Joue-moi encore, 14
Alors ça ! Si je m’étais attendu !
Quand la matouze est rentrée j’étais encore sous le choc.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est cette histoire d’accident ? Je n’écoutais pas mais j’ai entendu. Et c’est qui cet Axel ?
– Tu sais bien, le type qui a joué les ambulanciers.
– Oui, il a pas voulu rencontrer ta mère mais il revient se garer sous ta fenêtre. Tu sais ce que je pense ? Ton Axel, il vole dans la même patrouille que le voisin.
– Würtz ? »
J’adorais la faire enrager.
« Eh ben la meilleure, j’ai fait, c’est qu’il est mort ! »
Elle a blêmi.
« Derambure ! j’ai dit façon réclame, Derambure, bien sûr !
– Faut pas rigoler avec ça. T’es malade ou quoi ? Imagine qu’il lui arrive quelque chose !
– C’est fait. Je te jure. Je viens d’avoir la police au téléphone. Il est mort dans l’accident en question.
– René te l’avait pas dit ?
– Il devait pas le savoir. »
Tout en proférant cette énormité, j’entendais hurler mon double intérieur. Une fois de plus j’étais pris en flagrant délit de bêtise. Et ça m’indisposait. J’ai choisi la fuite en avant ; on réfléchirait plus tard, pour l’instant je n’étais pas en mesure. J’ai annoncé à la matouze que je projetais d’appeler Piveteau rapport à certain changement de programme. Et, par souci d’honnêteté, que j’avais d’autres coups de fil à passer. Vous n’avez pas oublié Géraldine, j’espère. Il fallait aussi que je déclare forfait côté Sophie et cours d’allemand, comme d’ailleurs concernant les cours de grec et de go, à moins de convoquer les intéressés ici, mais ça faisait loin du Malebranche et du quartier latin en général.
« C’est ça, tu vas passer la journée au téléphone au lieu de t’occuper de ton bac.
– Justement, je voulais appeler Douvenou, voir avec lui ce que j’ai à rattraper. Mais si t’as besoin de bigophoner pour ta recherche d’emploi, on peut s’arranger.
– Puisque tu parles de ça, j’espère que t’as conscience que tes cours d’allemand, c’est fini.
– Sauf si ça se passe ici.
– Ah d’accord, chez nous, ça devient ton bureau.
– Chez nous c’est chez moi.
– Sauf que le salon est à tout le monde, en principe.
– C’est pas ma faute si j’ai plus de chambre.
– Tu voulais peut-être que je cède la mienne à ta sœur ? Et puis je te rappelle que c’est toi qu’as insisté pour aller habiter chez madame Rondeau. Faut croire que tu t’y plaisais mieux qu’ici.
– Le paradis. Surtout les soirs où je la trouvais pendue en rentrant.
– Si tu continues comme ça, c’est ce qui risque de t’arriver avec ta mère.
– Ça serait pas sympa pour Annette. Et arrête de crier, Würtz va débarquer.
– Eh ben au moins ça fera un homme dans le paysage. »
Fin du round. On se regardait sans beaucoup d’aménité, chacun comptait vaguement les points. Ma mère a sorti ses clopes et s’en est allumé une, me tendant comme par distraction le paquet.
« Si on s’engueule dès le premier jour... » j’ai fait.
« Le deuxième, je te signale.
– Tu les comptes ?
– Tu vas pas recommencer.
– Quel culot ! C’est toi qu’arrêtes pas de m’agresser.
– Alors ce que Paula t’a écrit, ça t’a pas suffi ?
– T’as lu sa lettre ?
– Tu m’as dit ce qu’il y avait dedans.
– J’ai pas été très précis.
– Pas la peine. Une mère, ça a pas besoin de détails.
– Arrête, t’es curieuse comme une vieille pie. Mais je suis content que t’aimes bien Paula.
– Elle est plus raisonnable que toi. C’est pas elle qu’aurait entraîné sa petite sœur dans des aventures pareilles.
– Forcément, elle en a pas.
– Elle se mêle pas non plus de faire le boulot de la police.
– Et si la police le fait mal ? Heureusement que Jules était là pour aider son frère dans l’affaire Rondeau.
– Oui, mais Jules, c’est Jules. Et puis c’est leurs histoires. Vous avez pas à entrer là-dedans. »
Par association d’idées, je me suis demandé ce que j’aurais pu faire sans Paula, qu’il s’agisse du faux suicide de ma logeuse ou de la série de crimes sur laquelle nous enquêtions maintenant. La matouze a vu que j’étais troublé, elle a pris ça pour un acquiescement.
« Allez, appelle Douvenou et qui tu voudras.
– Je vais attendre qu’il soit rentré chez lui.
– C’était quoi tes autres coups de fil ? Ton ami Axel ?
– Tu m’as gentiment fait remarquer toi-même que je pourrais pas donner mon cours d’allemand cet après-midi. Il faut que je téléphone au Malebranche. Et aussi à Martial pour lui dire de me trouver un remplaçant.
– Qui c’est, ce Martial ?
– Martial Piveteau, le type du film.
– Et Jules ?
– C’est lui qui va m’appeler.
– Fais-le, toi. Tu seras libéré. »
Elle avait raison. Le problème, c’était que j’aie eu besoin de son aide. Comme si je voulais retarder le moment où j’entendrais de nouveau la voix de Jules. Car j’écartais l’hypothèse d’une simple inadvertance de ma part. Je savais de quoi j’étais capable, mais une telle étourderie eût dépassé toute mesure. En revanche cette histoire m’avait assez secoué pour que je redoute de craquer en direct.
À moins que la cause de ma dérobade fût encore différente, et encore plus désagréable à considérer.
Quand tout à l’heure j’avais demandé au commissaire s’il avait vu son frère, je voulais m’assurer qu’il n’avait pas été victime d’une illusion. Par deux fois on nous avait mystifiés au téléphone, Annette et moi, ça faisait d’ailleurs partie des choses dont je devais parler à Paula, et rien ne prouvait que quelqu’un n’ait pu imiter la voix de notre ami et se faire passer pour lui. Peut-être donc qu’inconsciemment je différais l’expérience, de peur de ne pouvoir vaincre mes doutes.
Bon, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai fait le numéro de Jules.
Pas de réponse.
J’ai réessayé. Sans succès.
L’angoisse revenait au bungalow.
De même, toutes mes pensées, toutes mes actions ou perspectives d’action me ramenaient à Jules. Si par exemple je voulais me replonger dans l’Odyssée, je songeais au bouquin de Derambure. Il était trop tôt pour regarder la télé, mais pas plus que la radio elle n’eût su me distraire ; elle m’eût au contraire rendu plus odieuse mon impuissance, en redoublant mon infirmité physique d’une pénible passivité intellectuelle. Autant dormir, ce que m’interdisait l’état de mes nerfs, comme de bosser. C’est là qu’il eût fallu savoir jouer d’un instrument de musique, pour m’évader vraiment. Du moins voyais-je ainsi les choses. J’imaginais un piano dans le salon, sans me soucier de savoir où il eût trouvé place, ou même une simple guitare, ou encore un instrument à vent où déverser ma rage et mon énergie difficilement contenues, ça m’évoquait Félix et me mettait mal à l’aise. Jalousie, certes, mais aussi un fond de défiance envers notre copain, à quoi peut-être la lettre de Paula n’était pas étrangère. Tout ça bien trouble, bien gluant, bien de nature à m’empuantir la vie.
Les aperçus positifs concernant l’affaire tournaient à la catastrophe. Si je trouvais plutôt réconfortant qu’on ne soit que mercredi, ce qui nous laissait le temps de prévenir voire d’empêcher le prochain meurtre, la perspective de l’échec devenait insupportable. Tant qu’on ne savait rien, qu’on n’avait rien compris, voir défiler les victimes était seulement désolant. Désormais on se sentirait responsables de leur sort.
La mort de Maurice Derambure elle aussi m’avait d’abord paru de nature à nous rassurer – tout en me laissant un inexplicable sentiment de tristesse. Puis très vite j’étais passé au doute et du doute à l’anxiété. Pourquoi le commissaire m’avait-il tu cette information – délibérément, ou il y avait de quoi flipper ? La mort de Derambure rejoignait celle de Jules dans la mare aux simulacres. Paula, non sans scrupules, disait regretter de ne pas avoir assisté à l’accident. Mais moi, y avais-je assisté ? Je n’avais pas tout vu, loin de là, c’est le cas de le dire, et ce que j’avais vu je ne l’avais pas forcément bien interprété. Comment démêler le vrai du faux ? Et pourquoi tant d’ambiguïtés ? En d’autres termes, quels rôles jouait et nous faisait jouer la police, ou du moins le commissaire, dans cette histoire ?
Par quelque côté que je prenne le problème, il m’échappait, tombait lourdement, m’écrasait les orteils de l’âme avec des ricanements stridents.
Ainsi, à supposer que Maurice soit mort, notre tâche n’en serait-elle pas rendue plus difficile ? Nous perdions non seulement un témoin clé de l’affaire, pour ne pas dire un des principaux suspects, mais aussi toute certitude quant à la suite des événements. Ma belle assurance quant à la date probable du prochain meurtre s’effondrait d’une seule chiquenaude de cette évidence : les cartes rebattues, la partie pouvait prendre un aspect tout différent, suivre un tout autre rythme. Et si Derambure était en vie...
Comment exclure cette hypothèse ? Le renseignement que j’avais eu tant de mal à obtenir ne pouvait-il être un leurre ?
Cette question en rejoignait une autre, la plus grave de toutes : l’adversaire savait-il que nous savions ? Plus exactement, que savait-il que nous savions ? Divers éléments donnaient à penser qu’il avait suivi notre enquête depuis le début et n’avait pas hésité à nous narguer. Maintenant nous connaissions sa logique, sinon ses motivations. Cela nous donnait-il réellement un avantage sur lui ? Et si nous n’avions fait que tomber dans un piège habilement ourdi ? Partenaires d’un jeu de dupes ?
Je n’avais pas lu grand-chose, on l’aura noté, mais parmi les textes qui avaient marqué mon père il y avait les nouvelles d’Edgar Poe, je m’y étais laissé prendre à mon tour et le personnage de Dupin m’avait fourni l’occasion d’une de mes premières et rares analyses littéraires, car je trouvais qu’il préfigurait Sherlock Homes, autre héros de mon père puis de son fils, tout ça grâce à cette merveilleuse invention, le livre de poche ; puisque ce sujet semble vous intéresser, restons-y un instant ; mes deux sous de culture, qui valent bien plus que mes dessous et que des dessus, je les dois à ce trésor paternel et aux bouquins dudit format que par la suite j’ai pu acquérir plus ou moins légalement – sans avoir jamais l’impression de frustrer l’auteur, ce qui est quand même l’essentiel. L’apparition de la collection Folio n’a pas peu contribué à cet engouement, bien que ces poche-là fussent un peu plus chers : quatre francs le volume simple (au lieu de trois francs trente).
Pour en revenir à Dupin, ce détective développe quelque part sa brillante théorie de la prévision, qui s’appliquait magnifiquement à notre série de meurtres. L’adversaire, pour nous prendre à contre-pied, tablerait-il seulement sur notre crainte de cette éventualité ? Jusqu’où pousserait-il l’anticipation ? Et l’audace ou le cynisme ? Jusqu’à agir sous nos yeux, sûr de son impunité ?
Puisque de jeu il s’agissait, je me référais au go, pour mieux me rendre compte que la stratégie de l’ennemi, sinon sa tactique, me restait impénétrable. Rien de tel pour me décourager. Je n’étais ni d’attaque pour affronter l’aigreur de Piveteau ou du père de Sophie, ni assez sûr de moi pour téléphoner à Géraldine – fût-ce le meilleur moyen de retrouver le moral.
Finalement j’ai cru aux vertus du corps à corps, et, tandis que commençait à flotter dans l’appart’ une bonne odeur de bouffe (Je te préviens, avait dit la matouze, je vais pas te traiter comme un coq en pâte, et c’était plus fort qu’elle, elle avait préparé un risotto), j’ai appelé Martial. Il y avait peu de chances qu’il soit chez lui, mais au moins s’il l’était il verrait que j’avais cédé au sentiment de l’urgence. Eh bien ! il a décroché.
« Ah ! Martial, j’ai fait, je suis à la fois ravi et désolé de pouvoir te parler ! »
Il s’est montré compréhensif. Son côté enfant gâté a même disparu derrière une compassion qui paraissait sincère (on sentait quand même qu’il l’avait mauvaise). Il m’a demandé si je ne pouvais pas me trouver un remplaçant, tout en soulignant que l’accord de Jules était indispensable, Jules dont on avait enfin des nouvelles, il n’avait rien à voir avec l’accident, Maké s’était gouré, décidément il ne pouvait compter sur personne (il a rigolé), même Paméla commençait à perdre patience et menaçait de lâcher le film, surtout qu’elle avait un autre projet, théâtral et musical, et à propos, bien que ça n’ait aucun rapport, elle lui avait demandé mes coordonnées, elle avait envie de savoir ce que je valais au go, Tu lui as donné ? T’as fait ça ? Oui, pourquoi pas ? (j’avais l’air con) Maintenant qu’en plus tu es contraint à l’immobilité ça te fera une saine activité, tu ne vas pas t’ennuyer mon salaud, c’est une championne. Oui, je sais, merci, je vais passer pour un nul. Mais non, t’inquiète, remets-toi vite, on décale d’un mois et on tourne début février, d’ici là pas d’imprudences, Paméla sera encore disponible ? Mais oui, je la connais, elle mettra un point d’honneur à tout mener de front, Je me fais pas remplacer alors ? Mais non, Jules voudra jamais, bon, il faut qu’il m’appelle celui-là, si tu l’as avant moi dis-lui.
En quelques minutes j’avais eu un résumé de Piveteau ; un type un peu désordonné mais opiniâtre, à la fois égoïste et généreux, mesquin et large d’esprit, possessif et désintéressé, un artiste, en somme.
Encore un peu étourdi, bien regonflé toutefois, je n’avais plus qu’à appeler Géraldine. Après ça, risotto, sieste et élucubrations en attendant le retour de Paula. Ah ! oui, le patron du Malebranche ; et puis Douvenou ; sans oublier Jules ! Au dessert. (Je te préviens, je ferai pas de dessert ; du coup, elle avait pris des amandines à la boulangerie.)
C’est Géraldine elle-même qui a répondu. Instantanément le son de sa voix l’a fait surgir tout entière à mon esprit, avec cette nouveauté qu’il m’était devenu impossible de me représenter son visage autrement que la dernière fois que je l’avais vu, à l’hôpital, affublé de cette espèce de masque qui faisait doublement écran en quelque sorte entre nous. Son petit nez occupait décidément une place importante dans ma vie.
J’avais beau m’y être préparé, la voix de Géraldine m’a tout d’un coup transporté si haut que j’en ai eu un sanglot. Je l’ai déguisé en toussotement, le but étant moins de convaincre que de me dominer.
Une autre chose à laquelle il allait falloir faire attention, c’était de ne pas parler trop directement ni trop tôt ni avec trop d’insistance de l’état de son visage. Mais sa voix ! Je me demandais même si elle n’avait pas encore embelli. Mûri, tout en gardant fraîcheur et légèreté. Un chant d’oiseau. Pas de n’importe quel oiseau non plus, on n’était pas chez Gotlib.
Cette fille me faisait battre le cœur comme aucune autre. Incroyable que je ne n’y aie jamais prêté attention.
J’aimais profondément, tendrement Paula. Vous m’auriez demandé la veille si j’étais amoureux d’elle, j’aurais peut-être hésité. Maintenant je savais que non. Elle ne me mettait pas dans ces états-là.
J’ajouterai que ce qui surtout rend étrange mon aveuglement d’alors c’est que j’avais déjà éprouvé ces manifestations flagrantes de l’amour absolu, celui qui vous pousse aux dernières imprudences. Mais, sans doute parce qu’il est impossible de comparer deux absolus, loin de me rappeler cette passion antérieure, mon présent souci le rejetait hors de ma conscience, à une distance infinie, comme d’ailleurs à peu près tout ce qui n’était pas lui. Et, bien sûr, je ne me posais pas la question de savoir si mes sentiments étaient réciproques. Ils étaient si évidemment faits de réciprocité !
Ricanant et bafouillant, j’ai dit à Géraldine ma joie de la trouver chez elle, joie mêlée d’inquiétude : qu’est-ce qui l’empêchait d’aller en cours ? Rien de bien grave : une bête histoire de dents de sagesse, qu’il avait fallu extraire en urgence, les radios qu’elle avait passées suite à sa récente mésaventure ayant révélé le problème, je n’ai pas tout compris, bref, elle ne rentrerait que le lendemain. Pour l’instant elle luttait contre la douleur, mais ça allait, ça dégonflait lentement.
« Tu me verrais, je suis horrible. On dirait un hamster. »
D’où peut-être la modification de sa voix, au pouvoir sur moi renforcé. Touchante méprise.
« Attends, j’ai fait ; moi aussi t’auras du mal à me reconnaître. »
Et je lui ai parlé de mes deux dents cassées, sans préciser les circonstances. J’ai conclu :
« Ça nous rapproche.
– Tu crois qu’on a besoin d’être rapprochés ? »
Pensez ce que vous voulez, j’aurais pu vivre longtemps sur une réponse comme celle-là.
On n’a plus échangé que des banalités, et puis j’ai dit que j’allais appeler Douvenou pour les cours et les devoirs.
« Si tu veux, elle a dit, mais moi j’ai tout jusqu’à hier, sauf bien sûr pour l’allemand première langue puisque je fais anglais. »
Alors, sous sa dictée, j’ai noté le résumé des contenus et les consignes.
« À table ! », a crié ma mère en passant la tête dans l’entrée. Elle a pu voir comme j’étais sérieux et me préoccupais de mon avenir.
« Bon, à demain alors, a fait Géraldine. Je t’embrasse. »
La formule a failli me faire perdre toute lucidité. Je me suis repris :
« Euh... non, j’ai oublié de te dire... »
Je lui ai expliqué le coup du plâtre. Les raisons, je les lui donnerais plus tard. Elle était décontenancée :
« Mais tout à l’heure, tu as fait comme si on se voyait demain.
– Non, sûrement pas. »
Ça n’allait pas virer à la dispute !
Ma mère s’impatientait et ne le cachait guère.
« Désolé, j’ai fait, faut que j’aille manger.
– Des choses molles, je suppose, comme moi.
– Oui, du risotto. Ma mère le fait super bien. Elle est d’origine italienne, tu sais ? Et ton menu à toi ?
– Tu vas rire : du hachis Parmentier. »