Joue-moi encore, 19
Jules a savouré notre ahurissement et une gorgée de vin, avant de reprendre :
« La première fois, j’ai d’abord cru à un enregistrement. Ce garçon (je ne voudrais pas paraître étroit d’esprit, mais je le rangeais parmi les mâles) était donc mélomane. J’en ai été plus ravi que surpris. Cela s’accordait avec le raffinement, sinon de ses manières, du moins de sa mise, hirsutisme excepté.
« Cependant je ne parvenais pas à identifier l’interprète ni le disque, tous deux exceptionnels, par la qualité du jeu et de la prise de son. La plus belle version que j’aie jamais entendue de l’Étude pathétique. Une finesse, une intelligence ! Cette façon de vous faire redécouvrir l’œuvre tout en vous la rendant soudain autrement familière, familière par cette nouveauté, justement, par l’émotion de la redécouverte ; c’était comme de retrouver un vieil ami que l’on croyait disparu, enfin, je dis n’importe quoi...
– C’est pas grave, a fait Annette, on y connait rien.
– Parle pour toi, a ronchonné la matouze, j’ai l’impression que Paula au contraire est dans son élément. Je parie même qu’elle joue du piano.
– Bien sûr. J’ai eu une éducation bourgeoise. Mais je préférais le piano à bretelles. Quand j’étais enfant je rêvais d’en jouer. J’ai même fugué un jour, j’avais neuf ans, pour aller rejoindre un accordéoniste, une espèce de clochard qui m’avait prise en affection. Il aurait été bien embêté, le pauvre, si ma mère n’était pas venue me chercher alors que j’étais en train de le supplier de m’emmener avec lui sur les routes.
– Une fugue pour accordéon, j’ai ponctué ; joli (je saluais surtout mon jeu de mots).
– Eh ben dis donc, Paula ! a fait la matouze, tu caches bien ton jeu !
– C’est pas pour rien que ses parents l’ont émancipée, j’ai opiné (tout en me demandant si je n’étais pas en train de dire une nouvelle connerie).
– Ça n’a pas grand rapport, elle a fait. Mes parents étaient bien contents de se débarrasser de moi. Mais me voir partir avec Popeye, c’était plus qu’ils ne pouvaient admettre.
– Il s’appelait Popeye ? » a demandé ma sœur.
« Un surnom.
– Si ça se trouve c’était un vieux cochon », a dit la matouze.
« C’est possible, bien sûr. Mais ça m’étonnerait. Enfin, là n’est pas la question. Excusez-nous, Jules...
– Je me suis interrompu tout seul. Donc cette musique me transportait. Et puis, à un moment, ça s’est arrêté. Mais pas brusquement, comme quand on éteint un appareil. C’était au début de la réexposition. Au beau milieu d’une phrase particulièrement émouvante, le tempo a ralenti et la musique a cessé.
« J’en étais venu à envisager que l’interprète fût Alicia elle-même. Je connaissais sa passion pour Scriabine. Elle avait pu s’enregistrer pendant une séance de travail, et mon curieux geôlier déclencher la lecture. Cette interruption confirmait en quelque sorte mon hypothèse. Même le sanglot qui a suivi n’a pas suffi à me détromper. Oui, dans le silence revenu, silence profond, hanté par une mystérieuse présence – je ne parle pas de mon gardien, mais de quelque chose de plus ténu et de plus diffus, de plus léger et de plus dense à la fois –, j’ai nettement perçu – pour ne rien vous cacher, je m’étais installé tout contre la porte, l’oreille collée au trou de la poignée – un bref mais indubitable sanglot. Ce que j’en ai conclu ? Que même une brute pouvait être sensible à la beauté d’une telle musique, surtout jouée avec autant de grâce et de concentration mêlées. Je ne sais pourquoi, cependant, j’ai regardé par le fameux trou, alors qu’il limitait mon champ de vision à une portion en l’occurrence sans intérêt du décor. J’ai entendu le bruit caractéristique d’un siège que l’on quitte, et j’ai vu l’énorme silhouette passer devant moi. Manifestement, le siège en question, c’était le tabouret du piano. Cela ne prouvait rien, mais quand l’instant d’après mon gardien est repassé dans l’autre sens, que je l’ai entendu se rasseoir et que l’Étude a repris au début de la même phrase, dans un style de jeu tout semblable au précédent, j’ai compris que l’interprète était mon geôlier. Mon écoute s’en est trouvée modifiée, et, je dois l’avouer, un peu perturbée. Car désormais je ne pouvais plus détacher mon esprit de l’image de ces mains énormes, de ces pattes velues, aux doigts épais, et vous ne le savez peut-être pas mais cette sonate demande une grande agilité de la main gauche. Bref, moi qui ne suis pas le dernier à mystifier mon prochain, j’étais subjugué, comme envoûté. À la fin du morceau, je n’ai pu m’empêcher d’applaudir. Aucune réaction. Puis le pianiste s’est levé, s’est approché de la porte, où il est resté un moment à attendre je ne saurais dire quoi. J’ai lancé un Bravo ! bien sonore et bien international ; ça aussi, c’était plus fort que moi. Il a poussé un grognement et s’est éloigné.
« Mon cri, si spontané, s’était mué en autre chose. Moi aussi j’avais eu mon sanglot. En général je maîtrise assez bien mes émotions, mais cette fois je me suis indiscutablement laissé submerger. Il devait entrer dans ce que j’éprouvais un peu de narcissisme. Cela n’ôte rien au talent du pianiste. J’espérais qu’il jouerait de nouveau, et j’ai été comblé. En quatre jours, j’ai eu droit à quatre récitals, plus quelques pièces isolées. Beaucoup de musique russe, exclusivement peut-être, avec une prédilection marquée pour le romantisme. Je ne reconnaissais pas toujours les morceaux, et j’ai plusieurs fois été tenté de demander ; quand enfin je m’y suis hasardé, vous devinez quelle réponse j’ai obtenue. »
Ma sœur faisait l’ours d’une manière irrésistible bien que peu crédible.
« Voilà, c’est à peu près ça. Mais ce qui a définitivement ruiné mes chances, c’est que j’ai toujours sur moi ceci. »
Il a sorti de sa poche un minuscule harmonica.
« Il ne me quitte jamais.
– J’adore l’harmonica, s’est écriée ma sœur. Vous allez nous jouer quelque chose ?
– Tout à l’heure, avec plaisir, si vous voulez.
« Un jour, donc, ce devait être dimanche matin, depuis un moment j’entendais mon geôlier aller et venir comme un ours en cage...
– Un ours russe.
– Norbert, s’il te plaît.
– Désolé, maman.
– Je l’apercevais de temps à autre par le trou de la porte sans comprendre à quelle activité il se livrait, je commençais à trouver le temps long, je supportais de plus en plus mal la claustration, je pensais à tout ce que j’étais en train de manquer, au film de Chimène, par exemple...
– Chimène ? » s’est permis Paula.
« Martial, j’ai traduit ; encore un surnom. Je t’expliquerai.
– J’étais en colère, et triste. Mon gardien n’avait pas encore joué de la journée, je me suis dit que seul un peu de piano pouvait me consoler, et en manière de signal ou d’encouragement j’ai pris Sigmund et je me suis mis à jouer.
– Sigmund ? » a fait la matouze.
« Mon harmonica.
– On va finir par s’y perdre.
– Pardonnez-moi. J’avais à peine fait quelques notes que j’ai perçu un grand remue-ménage dans le salon, le bruit d’un meuble renversé, comme si l’on se battait, et même un accord de piano affreusement dissonant, l’effet probable d’un poing frappant le clavier.
– Vous avez regardé par le trou ? » a osé ma sœur.
« Bien sûr. Je m’attendais à entrevoir quelque bagarre, et non des moindres, un match de catch, mais rien de tel. La porte s’est ouverte – j’ai dû reculer d’un bond –, et mon gardien a passé la tête dans la chambre, poussé un grognement...
– Comme d’habitude », a dit la même.
« Oui, mais en me regardant d’un air si effrayant que je me suis juré de ne plus jamais demander à Sigmund de me tirer de là.
– Si ça se trouve, a dit la matouze, cet ours était moins méchant qu’il n’en avait l’air. Peut-être qu’il ne vous aurait fait aucun mal.
– Je suis heureux, chère Rolande, d’avoir su vous le rendre sympathique. Et je vous donne volontiers raison. Mais, sur le coup, je n’avais pas tellement envie de vérifier. Ni de prendre le risque de me faire confisquer mon harmonica.
« De son côté, mon geôlier semblait avoir décidé de ne plus jouer. Enfin, le soir, il s’est rattrapé avec un éblouissant programme Rachmaninov.
– Et comment s’est passée votre libération ?
– Le plus simplement du monde. Mardi après-midi, en me réveillant de ma sieste... »
Il a rougi. Lui ! Impayable.
« Oui, il a cru bon d’ajouter, la fatigue a parfois eu raison de ma résistance. Je me réveille, donc, et à ma grande surprise je constate que la poignée de ma porte a été remise en place. Moi qui croyais ne dormir que d’un œil ! Je sors, je suis seul, tout est en ordre, on jurerait qu’Alicia vient juste de partir. Je me précipite sur le téléphone, il fonctionne normalement. Je m’organise, je prends une bonne douche et le premier avion pour Paris.
– Quelle histoire ! » on a fait en chœur.
« On dirait un peu la Belle et la Bête », a commenté qui, à votre avis ?
« Merci pour la Belle. »
De nouveau, il s’est empourpré. Ma sœur a rougi à son tour. Ils étaient vraiment chou tous les deux. Chou rouge, oui.
« Quel intérêt de vous séquestrer comme ça ? » a demandé la matouze. « Il n’y a pas d’autre mot. Je suppose d’ailleurs que vous avez porté plainte.
– Non, j’avais hâte de rentrer à Paris. Et comme je ne pouvais faire valoir le moindre dommage à part la perte de temps, je doute que la police eût diligenté une enquête approfondie. En outre, je voulais éviter tout ennui à cette chère Alicia. Je ne lui ai d’ailleurs rien dit, sinon de se méfier d’un ours, et je lui ai parlé d’un individu qui m’avait importuné dans la rue un soir près de chez elle. J’espérais qu’à la description que je lui en faisais elle reconnaîtrait le pianiste, car je persiste à penser qu’il y en a peu comme lui, surtout si vous y ajoutez ce physique inattendu, mais elle n’a pas réagi. J’ai jugé inutile de lui en révéler davantage. Vous êtes les seuls à qui j’aie tout raconté. »
Pendant quelques secondes, je me suis demandé si cette histoire n’était pas une énorme blague. Jules en était lui-même convenu, et spontanément, il ne détestait pas mystifier son monde. Un maître de l’illusion comme lui ne pouvait-il la produire par de simples paroles ?
Ce qui m’a ôté tout soupçon, ce sont ses empourprements. Ces choses-là ne se commandent pas.
« Même votre frère en a rien su ? Pourtant, ça l’aurait intéressé, je pense.
– Ma chère Rolande, mon frère est bien la dernière personne à qui j’irais confier cette aventure.
– Aussi ne lui en dirons-nous rien », a conclu Paula.
« C’est juré, a renchéri la matouze, on gardera le secret. »
Comme par une suite logique, on a parlé d’autre chose. Mais Annette n’avait pas oublié la promesse de notre invité. Et, au dessert (un somptueux cantuccio, n’essayez pas de rivaliser), elle a réclamé un air d’harmonica.
Cinq minutes après, on chialait tous, sauf Jules. S’éclaircissant la voix, se forçant à rire à travers ses larmes, ma mère a réussi à lui demander si c’était là le morceau qu’il avait joué à son geôlier.
« Je n’en connais pas beaucoup d’autres.
– Mais alors quelle chance ! » s’est exclamée Annette, encore bouleversée. « C’est ma musique préférée !
– T’en connais pas non plus beaucoup d’autres. »
Tout ce que j’avais trouvé pour reprendre un peu d’assurance. Le regard de Paula me l’a vite fait perdre.
« C’est magnifique, elle a dit, qu’est-ce que c’est ? »
Pour une fois que je pouvais lui apprendre quelque chose !
« La musique de Pinocchio. Pas le dessin animé de Disney, le feuilleton de Comencini. »
J’ai même été capable de lui indiquer le nom du compositeur : Fiorenzo Carpi.
« Les Aventures de Pinocchio, exactement », a précisé Jules.
À la maison on avait le bouquin de Collodi, le seul que notre mère ait conservé de son enfance, pour nous le transmettre. Et voilà qu’un soir en allumant la télé, on venait juste de récupérer ce poste franchement pas terrible, en noir et blanc, on tombe sur ce feuilleton. Quel enchantement ! Aucun rapport avec Disney ! Les derniers épisodes on les a vus (en couleurs !) pendant les vacances de Noël à la Boissière, parmi les odeurs de résine, de feu de bois et de pommes au four. À cette époque ma cousine Carmen était encore une fillette.
« Norbert, tu rêves ? » a fait la matouze. Puis, se tournant vers Jules :
« Ce que je crois surtout, c’est que vous avez beaucoup de flair et de délicatesse. »
Vous auriez vu le Jules !
On a envoyé ma sœur au lit (Ma Nanette, il est tard, j’aurais pas dû te laisser veiller comme ça ! Mais vous, Jules, vous prendrez bien un café ? On en prenait tous), puis j’ai aiguillé la conversation sur la mort du voisin. On allait peut-être enfin savoir ce que savait notre ami concernant l’accident.
« Pendant que vous étiez retenu à Londres », j’ai commencé, histoire de suggérer un éventuel rapport entre les deux événements, « le hasard a donc voulu qu’on assiste, vos copains et moi, à la mort de Derambure.
– J’en suis navré pour vous. J’hésitais à vous en reparler, surtout devant votre sœur, mais ç’a dû être terrible.
– Comment vous avez su, au fait ?
– Par mon frère. Apparemment il ignorait que vous aviez été témoin de l’accident. Chimène non plus ne m’en a pas parlé, ni Maké, ni, ce qui se conçoit encore mieux, Germonprez. Et vous, vous aviez reconnu Derambure ? Sa voiture, peut-être.
– J’en aurais été incapable. Mais on nous a donné un numéro de téléphone où appeler pour avoir des nouvelles des victimes, et c’est comme ça que j’ai su qu’il y avait en tout et pour tout un mort et qu’il s’appelait Maurice Derambure.
– Ce n’est donc pas mon frère qui vous l’a dit. Qu’est-ce qu’il attendait pour le faire ?
– Il m’en a parlé tout à l’heure au téléphone », a dit Paula. « Il croyait m’apprendre la nouvelle. Je ne l’ai pas détrompé.
– On ne détrompe pas facilement le commissaire Laforgue. »
Il restait encore des points à éclaircir mais l’heure tournait, minuit moins vingt, déjà ! Notre ami a dû partir. Lui proposer de dormir à la maison ? Guère réaliste.
« Heureusement que je ne conduis pas ! » il a fait. Il débordait de plaisir. Il a chaleureusement remercié son hôtesse et nous a quittés.
« Quel homme adorable ! » a commenté la matouze. « Allez, au lit ! Je ferai la vaisselle demain. Paula, tu te lèves tôt, ça va aller ? »
À peine la matouze disparue, on s’est regardés, ma copine et moi. On était d’accord, non ? On avait un rendez-vous.