Tais-toi quand tu parles, 14

Publié le par Louis Racine

Tais-toi quand tu parles, 14

 

« Ça commence lundi. Une de mes nièces est à ***, vous savez, ce lycée privé, la coqueluche des cathos de la ville, Dieu sait s’il y en a. Ce matin-là, elle voit débarquer une copine, une pensionnaire, d’une splendide Mercedes, eh oui, on y revient, mais alors du genre pas discret du tout. La gamine, qui avait passé le week-end chez ses parents à Égletons, lui explique qu’elle a raté son car et qu’elle a été prise en stop. Jusque-là, rien de vraiment extravagant, même si la voiture a une plaque bizarre et que la copine en question porte le même nom que moi. Non, elle n’est pas de la famille, ou alors d’une branche éloignée, bref. Quelques minutes plus tard, la Mercedes se gare devant l’hôtel, complètement en travers, une roue sur le trottoir. En descend un godelureau, il n’avait pas vingt ans le mec, il entre, et il s’installe pour prendre le petit déjeuner, en se faisant passer pour un client. C’est André qui était de service, vous le connaissez, Jean. Je peux vous dire que l’autre a été bien reçu. Détail savoureux, il avait un pied dans le plâtre et la jambe raide. Vous vous demandez comment il faisait pour conduire. Boîte automatique.

– Pas simple quand même », a fait Jean. « Et d’où il venait comme ça ?

– De chez vous. »

Jean n’a pu se retenir de me regarder. Ça pouvait toutefois passer pour une banale manifestation de surprise.

« Oui, de chez vous. Vous êtes bien Parisien ?

– D’origine ? Sûrement plus que Briviste. Mais de cœur...

– Merci, Jean. Vraiment, ça me touche. »

Il a rempli nos verres.

« Il venait donc de Paris. Plus précisément, d’une ambassade étrangère. Très à l’aise, le gars, d’un culot incroyable. Vous savez ce qu’il a fait en partant ? Furieux d’avoir été foutu à la porte, il a débarrassé quelques tables avec une de ses cannes. Le temps qu’André se ressaisisse, il est remonté en voiture et il a déguerpi, direction Figeac.

– Pas gêné », a commenté Jean.

« Attendez la suite.

– Ah oui, l’enlisement.

– S’il n’y avait que ça ! »

Je vous rappelle que Jean savait tout, ou presque. Ça faisait de lui mon complice et compliquait nos échanges visuels, comme dans certains jeux de société. En évitant de se regarder, on éveillerait autant les soupçons que par la nature de nos regards. On prenait donc un air idiot qui menaçait à chaque instant de nous faire exploser de rire. Heureusement que l’angoisse était là pour compenser, de mon côté du moins.

« Le type a fait de l’essence, forcément, ça consomme, une bagnole pareille. Chance, il tombe sur la station la moins chère du pays. Je ne sais pas comment il a su. Ou alors le bol. Enfin, on ne prête qu’aux riches. Malchance, des gendarmes. Mais ça, ce n’était pas un hasard. Ce que je vais vous dire là, je le tiens du sous-préfet. Je vous ai parlé d’une immatriculation bizarre. En fait, le mec est fils d’un ambassadeur, il a piqué la bagnole de papa pour aller faire un tour. Un grand tour. Et apparemment il aime bien les auto-stoppeurs. Il y en a deux, un petit couple de Clermont-Ferrand, qu’il a emmenés de Paris à Vierzon. Ils ont eu la trouille de leur vie. Il conduisait comme un dingue, avec sa jambe raide, raide lui-même, en plus, le gars. Ça c’était dimanche. Je ne sais pas où il a cuvé, mais le lendemain les gendarmes de tout le quart sud-ouest étaient en alerte.

– Ils lui ont donc mis la main au collet. »

J’avais estimé ce gallicisme jouable, et même un assez bon coup.

« Non ! Il leur a échappé. Avec à son bord...

– Des stoppeurs ? » a fait Jean.

Il ignorait le détail de l’apprenti mon homonyme.

« Un jeune, qu’il a failli tuer. Il a démarré en trombe sous le nez des gendarmes, en provoquant un accident spectaculaire. Juste à côté d’une station-service, et avec un camion transportant des matières inflammables, vous imaginez la catastrophe que ça aurait pu être ?

– Il y a eu des morts ? » a demandé Jean.

Doutait-il de ma parole ?

« Pas un seul, heureusement. Mais des blessés, oui.

– Le jeune ? »

Il ne me soupçonnait quand même pas de lui avoir caché un tel drame !

« Non, lui, il n’a rien eu, il l’a déposé au premier village et il a filé. »

– Quel chauffard ! » j’ai fait ; et Jean :

« On a bien fini par l’arrêter ?

– Attendez ! J’ai une amie qui passait dans le coin en voiture, sur une petite route, pour son travail. Brusquement, qu’est-ce qu’elle aperçoit au beau milieu d’un champ ? La Mercedes, l’arrière planté dans la boue ! L’arrière ! Ça veut dire que déjà et d’une le mec il a atterri là, vous imaginez à quelle vitesse il roulait, bon, d’accord, il pleuvait, ça dérapait, mais quand même il faut le vouloir, et qu’après, ce con, il a cru pouvoir se dégager en emballant son moteur. Résultat des courses, il a dû continuer à pied, enfin, sur ses cannes, mais il faut croire qu’il y a un dieu pour les godelureaux, il a disparu dans la nature !

– Le dieu ? »

Jean a apprécié, c’était évident, sauf qu’il s’est alarmé de ma légèreté. Il a tenté ce truc hyper cliché et surtout hyper risqué du pied sous la table, et il a rencontré en même temps que le mien celui de Georges, qui avec ce qu’il avait bu et moi aussi devait trouver ma connerie moins aiguë ou mieux s’en accommoder.

« Ha ha. Remarquez, la bagnole elle aussi s’est volatilisée. Vous pensez bien que le papa ambassadeur est intervenu pour la faire enlever rapidement. Et discrètement.

– Et son fils ? » a fait Jean « Il l’a récupéré ?

– Je ne crois pas, non. »

Georges avait pris un air mystérieux.

« J’ai de bonnes raisons de croire qu’il est ici.

– Ici ? »

Mon second i atteignait des sommets. Jean triturait son pain.

« À Brive. Ou dans les environs.

– De bonnes raisons, c’est-à-dire ? (Celui-là grimpait à des hauteurs plus probables.)

– D’abord, il est réapparu à l’hôtel ce matin.

– Pas possible ? (Aïe ! nouveau dérapage.)

– Notez qu’il n’est pas entré. Il est resté une seconde devant la porte à narguer André, et il a détalé.

– Sur ses béquilles ? (Pourquoi n’avais-je pas plutôt parlé de ses cannes ?)

– Il ne les avait plus. Il courait comme vous et moi. Plutôt comme vous, d’ailleurs.

– Ce n’était peut-être pas le même.

– Ou alors il était guéri, et il s’était débarrassé de son plâtre. Je vous rappelle qu’il est tout jeune. À son âge, on se rétablit plus vite qu’au mien.

– Et si c’étaient des jumeaux ?

– Quelle imagination ! En tout cas André a aussitôt appelé les gendarmes. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Je connais au moins une autre personne qui a vu le mec, et même qui lui a parlé. »

Je me liquéfiais, tout en maudissant le sort et votre serviteur – ou devrais-je dire le sien ? – d’avoir entraîné dans un piège aussi cruel un homme aussi adorable que Jean. Le pauvre ! je le sentais de plus en plus mal à l’aise, tandis que Georges semblait prendre plaisir à nous torturer à petit feu.

« Vous savez, mon cher Jean, que je connais beaucoup de monde. Or je suis curieux. Attention, je ne révélerai jamais un secret. Mais je n’oublie jamais non plus ce qu’on me dit. Vous pourriez me comparer à un coffre-fort. En plus rond. Et moins froid. »

Comme je n’avais pas cessé d’être con, je demandais au vin de me réconforter, on en était au fameux champagne tourangeau, il s’évaporait vite dans mon verre, et Georges y remédiait avec diligence. Je commençais à éprouver par avance l’incapacité de me lever de table. Quand il le faudrait, et ce moment ne tarderait guère, par quel miracle réussirais-je à me mettre debout ?

« Je vais vous éclairer, puisque je ne suis pas censé garder pour moi ce que j’ai appris de cette personne, qui a eu à se plaindre de l’énergumène, toujours ce matin. »

Ce matin ? Ça ne collait plus.

« Oui, c’est un copain chauffeur de taxi. Il a chargé le gars en ville. Il l’a reconnu tout de suite, il était passé à la télé hier soir. André aussi l’avait vu, et reconnu, et puis ils avaient parlé d’une Mercedes, la même probablement que celle de la station-service. Il faut vous dire que mon copain a un neveu ambulancier qui a été pris dans l’accident. Un type en or, comme son oncle d’ailleurs, tous les deux passionnés de pilotage, l’oncle a fait des rallyes, pas n’importe lesquels, le neveu aussi, plus localement, en amateur, mais il promettait, maintenant pour les courses de côte il lui faudra attendre que les siennes soient réparées. Alors donc l’autre se pointe comme une fleur et demande à être conduit dans un endroit paumé, du côté d’Égletons. OK, les voilà partis. Mon copain n’avait évidemment pas l’intention de complaire à son client, mais il a abattu son jeu trop tôt. Il lui a dit qu’il l’emmenait à la gendarmerie. Il pensait pouvoir régler sa vitesse de manière à ne pas avoir à s’arrêter aux intersections. Mais le mec a sauté en marche ! »

La tension était retombée. Jean me regardait d’un air de dire : On l’a échappé belle. Je lui ai rendu son sourire. On pouvait ainsi paraître communier dans le plaisir du conte. Mieux valait quand même en attendre la fin.

« Votre copain ne l’a pas rattrapé ?

– Il aurait bien aimé ! Ce n’est pas un violent, Henri...

– Un as du volant, pas du violent. »

(Interruption de Jean, décidément soulagé. Moi, je continuais à me restreindre.)

« Ha ha... mais ça lui aurait plu de lui frotter les oreilles, à ce trou du cul. Bon, il a foncé chez les gendarmes. Si le gars leur échappe, il est fort. Ils vont commencer par aller fouiner dans ce coin perdu où il allait.

– En tout cas, il n’a pas intérêt à revenir chez vous.

– Son intérêt, je m’en tape. »

Puis-je requérir votre attention sur une idée qui me hantait depuis que j’avais identifié en Georges l’amant de Jeanne ? J’avais imaginé de me servir de lui comme intermédiaire pour rendre à icelle ses affaires. Je lui aurais mis tout ça dans un grand sac que j’aurais déposé à l’hôtel à son intention à lui après avoir repris mon apparence ordinaire (j’aurais toutefois gardé la perruque, pour mieux garantir mon incognito). Lubie dont la bêtise et la méchanceté (outre son imprudence) m’apparaissaient maintenant de façon si flagrante que j’en aurais eu honte si je ne m’étais applaudi d’y renoncer. Il m’en coûtait pourtant, comme quoi les pires conneries ont la vie dure. C’est que j’essayais de comprendre, sinon de justifier, l’injustice qu’il y eût eu à emmerder ainsi Jeanne, je l’eusse même supposée coupable. De quoi, d’ailleurs ? Non, mille fois non, jamais je n’en userais de la sorte avec elle. Mais je dois à la franchise et à votre fidélité de confesser que quelque part dans mon esprit ravagé un irréductible diablotin réclamait le scandale.

Oh Jeanne ! Si tu ne l’avais fait alors, quand me trahirais-tu ?

Un autre, s’il vous plaît !

Là, nous parlons demis, sept ans ont passé, et si, comme vous le voyez, je n’ai pas renoncé aux boissons alcoolisées, j’ai gagné en sagesse, puisque je ne cherche plus à me fuir moi-même en chevauchant des montures d’emprunt.

 

 

Je vois bien qu’il me faut maintenant me hâter.

C’est peut-être la conséquence d’une stratégie inconsciente. J’ai différé tant que j’ai pu l’évocation d’heures pénibles. Mais reculer encore serait de nouveau trahir des gens à qui j’ai fait assez de mal. Alors qu’ils me voulaient du bien, et qu’ils n’ont jamais cessé. Pour la plupart. Les autres, je leur pardonne, parce que je les comprends.

Je ne parle pas des salauds, qu’il ne s’agit pas de trahir, mais à la rigueur de dénoncer. Sauf que ce n’est pas non plus mon intention. Puisque je cherche dans l’écriture une forme de libération (enfin, je crois), je ne vais pas me mettre sur le dos je ne sais quelle affaire. Les règlements de comptes, très peu pour moi. J’essaie de prendre de la hauteur. Pour rester digne de mon sujet : moi. Le peu que je vaux, ce n’est pas en dévalorisant les autres que je l’augmenterai. Et ce serait un crime contre l’humanité que de le diminuer. Je dois cette leçon à Alicia. D’autres sans doute avaient tenté de me la faire entendre, et je les en remercie, trop tard pour certains. Elle y a réussi, elle, aidée peut-être de la présence d’un Petit Prince – en brun.

 

 

Quand je me suis réveillé, j’étais nu dans un grand lit, et seul. Aussitôt je me suis assis, le cœur battant, la peur au ventre. Un peu de jour filtré par d’épais rideaux m’a révélé un décor à la fois inconnu et familier, celui d’une chambre d’hôtel. Non que j’en eusse beaucoup fréquenté, à cette époque, mais j’avais vu quelques films.

Je me suis levé. J’avais au poignet la montre de Jeanne, c’était tout ce que je portais sur moi. Elle était arrêtée et marquait six heures et des poussières. Peut-être qu’elle marchait mal ou qu’il fallait la remonter souvent, ce qui eût expliqué que Jeanne ne s’en serve pas, ou alors on était l’après-midi, voire le jour d’après, et on m’avait laissé dormir ou je ne m’étais pas réveillé. J’ai cherché des yeux une pendule, en vain. Je me suis approché de la fenêtre pour regarder au dehors, la chambre était située au premier étage et donnait sur une petite rue silencieuse, de Brive probablement, mais j’aurais pu être dans n’importe quel hôtel (propre cependant) de n’importe quelle ville. Les nuages masquaient le soleil, je n’ai pas pu m’orienter ni deviner l’heure. À quelque clocher, la demie a sonné. Puis le silence est retombé, angoissant.

J’avais soif, mal au crâne et envie de pisser. J’ai ouvert les rideaux, lentement, puis j’ai inspecté la chambre. Elle était en ordre, ou, pour le lit, dans un désordre raisonnable, mes vêtements soigneusement posés sur une chaise, avec mes chaussures bien alignées en dessous, celles de Jeanne dans leur boîte, mon sac à main suspendu au dossier, ma perruque coiffant l’autre montant. Le règlement affiché sur la porte d’entrée m’a confirmé que je n’avais pas changé d’hôtel et enseigné mon numéro de chambre.

Je suis entré dans la salle de bains, j’ai bu un grand verre d’eau et me suis installé sur le trône, autant pisser confortablement, j’essayais de me rappeler la fin du dîner et ce qui avait suivi, mais rien ne me revenait, je n’arrivais pas à penser, pas plus qu’à me détendre. Même la douche s’est révélée décevante à cet égard. J’ai enfilé un des deux peignoirs qui se trouvaient là, je suis allé m’asseoir sur le lit et, après quelques vocalises, j’ai décroché le téléphone.

La réceptionniste m’a donné la date et l’heure, vendredi 24 janvier, 9 heures 47. Servaient-ils encore le petit déjeuner ?

« Ah ! non, c’est terminé.

– Est-ce que par extraordinaire vous auriez le numéro de téléphone du pianiste qui jouait chez vous hier soir ? »

Elle a hésité.

« Oui, nous l’avons, mais je ne sais pas si je peux vous le communiquer.

– Je suis une amie de Georges Bourzeix.

– Votre nom ?

– Jellinek. J, e...

– Oui oui. Chambre 115. Ne quittez pas. »

Vous savez quoi ? Je n’ai pas quitté.

« Je vous passe la communication ?

– D’accord. Merci. »

Je ne m’étais pas attendu à ce que les choses aillent si vite. Au bout de quelques secondes, j’ai entendu une autre voix féminine. Ce devait être la logeuse. J’ai demandé à parler à Jean, me présentant comme une de ses amies.

« Ouh là là ! il dort. Vous êtes sûre que vous le connaissez si bien que ça ?

– Quand est-ce que je pourrai rappeler ?

– Oui, vous le connaissez mal. Ressayez vers midi, mais je ne serai pas là.

– Et sinon, euh... vous voulez bien me redonner l’adresse ? J’ai quelque chose à lui remettre en mains propres.

– En mains propres ? Vous n’avez pas confiance ?

– C’est pas ça, j’ai des choses à lui expliquer.

– Ouh là là ! Quelque chose à déposer, des choses à expliquer. Vous faites bien la mystérieuse. Écoutez, rappelez vers midi, avec un peu de chance il vous répondra lui-même et il vous dira quand vous pouvez passer.

– Et l’adresse ?

– Vous avez de quoi noter ? »

Demander ça à un champion de go !

Je n’avais rien à remettre à Jean, je voulais seulement lui parler, en tête à tête de préférence.

Une demi-heure plus tard, le temps de me raser, de m’habiller, de me maquiller, je me présentais à la réception pour régler ma note. La réceptionniste, dont j’ai reconnu la voix, m’a fait sans presque lever les yeux :

« C’est payé.

– Payé ? Par qui ?

– Par John. Au revoir, mademoiselle, bonne journée. »

 

(À suivre.)

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