Tais-toi quand tu parles, 21

Publié le par Louis Racine

Tais-toi quand tu parles, 21

 

Rappeler la sévrienne aux yeux gris ne me branchait guère, mais le bout de papier qu’elle m’avait filé m’était devenu comme un talisman. Qui m’aiderait à retrouver Paula.

Ce que j’ai fait, j’avais retenu le numéro de ses parents, j’ai commencé par là. Je suis tombé sur un message disant que le numéro n’était plus attribué. Le divorce avait dû les contraindre à vendre la maison. J’ai trouvé dans l’annuaire plusieurs Masurier à Clermont même et dans les environs. J’ai cherché ensuite les médecins. Pas de Masurier. Peut-être le père avait-il pris sa retraite ? Je croyais me souvenir qu’il était assez âgé. De toute façon ça valait la peine de me renseigner auprès de ces gens, de leur demander s’ils connaissaient une Paula. J’avais de quoi en appeler quatre ou cinq. C’était mieux que rien.

Depuis le mercredi précédent, jour de ma rencontre avec Alicia, j’avais bien remonté la pente. Mon élève du jeudi s’était quand même permis une remarque sur mon aspect général, j’avais mauvaise mine, étais-je souffrant ou m’étais-je fait agresser ou les deux ? Ma cocotte, j’ai pensé, tu as bien failli ne pas me voir du tout, je lui ai raconté que je m’étais bêtement cassé la figure, c’était la vérité, fini les mensonges, là-dessus j’avais déjà bien progressé, une heure plus tard elle m’a confié que c’était le meilleur cours que je lui avais donné, pour se racheter peut-être, enfin elle n’était pas obligée.

L’après-midi, j’avais rendez-vous dans une agence d’intérim. Le bon plan, ç’avait été de profiter des commodités de l’appartement où j’avais dormi. C’est comme ça que j’avais pu économiser l’argent des bains-douches. Quelques jours plus tôt, je l’aurais bu. Mais là, pas question. Priorité absolue : Paula. Comment avais-je pu la négliger à ce point ?

Quant au déjeuner, je m’étais tellement empiffré chez la traductrice que je pourrais à la rigueur m’en passer. Je garderais pour le soir mon dernier ticket-restaurant.

Ce qui était nouveau, ce n’était pas mon habileté à jongler sur la corde raide, c’était la résolution que j’avais prise d’arrêter les conneries. S’il vous plaît de souligner la coïncidence avec la victoire de Tonton, libre à vous. Mais la dame au Ricqlès, Alicia et la fille à l’éther ont eu à mon avis une influence bien plus décisive sur ma conduite.

Et puis un détail, mais vous et moi avons appris à ne pas les négliger : à mi-chemin entre ces deux derniers moments, le huit mai, jour d’un autre anniversaire et que quelques mois plus tard Mitterrand rendrait de nouveau férié, j’avais eu vingt-trois ans. Ça me paraissait le bon âge pour devenir enfin adulte. Je m’étais vidé ce soir-là une bonne bouteille, tout seul, sans un atome de mauvaise conscience. Ne venais-je pas d’écrire coup sur coup deux chapitres de mon œuvre, et non des plus faciles, puisque j’y découvrais ma logeuse pendue dans sa cuisine ?

J’ai donc passé mes appels, cinq au total, tous infructueux. Ça ne m’a pas étonné plus que ça, mais je m’en suis voulu de mon manque d’inspiration. J’eusse mieux fait de m’enquérir auprès de n’importe quel médecin d’un confrère nommé Masurier, ou de m’adresser à la sécu de Clermont. Tant pis.

Je n’avais plus un rond, et une faim qui se réveillait malgré le plantureux petit dej’. En sortant du bureau de poste de l’île Saint-Louis, j’ai décidé d’aller saluer Susana, la Brésilienne qui m’avait hébergé autrefois. Elle créchait à deux pas. Avec un peu de chance, elle serait là, avec un peu plus de bol elle m’inviterait à partager son repas, avec un gros coup de cul elle me dépannerait de quelques francs pour voir venir.

J’avais mis un point d’honneur à ne pas solliciter la matouze, mais bien sûr, dans ma nouvelle vie, et le plus tôt possible après que j’aurais retrouvé Paula, je ferais un saut à Clichy.

Rien que l’idée me serrait la gorge. Toutefois ça ne faisait que me motiver davantage, tant je me jugeais courageux d’avoir pris la décision d’affronter le regard de mes proches. Je ne pouvais être sûr que les choses se passeraient bien, il faudrait probablement des mois pour que nos relations s’apaisent, au pire je repartirais en claquant la porte mais non sans récupérer ma ceinture. Je vous vois froncer les sourcils, cette ceinture vous résiste, ça vous dit pourtant quelque chose, c’est que je ne suis pas encore allé au bout de mes explications, que je n’ai pas bouclé la boucle, eh bien le moment est venu : c’est là que j’avais caché mon napoléon. Ah ? Vous aviez deviné ? Nous avons les mêmes lectures, alors. Coïncidence remarquable, vu le peu que j’avais lu à l’époque. Il s’agissait de souverains, mais, n’est-ce pas, on s’adapte. Donc je reprendrais mon bien, je vous jure que ça n’aurait pas suffi à me décider, néanmoins ça me ferait une petite compensation.

Je n’avais pas suivi le cours de l’or, ce n’est pas particulièrement l’obsession d’un squatter dans mon genre, il me semblait avoir eu vent d’importantes fluctuations, on verrait bien. Je rêvais d’une hausse suffisante pour me permettre de rembourser Jules, si possible avec les intérêts. Pur délire ! Je me serais contenté de la fameuse poire pour la soif, notamment ce jour-là, où Susana n’était pas chez elle.

Il me restait pile de quoi me payer un café, en guise de déjeuner. Je le prendrais du côté de mon rendez-vous, boulevard de Sébastopol, pas trop loin de la rue Saint-Paul où j’étais. Comme j’avais le temps, je me suis baladé. L’orage de la nuit vous avait donné à Paris un air propret, guilleret, des plus agréables. Les passants aussi semblaient reluire de joie, sauf quelques-uns qui faisaient la gueule, et à qui j’adressais de grands sourires, c’était quand même plus poli qu’un doigt d’honneur.

Par intermittences, je pensais à la fille à l’éther. J’en étais presque à souhaiter que l’orage l’ait foudroyée, elle et son lardon en germe.

Quel lyrisme.

J’avais un autre souci, mon sac à dos. Non qu’il me pesât, vous pensez bien que depuis le temps j’y étais habitué, et à trimballer en permanence tout mon avoir. Mais, si je parvenais, par un minimum d’hygiène corporelle et d’entretien de mon linge, à ne pas me rendre trop infréquentable, mon sac à dos puait comme vous n’avez pas idée, tellement même que je m’en étais aperçu. La moindre pluie accentuait le phénomène dans des proportions infernales, et les quelques secondes sous l’orage la veille n’avaient pas manqué de faire leur œuvre. Du coup, tandis que votre serviteur s’endormait dorloté de chaleur humaine, le pestiféré avait passé la nuit dans le local du vide-ordures de l’étage, où personne n’était allé lui chercher des poux inexistants, n’exagérons rien.

Je voyais bien à la tête des passants que nos désaccords politiques n’étaient pas la seule cause probable de leurs changements de trajectoire. J’aurais adoré pouvoir régler le problème dans quelque laverie automatique, après avoir, bien sûr, vidé mon sac. Mais le prix d’un café n’y aurait pas suffi. Laisser mon bagage sous la garde du bistrotier ? J’étais prêt à tenter l’aventure, quand, rue Saint-Martin, tournant la tête vers la droite, j’ai aperçu dans le soleil un paquebot échoué en pleine ville.

Un pas que beau.

Ce fut comme une apparition.

J’avais entendu parler de Beaubourg, je l’avais même vu en photo, mais là, j’en ai été sur le cul. M’est revenu ce mot, À Paris, on n’a pas de pétrole, mais on a une raffinerie, déjà que je le trouvais tout sauf raffiné, son incongruité m’a sidéré. Comment pouvait-on être aussi injuste ? Aussi stupide ? Quand en plus on songeait à la destination du paquebot, quel rapport avec une industrie statique dont la fonction est de polluer, le rayonnement l’asphyxie de la planète ? Là, on s’embarquait pour l’univers entier, avec pour seule source d’énergie le feu sacré, qu’on entretenait sans brûler le navire. Et c’était gratuit, du moins quand on avait la chance d’être étudiant ou chômeur. Des gens qui n’avaient rien venaient pour rien prendre un bain de lumière et de connaissance dans une bibliothèque plus semblable à une serre ou à un vaisseau spatial qu’à une crypte. Je peux vous le dire, j’y ai passé des heures, pendant des années, entouré d’habitués avec lesquels on faisait la course dans l’escalier à l’ouverture pour retrouver chacun sa place attitrée. J’ai encore dans l’oreille le vacarme de cette cavalcade, des plus émouvants. Après quoi c’était, silencieuse, la grande communion de la culture.

À défaut de combler ce jour-là toutes mes lacunes, j’ai profité dès cette première expérience d’un service conçu exprès pour moi, j’ai mis mon sac à dos à la consigne, en jouant franc jeu. Je sais qu’il pue, j’ai fait, vous n’avez qu’à le flanquer dans un coin, je vous jure que la prochaine fois je l’aurai passé à la machine, la fille à qui j’ai eu affaire était une marrante, Vous savez que c’est défendu de transporter des cadavres de ragondins, bon, elle m’a quand même pris mon sac, par la poignée supérieure, en éloignant le plus possible ses narines du scandale. Quand par la suite on se revoyait, car à chaque fois je passais lui faire un petit coucou, on trouvait toujours une nouvelle vanne à partager autour de cette histoire de ragondins, autrement appelés myocastors, ou encore lièvres des marais. Rappelez-moi le nom du quartier, par exemple. On se... fendait la gueule.

Hélène, je ne t’oublierai jamais.

À l’heure de mon rendez-vous à l’agence d’intérim, je me suis éclipsé. Je n’avais pas vu le temps passer, tant pis pour le café, regonflé comme j’étais je me sentais capable d’aborder l’épreuve le ventre vide. Je trouverais bien le moyen de manger un morceau après, à titre de récompense ou de consolation.

Je suis tombé sur un connard, une pointure, mais j’ai tâché de faire valoir mes atouts, j’ai sorti ma rhétorique la plus subtile, sans forfanterie cependant ni excès d’ironie, calme, réservé, clair, déterminé. Avec trois langues étrangères sans compter l’anglais, « Je le parle, comme tout le monde, mais pas couramment, ou on ne s’en rend pas compte », je ne pouvais pas ne pas décrocher un job.

Si.

Une pointure, je vous ai dit.

« Allez voir à l’ANPE.

– Mais c’est elle qui m’envoie.

– Eh bien ! qu’elle vous envoie ailleurs. Où on a besoin d’un routard. Au revoir monsieur. »

Je crois que s’il avait ajouté Bonne chance j’aurais regretté de ne pas avoir mon sac à dos pour lui en tamponner le visage.

Le café s’imposait, je l’ai pris sur le boulevard, puis j’ai rejoint une rue parallèle, dont on percevait tout de suite ce qui pouvait lui valoir une réputation. J’ai lu son nom sur une plaque. Rue Saint-Denis. Ah ! voilà. Je l’ai remontée, pas plus excité que ça par les poses ou les invites des prostituées, compatissant plutôt, reconnaissant, presque. On voyait bien qu’il y en avait de toutes personnalités, des connes, des racistes, des généreuses et même des rêveuses. Ça me rassurait quand je les entendais rigoler entre elles, fût-ce à mes dépens, mais parfois elles s’engueulaient et ça me chagrinait. Il y en avait une assez mignonne, je l’avais repérée de loin et c’était réciproque, elle m’a accosté sans la moindre originalité, Tu viens, chéri ? Elle avait deux dents cassées, ça m’a rappelé la môme Jellinek, comme d’habitude j’ai dit que je n’avais pas d’argent, Ben faut pas aller voir les filles alors, une autre qui avait entendu a embrayé, Faut aller voir les bonnes sœurs, une troisième a évoqué la veuve Poignet, j’avais beau m’être endurci à Madrid (non, je ne vous raconterai pas) et, comme je l’ai dit, n’avoir rien contre les prostituées en tant que telles, je me suis senti rougir, surtout quand une quatrième a plaisanté sur ma taille et que la première lui a lancé Tu sais bien que c’est pas proportionnel. Une belle leçon d’anthropologie. À propos, il fallait que je récupère mon sac avant la fermeture de Beaubourg, mais ce n’était pas incompatible avec le projet qui m’était venu et qui expliquait la direction que j’avais choisie.

Je visais certaine gare où débarquaient des voyageurs germanophones, parmi lesquels des touristes un peu perdus. Il m’était arrivé de leur proposer avec succès mes services. J’avais même fait le guide, une fois, comme à la grande époque, à Barcelone, là il ne s’agissait pas de salaire, je ne pouvais être payé qu’au pourboire, mais je m’en étais bien tiré, c’était par une belle journée d’avril et j’avais promené mes Teutons dans Montmartre en me fiant à mon intuition, qui ne m’avait pas déçu, à mes souvenirs du Jeune Fabre et à un article que je venais de lire par hasard dans un journal sauvé d’une poubelle. On avait dédaigné le Sacré-Cœur mais je les avais bluffés avec le cimetière, les vignes, les petites librairies (Le Cornet à dés, par exemple), les galeries de peinture et ils m’avaient offert à dîner. C’est là que j’avais découvert un restau dont je vous reparlerai.

De client, point. Je n’ai pas non plus insisté. De toute façon il fallait que je retourne à Beaubourg.

Je me demande aujourd’hui si cette excursion à la gare de l’Est n’avait pas pour seul prétexte de me permettre de reprendre toute l’artère dans l’autre sens, la rue du Faubourg Saint-Denis puis la rue Saint-Denis, histoire de m’en former une idée plus complète et plus précise.

Je ne parle pas seulement de l’offre, mais de la demande.

À mesure que je revenais sur mes pas, reconnaissant quelques-unes des putes de tout à l’heure, dont certaines avaient changé d’emplacement, j’éprouvais comme une évidence grandissante la nécessité de tourner un film documentaire sur ce négoce, non pour en fustiger les actrices ou les acteurs, mais pour en établir une sorte de cartographie sociologique, produire comme un état des lieux le plus objectif possible, tant je béais intérieurement devant le spectacle de ces quidams de tous âges et de toutes catégories développant les mêmes stratégies pour attendre sans en avoir l’air ni perdre leur tour que soit disponible la prestataire qu’ils avaient élue. Ma réflexion, me direz-vous, prouve que j’avais moi-même pris le parti de stationner ou de faire des rondes. Je m’étais en effet mêlé au jeu, par curiosité. Ce qui me fascinait le plus, c’était l’espèce de cécité mentale volontaire que s’infligeaient tous ces mecs pour oublier, malgré des signes aussi patents, qu’ils attendaient tout simplement de succéder à un pauvre type dans leur genre, qu’il fût permissionnaire, professeur d’université, agent d’assurances ou curé. Quelque chose comme une grande fraternité égalitaire se dessinait là, mais un peu comme entre des bourrins tirant ensemble le même fardier, le regard contraint par leurs œillères.

Bon, le film, je n’étais pas près de le faire, mais un bouquin, pourquoi pas ? N’étais-je pas écrivain ? Trois chapitres en trois jours ! plus celui que j’avais commencé l’avant-veille.

Je me félicitais quand même de ma dèche, qui me dispensait de résister à la tentation. Car, j’ai beau faire mon mariole, tentation il y avait. Oubliée, la mignonne aux dents cassées. Je guettais désormais une grande brune assez mince, dans les trente ans, vraiment sexy. Elle officiait rue Blondel, une de ces traverses que j’avais empruntées dans ma circumnavigation, encore une voie au nom évocateur (si j’en jugeais par sa mention dans je ne sais plus quel film), et m’avait adressé une œillade engageante. Comme évidemment personne ne passait par là que de potentiels michés, sauf quelques mères de famille se hâtant vers la sortie de l’école (mais pouvais-je me faire passer pour l’une d’elles ?) ou les clients des rares commerces riverains, j’ai salué comme un naufragé une île providentielle l’éclosion, au beau milieu de la rue, d’une minuscule bijouterie. Une occasion en or, si j’ose dire, de me renseigner sur son cours. Comme ça, au passage. Ce serait fait.

Le bijoutier semblait compter sur l’éclat naturel de sa marchandise pour extraire sa boutique de la nuit. Je voyais à peine où je mettais les pieds. Je lui en ai fait la remarque : j’aurais pu croire que c’était fermé. Et c’est ouvert ? Oui. Alors tout va bien. OK, je n’allais pas le fâcher. Je lui ai exposé ma demande, en la documentant le plus précisément et, fidèle à mon récent vœu de sincérité, le plus honnêtement possible : je tenais ce napoléon d’une parente défunte.

Il a ri pendant au moins vingt secondes, avec un silence parfait, accordé à l’obscurité du lieu. Puis il a dit un truc dans une langue que je n’ai pu identifier (mais là il s’agissait encore d’un autre film, auquel je n’avais pas du tout réfléchi), un truc qui a redoublé son hilarité, moi, content que ça le mette de bonne humeur, j’attendais, enfin il m’a insulté, copieusement, entrecoupant ses piques furieuses d’explications fort calmes, aux plans mélodique et rythmique il y avait là quelque chose de passionnant, mais comme je suis incapable de le reproduire je vais résumer.

On ne faisait pas plus nigaud.

Certes, fin soixante-quatorze le cours de l’or avait flambé, avant de chuter tout aussi vite. Certes, celui du napoléon à cette époque était resté relativement stable. Mais fin quatre-vingt et au tout début de quatre-vingt un, il était monté à des hauteurs astronomiques ! J’aurais pu réaliser une très belle opération ! Sauf que depuis, patatras, il était reparti à la baisse à une vitesse record. Bref, je n’étais manifestement pas fait pour la spéculation, Je serais vous, jeune homme, je garderais cette pièce en souvenir.

Je ne savais comment prendre congé de lui, alors, crânement :

« Si un jour je veux la vendre, je pourrai venir vous voir ?

– Vous avez le certificat ? »

J’aurais dû me douter que ça n’irait pas tout seul.

« Comme je vous l’ai expliqué, c’est une vieille parente qui me l’a donnée pour mes dix-huit ans, au passage, merci Giscard. Il n’a pas été question de certificat, je ne sais même pas si elle en avait un.

– Alors je ne pourrai pas vous faire le prix du marché. »

Je suis retourné à Beaubourg, les sens tourneboulés, sans plus me soucier de la grande brune. J’avais connu coup sur coup l’aiguillon du désir sexuel, l’ivresse de la richesse et l’âpre morsure de la ruine.

Hélène n’était pas là, remplacée par un jeune m’as-tu-vu, barbu, engoncé dans un étroit costume trois pièces et apparemment soucieux de laisser croire que le reste du temps il dirigeait l’établissement. J’ai réclamé mon sac, un peu inquiet car je ne le voyais nulle part.

« Un sac à dos, dites-vous ? »

Il regardait mon ticket du même œil que s’il eût été contrefait par un enfant de quatre ans.

« Un sac qui se porte sur le dos. Avec des bretelles. Le dos, je pense que vous voyez.

– C’est une allusion ?

– Pardon ?

– Vous m’avez très bien compris.

– Si j’avais voulu être allusif, j’aurais parlé de ragondins.

– Vous faites du grec ? »

Je vous sens patauger. À moins que vous n’ayez compris avant moi.

« Oh putain ! »

L’autre ne cillait pas, marquant sa réprobation par son impassibilité même.

« Ça m’arrive, j’ai dit, mais je parlais de l’animal.

– Quel rapport avec la Grèce ?

– D’accord. Vous préférez entretenir le cliché. Alors primo, je suis bien aise d’apprendre que vous connaissez la grammaire Ragon-Dain, secundo, je me fous royalement de votre vie sexuelle, tertio, je n’associe pas systématiquement la Grèce antique et la pédérastie, laquelle n’équivaut pas tout à fait à l’homosexualité masculine, quarto, je voudrais juste récupérer mon sac, j’en ai besoin, et quinto, nous devriez être content de vous en débarrasser, vu qu’il pue le ragondin décédé.

– Norbert ! C’est toi ? »

 

(À suivre.)

Accès direct aux épisodes :

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article