Joue-moi encore, 18

Publié le par Louis Racine

Joue-moi encore, 18

 

Ça vous fait peut-être sourire, cette allusion de Jules à un de mes rêves, et de sa part ce n’était pas méchant du tout, mais j’aspirais à la lumière et à la vérité, j’ai moyennement apprécié la blague. Quand avais-je pu lui confier un truc aussi intime ? Ça m’est revenu : pendant le voyage de retour d’Étretat, sur fond de ronflements de moteur et de filles.

« Oui, j’ai dit, vous préférez ça plutôt que conduire votre fourgonnette. »

Lui montrant ainsi que je me rappelais ses confidences à lui. Il a salué le propos d’un nouveau clin d’œil.

« J’ai pris le bus. J’aime bien. Je rentrerai en métro. Je dois seulement surveiller l’heure pour ne pas manquer le dernier. »

L’arrivée du minestrone a soulevé des applaudissements.

Goûtez-moi ça, ça vaut toutes les littératures ! Et le vin ! Jules était tombé on ne peut plus juste. Quelle intuition ! Avoir deviné qu’il aurait droit à un repas italien ! En tout cas il avait bien choisi, ou il avait été bien conseillé. Je dis ça, mais à l’époque je n’y connaissais rien, c’est plus tard qu’en vendangeant, en voyageant, en buvant aussi, oui, j’ai acquis mon petit bagage œnologique.

La matouze avait réussi là un festin parmi les plus succulents de sa carrière, malheureusement je n’ai pu d’abord m’en délecter autant que je l’aurais souhaité, accaparé que j’étais par des questions qui n’avaient rien à voir avec la gastronomie et dont j’espérais qu’elles ne gâchaient pas le plaisir à ma copine. Laquelle tout en s’extasiant régulièrement partageait ma distraction, comme en attestaient les regards qu’elle m’adressait de temps à autre par-dessus sa cuillère, regards chargés de sens, d’un sens qui me demeurait indéchiffrable.

Soudain, j’ai eu comme une révélation et j’ai failli exprimer ma surprise à ma manière habituelle ; je me suis retenu de justesse.

Jusqu’alors j’avais accumulé des charges contre Jules. Qu’il ait prêté sa voiture n’excusait rien. J’étais persuadé qu’il avait appris la nouvelle de l’accident par un membre de l’équipe, lequel lui avait nécessairement révélé que nous avions cru (du moins Maké) reconnaître la Mini, et que tout le monde s’était inquiété pour lui. Sa goujaterie demeurait donc entière et inexplicable. Je concevais maintenant un autre scénario. Si pour une raison ou pour une autre personne ne s’était fait l’écho des craintes en question, et si l’informateur de Jules n’avait rien à voir avec nous, alors notre ami pouvait être de parfaite bonne foi. Certes, quand tout à l’heure j’avais parlé des témoins que nous étions, il n’avait montré aucune émotion particulière, mais il était homme à se contrôler, et j’aurais très bien admis qu’il diffère nos effusions, les réservant à un moment où nous serions tranquilles, Paula, lui et moi : il était tout aussi capable de supposer que nous avions tenu Annette et la matouze dans l’ignorance d’un malheur non encore prouvé.

Bref, on ne pouvait exclure que Jules n’ait pas fait le rapprochement entre cette voiture et la sienne, ou même n’ait pas su qu’une Mini, la sienne ou non, était impliquée dans l’accident.

Si je m’étais retenu de jurer, rien ne m’interdisait de rire de bonheur. Eh oui ! C’était évident ! Jules ne savait rien ! Comment avais-je pu douter de lui ? On ne nous l’avait pas changé, notre ami !

La matouze a interprété cette démonstration de gaieté comme un hommage à ses talents culinaires, et je l’ai d’autant plus facilement maintenue dans l’erreur que monsieur l’appétit s’était repointé en pleine forme. J’ai donc enfin profité de nos agapes, rejoignant Jules, qui visiblement se régalait. J’avais découvert sa gourmandise le jour où il nous avait payé le restau dans un petit patelin de Normandie. Il confirmait avec éclat et sans vergogne, pour le plus grand plaisir de son hôtesse.

J’ai donc bâfré. La seule chose qui aurait pu me freiner, c’est l’expression de Paula, qui tout en faisant honneur au festin continuait de me lancer discrètement des regards interrogateurs. Soit elle n’avait pas abouti à la même conclusion que moi, ce qui de sa part m’eût étonné, soit elle trouvait inquiétant que quelque chose ait pu échapper à notre ami. À vrai dire, ça me tracassait bien un peu aussi. On ne nous l’avait pas changé, mais il nous avait accoutumés à davantage d’infaillibilité.

Il nous eût épargné ces tourments s’il avait commencé son récit par la fin. Vous allez pouvoir en juger, car je le reproduirai tel quel. Voici donc l’histoire de l’ours. Vous l’avez attendue assez longtemps. Quant à l’ours, préparez-vous à l’attendre un peu.

Écoutons Jules.

« Alicia possède un grand appartement sur la rive droite de la Tamise, un ancien atelier transformé en logement. Les Anglais appellent ça un loft. Je crois que l’idée vient des États-Unis. Elle a beaucoup de succès à Londres, auprès des artistes ou des intellectuels, et à mon avis la mode ne va pas tarder à s’en répandre ici. C’est le genre de chez-soi qui pouvait le mieux convenir à mon amie, un immense espace plein de lumière, sans recoins, sans cloisons, vous verriez comme son Steinway s’y plaît !

– Son piano », j’ai fait pour ma mère, mettant tout le monde mal à l’aise.

« Merci, je connais (regard noir). Mais dites-moi, Jules, les chambres ?

– Il y en a deux, pour les amis justement. Elles sont minuscules et pratiquement aveugles ; à part ça très confortables. Je ne prends pas beaucoup de place, n’est-ce pas ? J’y suis parfaitement à mon aise, et d’habitude je ne m’y tiens que pendant mes heures de sommeil.

– Et la cuisine ?

– Ouverte de tous côtés.

– J’aimerais pas dormir dans ma cuisine. Les odeurs...

– C’est grand, vous savez. Dans les quatre-vingts mètres carrés d’un seul tenant. Son lit n’est pas de ce côté. Et puis, elle passe peu de temps aux fourneaux. Elle n’est pas comme vous, ma chère Rolande, un cordon bleu.

– Vous dites qu’elle a un fils. Il doit être encore jeune. Il vit pas avec elle ?

– Ian ? Il a sept ans. Il est en pension.

– En pension !

– Oh ! ça va, j’ai fait ; tu nous as jamais menacés de nous y coller ?

– Mais qu’est-ce qu’ils ont aujourd’hui ?

– Attends, a protesté ma sœur, j’ai rien dit, moi.

– Moi non plus », a renchéri Jules, malicieux. « Elle a donc mis Ian en pension. Ça ne l’empêche pas de l’emmener en voyage de temps en temps, par exemple au début de ce mois, où elle avait à faire à Paris. Il a manqué quelques jours d’école, mais il ne s’en est pas plaint, ni personne, j’imagine, du reste on ne contrarie pas Alicia. Croyez-moi, elle adore son fils, même s’ils ne se voient guère, et peut-être justement grâce à cela.

– Il a bien sa chambre chez sa mère ?

– Oui, une des deux dont je parlais. »

La matouze en a eu un haut-le-corps.

« Elle fait dormir son fils dans une chambre d’amis ?

– Disons que les amis peuvent l’occuper en son absence.

– Il a donc pas vraiment d’espace à lui.

– C’est comme moi », j’ai fait.

Je voulais seulement blaguer, mais là encore j’ai regretté mon intervention. Jules s’est dépêché d’enchaîner avant que je ne me prenne un shampooing au minestrone :

« Il vit surtout chez sa grand-mère, où il est comme un coq en pâte. Je ne trouve pas que ce soit une si mauvaise formule. Il ne voit sa mère que pour le meilleur. Quant à elle, ça lui évite de l’envoyer promener pour ne pas l’avoir dans les pattes. Elle a un rythme de vie très original, très irrégulier aussi. Elle travaille énormément, avec des moments de dépression. Elle est capable de jouer toute une nuit et de dormir toute une journée. Sans parler de ses nombreux déplacements. »

J’observais la matouze. Cette histoire, c’était manifeste, la remuait en profondeur. Je voyais défiler dans ses yeux les femmes qu’elle considérait comme de mauvaises mères, si prompte à dégainer cette flèche, si soucieuse elle-même de ne pas en être la cible. La dépression, c’était un luxe réservé aux gens qui s’écoutaient trop.

« Ton minestrone est une merveille, maman. »

On peut être diplomate et sincère.

« Merci, mon fils. Et le papa ? »

Pour la première fois depuis que je le connaissais, j’ai vu le sourire de Jules s’effacer. Ça n’a duré qu’un bref instant, mais l’effet a été saisissant et inoubliable. La ressemblance entre les deux frères m’était toujours apparue dans l’autre sens, si je puis dire : le commissaire m’évoquait le comédien, en moins jovial. Cette fois c’était Jules qui me rappelait René.

« Il est mort quand Ian était bébé. Un cancer foudroyant.

– Quelle horreur !

– Y compris pour la carrière d’Alicia. Il était entendu avec Oswald qu’il s’occuperait de l’enfant, pour qu’elle puisse se consacrer à son art. Les premières années ont été difficiles. Encore une fois, elle adore son fils.

– Oh ! mais je ne la juge pas.

– C’est pas beau de mentir. »

Bon, c’est ma sœur qui faisait son intéressante. À elle on pardonnait plus volontiers.

« Annette, tu sais à qui tu parles ? Non, je vous assure, je me garderais bien de critiquer cette dame. Une grande artiste, on va pas lui demander... Mais quand même elle aurait peut-être pu juste un peu lever le pied pendant quelques années... Enfin je sais pas... Si l’enfant est heureux comme ça... Chez sa grand-mère... paternelle, je suppose ?

– Exactement, chère Rolande.

– Nous, on veut l’ours », a dit ma sœur.

Tout le monde s’est tourné vers elle. Elle a rougi.

« Annette, voyons !

– Mais maman c’est vrai, Jules a parlé d’un ours.

– Elle a raison, d’ailleurs j’y venais. »

Il avait retrouvé toute sa bonhomie. Là-dessus, une gorgée de montepulciano.

« Plus personne ne reprend de minestrone ? Allez, je vais chercher la suite.

– J’y vais, maman.

– Non, toi tu remportes la marmite. Et tu t’occupes du pain.

– Je peux vous aider, a proposé Paula.

– Pas question, t’es invitée, tu restes assise. Je vous préviens, on change pas les assiettes. Nettoyez bien la vôtre. »

On s’est retrouvés seuls, Paula, Jules et moi, pour la première fois depuis la réapparition de notre ami. On n’avait que quelques dizaines de secondes devant nous, on n’a pas perdu de temps. Paula s’est penchée vers Jules et, avec ce débit précipité dont elle était capable en pareil cas sans que la clarté de son discours en pâtît, elle a dit :

« Samedi vingt-huit décembre dans la soirée, avenue Mozart, au numéro dix, un meurtre abominable et gratuit. Vous le saviez ?

– Oui. Pourquoi au dix ?

– Le nombre indiqué par les dés ! » j’ai crié.

« Chut ! » ont fait les autres.

Je venais juste de comprendre. Pareil pour Paula. Elle et moi on s’est regardés d’un air de dire : Mais alors, ça limite le champ. En même temps je passais vite en revue les autres crimes, histoire de vérifier. Paula aussi, sans doute.

« Vous êtes d’accord que la rue de Vaugirard, ça peut pas être Derambure ? » j’ai chuchoté.

Ils ont répondu d’un battement de cils. L’osso bucco franchissait triomphalement la porte, soutenu par  la matouze elle-même suivie d’une corbeille de pain cachant ma sœur.

Jules a attendu qu’on soit tous servis pour attaquer son assiette, s’extasier et reprendre :

« J’étais donc chez Alicia. Elle m’héberge toujours quand je séjourne à Londres, y compris quand elle doit s’absenter. C’était le cas la dernière fois. Nous avons passé quelques journées ensemble, puis elle est partie en me laissant les clés. Ça ne lui pose aucun problème, elle est plus tranquille au contraire de savoir que quelqu’un veille sur son domaine. Néanmoins il n’était pas question que je reste enfermé, vu ce que j’avais à faire. Un programme assez chargé. Mais bien sûr j’avais prévu de rentrer à temps pour le tournage. Je devais reprendre l’avion vendredi matin. Vous voyez que j’avais de la marge. »

J’ai resservi une tournée de vin. Annette a demandé à goûter.

« Fameux », elle a dit.

Puis, comme tout le monde riait :

« Ben quoi ? Je suis largement assez grande.

– Largement, oui, j’ai fait ; grande, ça se discute. »

Très fin. De quoi m’attirer la considération de tous.

« Excuse-moi, je suis con. »

La matouze n’a pas démenti.

« Tu tiens ça de ton père. C’était son genre d’humour. Enfin, si on peut dire. Alors, Jules, cet ours ? »

Il s’est tamponné la bouche à petits gestes nets.

« Alicia est partie jeudi pour Oslo. J’ai passé la journée dehors, j’ai dîné dans un restaurant indien et je suis rentré en taxi. En arrivant à l’appartement j’ai eu comme la conscience d’un danger. Il faisait déjà nuit, et le quartier n’était guère animé. À vrai dire, il ne l’est jamais, c’est la raison pour laquelle Alicia a renforcé la protection de son loft contre les cambriolages, avec des portes blindées et des vitres incassables. Mais rien de particulier ne justifiait mes appréhensions. C’est en ouvrant la porte que j’ai compris. Quelque chose de colossal a surgi derrière moi et m’a propulsé dans l’appartement avec une telle force que j’ai bien dû atteindre le centre des quatre-vingts mètres carrés. Quand je me suis relevé, j’étais face à un ours.

– Un vrai ours ? » a demandé Annette.

« Plus vrai que vrai. Je parierais qu’il a servi de modèle quand il s’est agi de créer l’animal.

– Oui, donc c’était pas un vrai. Je me disais aussi.

– Je regrette de n’avoir pu prendre de photo. Imaginez une montagne ambulante, incroyablement agile et d’une force inouïe. Un homme, peut-être, mais privé de la parole. Et puis velu, hirsute, les yeux enfouis dans des forêts de barbe, de poils, de cheveux et de sourcils.

– Habillé, quand même ? » s’est enquise la matouze, déchaînant notre hilarité.

« Oui, avec une grande élégance. Ce contraste n’était pas ce qu’il y avait de moins étonnant dans le personnage. Des vêtements de belle coupe, du sur-mesure, il ne pouvait guère en être autrement. Mais des étoffes de qualité, et de prix.

– Et qu’est-ce qu’il voulait ?

– Je lui ai bien sûr posé la question. Pour toute réponse, j’ai obtenu un grognement. J’ai tenté de fuir, mais il m’a saisi au collet et m’a enfermé dans ma chambre, en enlevant tout simplement la poignée de la porte. Et j’ai passé là quatre jours. »

On s’est tous récriés de surprise, d’horreur et d’incrédulité.

« Mais comment vous faisiez ? » a demandé la matouze, sans préciser davantage.

« Rassurez-vous, chère Rolande, je n’ai manqué de rien, liberté mise à part. Mon gardien me nourrissait régulièrement, et le cabinet de toilette installé dans un angle de ma chambre a suffi à mes besoins sanitaires. J’ai même réussi à laver un peu de linge. »

Je l’imaginais, grimpé sur une chaise pour plus de commodité, et j’essayais de maintenir mon sourire dans les limites de la courtoisie.

« Votre gardien ? » a dit Paula. « Une garde inversée, en quelque sorte. L’ours ayant la clé de la cage.

– À cette nuance près qu’il était lui aussi prisonnier. Mais dans une cage autrement moins exiguë. Comme vous vous en doutez, j’ai tout essayé pour sortir de là. En vain. L’escamotage de la poignée était un coup de génie. Simplissime et d’une efficacité absolue. Je n’ai jamais réussi à me confectionner un outil de substitution. Vous vous rendez compte ? J’ai toujours sur moi un passepartout qui vient à bout de bien des serrures, mais je n’ai pas été fichu d’ouvrir cette porte. Ça m’a révélé mes limites. Mes talents de prestidigitateur sont restés inopérants. Et, je vous l’ai dit, cette chambre ne comporte pas vraiment de fenêtre. Elle est éclairée par une sorte de lucarne faite de pavés translucides qui donne sur une allée où il ne passe jamais personne. Toute communication avec l’extérieur était impossible. Qu’y a-t-il, Norbert ?

– Il est claustrophobe », a dit ma charmante sœur.

« Pas vraiment », j’ai rectifié. « Et provoquer un incendie ?

– Je n’avais aucun moyen de le faire. Et aucune envie. Vous imaginez la pauvre Alicia... Sans en arriver là, j’ai inventé toutes sortes de ruses et de leurres, mais mon gardien était la méfiance même. À un moment, je me suis volontairement blessé, une petite entaille de surface, mais j’ai mis du sang partout, j’ai appelé au secours un long moment avant que mon gardien daigne entrouvrir la porte, passe la tête dans la chambre, juge d’un coup d’œil la situation, pousse un grognement et s’en aille. J’en ai été quitte pour nettoyer.

– Et lui, j’ai lancé, il est vraiment resté là tout le temps ?

– Il n’a jamais quitté l’appartement. À deux reprises au moins – peut-être plus, mais je n’ai évidemment pas veillé en permanence –, quelqu’un est venu lui apporter de quoi se changer (car je lui ai vu des tenues diverses, mais toujours aussi élégantes), en plus de notre pitance. Je n’ai perçu de ces brèves visites que des bruits étouffés. Je guettais les moments où mon geôlier lui-même prendrait un peu de repos, mais soit il ne dormait jamais, soit il faisait de petites siestes d’une heure ou deux, soit il avait le sommeil des plus légers. Jamais je ne l’ai entendu ronfler. En revanche, dès que je faisais du bruit, il venait coller son oreille à la porte. Paisible, avec ça. Je dois dire qu’à part au début, quand il m’a cloîtré de force, ses seules brutalités à mon égard se sont réduites à ses grognements.

– Et que faisait-il de ses journées ? » a demandé Paula.

« Vous n’allez pas me croire.

– Dites toujours.

– Il jouait du piano. Merveilleusement. »

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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