Joue-moi encore, 17

Publié le par Louis Racine

Joue-moi encore, 17

 

J’avoue, j’en ai un peu voulu à Jules de me cueillir ainsi devant ma mère, à qui j’avais livré le moins possible de précisions concernant mon retour de l’hôpital et mon ambulancier improvisé, et ma sœur, qui n’avait jamais entendu parler de lui. Mais notre hôte posait sur moi un regard si clair, il paraissait tirer un plaisir si sain de la situation que j’ai choisi de faire moi aussi bonne figure, rassuré d’ailleurs par son air réjoui, qui semblait relativiser la capacité de nuire d’Axel. De fait, je n’avais rien à lui reprocher, sinon ses avances. Se pouvait-il que Jules fût homosexuel ? L’idée m’a traversé l’esprit. Néanmoins, moi qui en étais venu à considérer le bel Allemand comme un complice voire un partenaire de l’horrible jeu que vous savez, et avais cru comprendre que Paula partageait mes soupçons, j’étais légèrement déboussolé. J’ai quand même fini de garnir les verres, y compris celui de Paula (elle était encore au téléphone mais ne bouderait sûrement pas le porto préféré de la matouze – après celui que ma copine lui avait offert et que nous avions séché en une soirée), non sans demander :

« Vous le connaissez ? »

Il s’est rengorgé d’une façon très mignonne.

« Un peu. C’est surtout un ami de Germonprez. »

Rappelez-vous : l’ingénieur du son qui conseillait celui de Piveteau. Un aveugle pince-sans-rire. On avait sympathisé dès les premières minutes, mais l’annulation du tournage nous avait séparés.

« Ah ! c’est vrai, Axel travaille dans la musique.

– Grand découvreur d’artistes. Il a une oreille très sûre.

– Comme Germonprez. »

Manifestement ravi de ma remarque, il s’est tourné vers la matouze :

« Pardonnez-moi l’impolitesse de cet échange séparé, chère Rolande. Dans le petit milieu que je fréquente, tout se sait. Vous avez des raisons de vous en sentir exclue. Si cela peut vous consoler, je viens d’apprendre que le film dont on vous a grossièrement écartée ne se fera pas. Sans vous, je n’en donnais pas un pet de lapin, malgré la participation de Daniel.

– Daniel Ceccaldi », a complété la matouze pour la galerie, moins utilement que fièrement. « Qu’est-ce qui s’est passé ?

– La production s’est retirée.

– Marie-Jo ? (Surcroît de fierté, avec un brin de rancœur.)

– Elle est tombée malade. Mais ça n’a aucun rapport. Enfin... »

De sa petite main agile et potelée, il a eu un geste d’incertitude.

Bien fait pour elle. La matouze ne l’a pas dit, mais elle l’a pensé si fort que c’était tout comme.

« Bien fait pour elle », a prononcé ma sœur.

« Annette ! Y a des limites. Bon, on trinque ? »

On a trinqué. Jules s’est extasié sur le porto. Annette carburait comme d’habitude au lait-fraise.

J’étais content qu’on ait changé de sujet, et plus impatient que Paula nous rejoigne que d’en apprendre davantage sur l’ami de Germonprez. Je trouverais bien un moment dans la soirée pour interroger discrètement Jules à son sujet. Mais il devait avoir décidé de me contrarier :

« On a raison de le dire, il a dit, le monde est petit. Ainsi, Norbert, vous aviez une autre relation en commun, Axel et vous.

– Aviez ? Vous voulez parler de Derambure ?

– De votre infortuné voisin, oui. »

L’absence de Paula devenait franchement pesante. Nous n’avions pas prévu de commenter la nouvelle devant des tiers, pas même Annette, dont il aurait été difficile de compléter l’information sans évoquer nos craintes quant au sort de Jules. Même s’il était à l’évidence en pleine forme, et guilleret, et justement pour ces raisons, je n’avais guère envie d’assombrir l’atmosphère par d’intempestives, vaines angoisses. Ni d’y jeter les sombres feux d’un sinistre brasier.

« Vous êtes au courant ? » demandait justement ma sœur, tandis que la matouze y allait d’un commentaire peiné. « Nous, c’est Norbert qui nous l’a dit. Un accident de voiture, il paraît.

– Auquel j’ai assisté », j’ai enchaîné. « Germonprez aussi, à sa façon. Et le reste de l’équipe. »

Je n’osais pas regarder Jules, bien que sa réaction m’intéressât au plus haut point.

« Sauf moi », il a dit.

Paula avait enfin raccroché. À son entrée, je lui ai tendu son verre, tandis que Jules se levait. Elle lui a claqué deux bises. J’en ai profité pour jeter un œil dans la rue, mais sans ouvrir la fenêtre pour me pencher au dehors je ne pouvais voir que les voitures garées de l’autre côté, et encore. En tout cas, pas la moindre amorce de Pégase dans le cadre.

On a retrinqué, avec Paula, cette fois. Elle a pris un air mi-malicieux mi-désolé :

« Je n’avais pas l’intention de dire à votre frère que vous étiez là, mais il a reconnu votre voix.

– Ah ! ces policiers. J’espère que son dépit ne l’a pas rendu désagréable. »

Son visage reproduisait si exactement l’expression de ma copine que j’ai failli applaudir. Quel acteur ! N’empêche que j’étais mal à l’aise. En plus de ça, comme par hasard, ma douleur se ravivait dans toute ma jambe.

« Qu’est-ce qu’il voulait, René ? » a demandé la matouze. Jules a marqué le prénom d’un bref sourire. « Ah ! pardon, Paula, ça ne me regarde pas. »

Elle allait quand même répondre, quand le téléphone a sonné de nouveau. Annette s’est précipitée.

« À vrai dire... », a commencé ma copine.

« Norbert ! C’est pour toi. »

Jamais tranquille.

« Une fille », a ajouté ma sœur en me croisant sur le seuil de l’entrée.

Une fille ? Quelle fille ? Géraldine ? Mon rythme cardiaque s’était brusquement accéléré.

« Allô ?

– Bonsoir, Norbert !

– Qui c’est ?

– Tu me déçois. Un petit effort ! »

Ce n’était pas nécessaire. J’avais su dès la première seconde, mais je voulais gagner du temps, histoire de rassembler mes esprits. J’ai murmuré :

« Paméla, bien sûr.

– Tu parles tout bas ! Je te dérange, peut-être ?

– Non, attends, je vais fermer la porte. »

Ce qui ne pouvait qu’exciter la curiosité des autres, et, en un sens, aggraver mon cas.

Je me suis assis, tournant le dos à Jules qui se trouvait juste dans l’axe, de l’autre côté de la vitre.

« Je t’écoute.

– Vous devez être à table. Désolée. Je ne vais pas m’éterniser. D’abord je voulais prendre de tes nouvelles. Martial était en train de me raconter... »

Était en train ? Ils se voyaient souvent ces deux-là. À tous les coups ils couchaient ensemble. Martial et Vénus. Ha ha. Et moi, le boiteux, je n’aurais pas fait un cocu pertinent ? Vous voyez que je touchais mon caramel en mythologie. Et que le porto m’avait chauffé la tête. Ils s’étaient peut-être juste téléphoné.

Je l’ai rassérénée, joyeusement affolé par sa voix et par les effets qu’une fois de plus elle produisait sur moi. De fait, mieux valait que cette conversation ne se prolonge pas outre mesure.

« Sinon, elle a dit, la grande nouvelle, mais t’es au courant forcément...

– Même qu’il dîne chez nous ce soir.

– Jules ? Super ! Dis-lui que je l’embrasse fort ! Norbert ? T’es toujours là ?

– Oui, oui. Je lui dirai.

– Et tu sais, on va le faire, le film de Chimène. »

C’était le surnom de Piveteau. Je vous expliquerai.

« J’y compte bien.

– Attends, je me prépare depuis deux mois ! Gym et tout.

– Et tout. Gym-agine. Mais t’as d’autres feux... d’autres fers au feu, je crois ?

– Demande à Jules, il a tout suivi.

– Ben oui, vous êtes très liés. (Je repensais à leur numéro le soir du tournoi.) Au fait, il paraît que t’es partante pour un go ?

– Je veux ! Quand tu veux ! Go !

– Le problème c’est que je suis pas très mobile en ce moment.

– Raison de plus pour que je vienne t’apporter de saines distractions. À moins que tu refuses de m’accueillir sous ton toit ?

– Sous mon moi ? Tu rigoles !

– Moi, ton surmoi ? Tu plaisantes !

– Quelle réactivité !

– Ça promet ! »

Pour la première fois de ma vie, je bandais, non en badinant, mais de badiner. Une façon comme une autre de sublimer la chose. Jusqu’à un certain point. Mais peut-être qu’avec un peu d’entraînement je parviendrais à bander en esprit. Une pure érection mentale. Cela dit, pourquoi ne pas tout simplement me livrer avec Paméla aux plaisirs de la chair ? Que cette fille aime blaguer ne prouvait pas l’austérité de ses mœurs. Piveteau pouvait ne pas être un obstacle, pas plus que Paula. Ce qui me retenait, je crois, c’est que je n’étais pas amoureux d’elle. Du moins pas encore. Pardonnez-moi d’être aussi romantique.

« Norbert ? Tu relis ton manuel de go ? Tu consultes ton agenda ?

– Oui, euh... quand est-ce que tu serais libre ?

– C’est vrai que toi, tu l’es en permanence.

– Pas la nuit, quand même.

– Je ne te l’aurais pas proposé. Mais demain après-midi ? Vers quinze heures ?

– Parfait. Apporte ton jeu. »

Ça l’a surprise, forcément.

« Tu n’en as pas ? Comment tu fais alors ?

– Je joue au Petit Suisse. Ou en imagination. T’inquiète, je me défends. Je suis peut-être pas aussi balèze que toi, t’attends pas à des merveilles, mais...

– J’ai encore plus hâte de voir ça. Bon, demain, quinze heures. J’apporte un jeu et de quoi goûter.

– Tu viens comment ?

– Avec Capucine.

– C’est qui ?

– Ma mob. »

Je lui ai filé mon adresse, à demain, bise, et j’ai raccroché.

De quoi goûter.

J’ai attendu que les choses rentrent dans l’ordre, puis, lentement, je me suis relevé, j’ai empoigné mes cannes et j’ai rejoint les autres.

« Ah ! Norbert, a fait Jules ; nous vous attendions.

– Pour passer à table ?

– Pas encore, qu’est ce que tu racontes ? » a protesté la matouze. « À moins bien sûr que vous ayez déjà faim. Jules, un autre porto ?

– Ça ira, merci. Mais je n’ai aucune envie d’écourter l’apéritif ni de vous presser, même si les senteurs qui me parviennent de la cuisine m’ouvrent de délicieux horizons. Je m’apprêtais à vous raconter mon voyage en Angleterre. »

Je me suis assis (à table, quand même, mais c’était le manque de place). On allait enfin comprendre cette histoire d’accident. Enfin, peut-être.

« Horizons moins délicieux », j’ai fait, honteux quand même de verser dans un tel cliché.

Jules a souri poliment. Je me suis demandé si je l’avais jamais vu afficher un air de réprobation. Cet homme semblait la bienveillance incarnée. Mais aussi paraissait s’amuser en permanence. Rien chez lui d’une compassion douloureuse. Et tout à coup j’en ai été choqué.

Que j’essaie de vous exposer ça clairement.

Depuis son arrivée j’éprouvais comme un malaise. On s’était fait un sang d’encre à propos de Jules. Bon, pas ma mère ni ma sœur, de sorte qu’on n’avait pas pu exprimer à notre ami toute notre joie de le revoir sain et sauf. Mais finalement ça m’arrangeait, parce que je n’aurais pas réussi à être cent pour cent sincère. Je le trouvais un peu culotté d’avoir joué avec nos sentiments. Certes, il ne pouvait guère se justifier ni nous consoler en présence de la matouze et d’Annette, lui aussi devait donner le change, mais je le savais capable d’une communication discrète, or je quêtais vainement des signes de complicité. Peut-être les réservait-il à Paula ? Pourtant les regards qu’elle m’adressait en cachette, si je les interprétais correctement, traduisaient des interrogations comparables aux miennes. On adorait Jules, un ami chaleureux, un allié puissant et sûr, on n’oublierait jamais ce qu’il avait fait pour nous, son comportement actuel nous surprenait d’autant plus.

Oui, d’accord, vous aimeriez justement l’écouter. Allons-y. Je jure de ne pas l’interrompre. Vous, servez-vous un porto si ça vous chante. Ou ce que vous voulez. Ne vous gênez pas.

« Norbert est bien placé pour savoir que nous devions nous retrouver samedi dernier chez Sadoul pour ensuite tourner deux scènes dans les locaux de l’École. Mais j’ai été retenu par un ours. Oui, un ours. Étonnant, non ? C’est pourtant la vérité. J’étais à Londres, j’y ai des amis et parmi eux la pianiste Alicia Hewlett. Mademoiselle Paula, ça vous dit quelque chose, apparemment. Elle vient de sortir une intégrale de l’œuvre de Grieg pour piano seul où elle répond en quelque sorte à Glenn Gould dans la sonate en mi mineur. »

Je ne l’interromps pas, je dis juste que ça m’agaçait. À quoi rimait cette cuistrerie devant notre famille de gens ordinaires ? Et Paula qui semblait prendre plaisir au jeu de l’exclusion !

« Tenez, j’ai son portrait ici. »

De mieux en mieux. Il se foutait du monde. En tout cas ce n’est pas moi qui l’ai interrompu.

« Belle femme », a commenté la matouze en passant la photo à ma sœur, qui a approuvé. Toutes deux souriantes et détendues. J’étais donc le seul sur qui le charme de Jules n’opérait pas ? Impossible de croiser les yeux de Paula, qui à son tour a vanté la beauté de la dame avant de m’en présenter la preuve, non sans assortir son geste d’un sourire d’encouragement et d’un regard où perçait à peine une pointe de perplexité.

À cette époque, quand on parlait d’une belle femme, je voyais aussitôt Blanche Prével. De fait, vous vous en souvenez peut-être, elle m’avait servi de référence le jour où j’avais rencontré cette troublante inconnue accompagnée d’un enfant magnifique, le Petit Prince en brun. (C’est ça : au cimetière des Batignolles. J’étais allé me recueillir sur la tombe d’Isabelle et j’ai eu la surprise de rencontrer mon fossoyeur de père en plein travail.)

Une Blanche Prével brune. Longue, mince. En grand deuil ? Peut-être, car elle était toute de noir vêtue. Je ne l’avais vue que quelques secondes, mais son visage ainsi que celui de l’enfant, son fils, probablement, étaient restés gravés dans ma mémoire. Alors, quand j’ai jeté les yeux vers le portrait, sans chercher à dissimuler mon agacement, y compris d’être le dernier à profiter de la fête, je n’ai pu retenir un cri.

Pas celui que vous pensez. Pour qui me prenez-vous ? Un cri, pas un juron.

Instantanément j’ai entrepris de me raisonner : voyons, Norbert, tu es victime d’une banale illusion. Une vague ressemblance, ta fatigue et ton imagination, il ne t’en faut pas plus.

Voilà ce que j’aurais continué à me dire si en reprenant son bien Jules ne m’avait adressé un clin d’œil.

Une illusion, encore ?

Vous me direz, un clin d’œil ça peut signifier bien des choses.

Oui, mais pas celui-là. Nulle connivence esthétique, encore moins égrillarde ; plutôt quelque chose comme : « Tu ne t’y attendais pas, hein ? Mais tout va bien, tout va bien. Fais-moi confiance. »

Si vous ne croyez pas qu’on puisse dire ça d’une simple œillade, pourquoi lisez-vous des romans ? Et comment vous débrouillez-vous dans la vie ?

« Elle te fait de l’effet », a dit la matouze, tandis que ma sœur, plus perspicace en l’occurrence, et sur qui on pouvait toujours compter pour mettre les pieds dans le plat, demandait : « Elle ressemble à quelqu’un que tu connais ?

– Oui et non. C’est juste que... »

Je pensais à toute allure et sans beaucoup de fruit. Je me disais : ma parole, les deux frangins se sont entendus pour venir jusqu’ici me mystifier chacun avec une photo.

« Remarquez, il n’est pas complètement impossible que vous l’ayez vue à Paris, elle y vient de temps en temps. Elle y a encore passé quelques jours tout récemment, avec son fils. »

Vous connaissez ça sans doute, cette certitude d’avoir raison qui se fonde sur si peu d’indices qu’on pourrait tout aussi bien avoir tort. Sauf qu’on a raison.

« Une admiratrice d’André Breton ? » j’ai fait, avec un léger tremblement dans la voix. J’étais parcouru d’électricité. Jules posait sur moi des yeux tranquilles et affectueux. Les autres avaient des points d’interrogation  en suspension au-dessus de la tête.

« Une amatrice de littérature française, de poésie du vingtième siècle en particulier.

– Allez ! » a fait la matouze en se levant brusquement. « Vous nous raconterez la suite à table. »

J’ai gardé ma place, dos à l’entrée, face à la fenêtre. Jules s’est assis entre Paula et ma mère, Annette serait entre Paula et moi. Pendant que ma sœur allait chercher le minestrone (elle adorait ce genre de mission), j’ai respiré un grand coup puis j’ai lancé à Jules :

« Avant de nous parler de cet ours, dites-nous comment va votre fier destrier.

– Pégase ? Je l’ai prêté à une amie.

– Vous êtes venu comment alors ? » a demandé Annette.

Il a cligné de l’œil à mon intention :

« Dans un fauteuil de velours rouge emporté par deux cents colombes. »

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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