        – Remontez en voiture et démarrez. Vous suivrez mon collègue.

        – Avec un pneu éclaté ? dit Albert.

        – Personne ne vous empêche de le changer. C’est votre voiture, je crois ?

        Du coup, tout le monde descendit. Gérard et Albert changèrent la roue, tandis que les motards contemplaient le trafic en discutant. Abderrahman serrait Clotilde contre lui, mais elle était toujours aussi absente.

        – Bon, où allons-nous ? dit Albert.

        Il s’était assis au volant, qu’il avait empoigné de toutes ses forces. Les jointures de ses phalanges étaient blanches comme du lait.

        – Vous verrez bien.

        – Mais je n’ai pas que ça à foutre ! s’écria-t-il. Je reprends le travail dans une heure.

        – Où ça ?

        – Dans le neuvième.

        – Vous y serez, dit le flic. À moins que vous n’ayez des choses à vous reprocher. Bon, suivez mon collègue, je fermerai le convoi.

        Il recula d’un pas. L’autre motard était déjà en selle, et attendait.

        – Allez-y.

        Albert mit le contact et démarra. Gérard tendit le bras vers l’arrière. Paula, Clotilde et Abderrahman prirent une cigarette, et Gérard se servit à son tour. Puis il leur prêta son briquet. Bientôt l’habitacle fut noyé de fumée, et ils durent baisser toutes les vitres. Ils ne disaient rien. Abderrahman pressait dans sa main gauche la main droite de Clotilde, et Clotilde regardait devant elle. Elle avait remis ses lunettes de soleil.

 

(À suivre.)

Précédemment :

Chapitre 1er

Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres.

Chapitre 2

Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive.

Chapitre 3

Où les sauveurs deviennent persécuteurs.

Chapitre 4

Où les issues deviennent des impasses, et inversement.

Chapitre 5

Où Abderrahman se reçoit mal.

Chapitre 6

Où Abderrahman est bien reçu.

Chapitre 7

Où Abderrahman change de résidence.

Chapitre 8

Où la température monte de quelques degrés.

Chapitre 9

Où Abderrahman fait l’expérience du vide.

Chapitre 10

Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde.

Chapitre 11

Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique.

Chapitre 12

Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture.

Chapitre 13

Où Abderrahman se lève tard.

Chapitre 14

Où Abderrahman se lève tôt.

Chapitre 15

Où Abderrahman rencontre un nouvel allié, et un nouvel obstacle.

Chapitre 16

Où Abderrahman pratique en rêve un sport inédit.

Chapitre 17

Où l’on fait la connaissance du grand Albert.

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