Tais-toi quand tu parles, 24

Publié le par Louis Racine

Tais-toi quand tu parles, 24

 

La reconnaissance que je vouais à Placide pour sa précieuse indication et qui m’avait aidé à garder le sourire pendant tout le voyage n’a pas résisté à ma déconvenue. J’ai eu beau interroger la moitié de la ville, y compris les gendarmes (j’étais arrivé trop tard pour les services municipaux), personne n’était capable de m’indiquer le moindre établissement psychiatrique à Châtelguyon, honorable bourgade exclusivement ou presque vouée au thermalisme. C’est à peine si on ne qualifiait pas ma question d’insultante. Pas de fous chez nous. Et on me dirigeait sur Clermont-Ferrand.

Mieux valait me renseigner au préalable, ce que j’aurais dû faire avant de partir au lieu de me fier aveuglément à Placide. Je lui savais gré cependant de sa générosité, qui allait me permettre de dîner correctement tout en gardant de quoi passer plusieurs coups de fil. Pour la nuit, j’avais repéré divers endroits dont un parc.

Peu importait que j’aie loupé la poste, je pouvais téléphoner d’une cabine ou d’un café ou y consulter l’annuaire. Avant cela je suis entré dans une pharmacie qui était sur le point de fermer. Le potard avait bien soixante-dix balais, c’est ce qui m’a donné l’idée. Comme je m’y attendais, il a nié l’existence d’une maison de fous dans le périmètre. Mais quand je lui ai demandé s’il connaissait à Clermont un médecin du nom de Masurier, j’ai eu droit à ma première réponse positive depuis longtemps, quoique décevante et même franchement désespérante. Dans l’hypothèse où nous parlions bien du même, il n’exerçait plus depuis trois ans au moins, ayant été radié de l’Ordre. Le motif, le pharmacien n’a pas voulu me le révéler, mais je me faisais fort de le découvrir.

Si pressé qu’il fût de baisser son rideau, il était curieux, lui aussi. Qu’est-ce que je lui voulais à ce docteur Masurier ? Qu’il m’aide à retrouver sa fille, j’ai fait. On s’est bêtement perdus de vue. On était pourtant très liés, même si je ne savais rien de ses parents, à part qu’ils habitaient Clermont. Qu’est-ce que vous faites à Châtelguyon alors ?

C’est là qu’on voit que j’avais mes limites.

Mal content de moi-même et du sort, je me suis replié dans un café où j’ai vainement exploité l’annuaire départemental en réussissant toutefois à ne boire qu’un seul demi. Pas de Paula Masurier, ni à l’hôpital de Clermont, ni dans aucune clinique psychiatrique de ma liste. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle n’y avait jamais séjourné. Mais impossible, évidemment, d’obtenir qu’on cherche son éventuel dossier dans les archives. Sur ce le bistrot fermait, on m’a mis dehors, je n’avais plus qu’à gravir la colline du Calvaire pour jouir du panorama au coucher du soleil en dînant d’un pâté en croûte acheté à mon arrivée. L’endroit était tranquille et sublime et j’ai décidé de dormir là, sous la table d’orientation, bien emmitouflé dans mon duvet.

Quand je me suis réveillé, je me sentais comme au sortir d’une initiation.

Des années que je n’avais pas rêvé de lui.

Jules !

C’était lui mon dernier recours. J’allais l’appeler. J’étais prêt à subir ses remontrances. Au moins il verrait que je cherchais à réparer mes erreurs. Lui seul pouvait m’aider. De ses conseils, voire de ses renseignements. Jusqu’alors j’avais refusé, honteux que j’étais, de le compter parmi les proches de Paula et à ce titre potentiellement informés de son devenir, je ne persisterais pas plus longtemps dans cette impasse. Même Félix, j’avais eu tort de ne pas le solliciter. Et Constant ! Après Jules, c’était sans doute le mieux placé pour me guider.

Ça et l’enchantement du lieu et le réconfort de l’aurore aux doigts de rose, j’aurais déplacé des montagnes.

Pour commencer, descendre de ma colline.

J’ai dû attendre l’ouverture du premier café, pas question de téléphoner si tôt. Ça me laissait le temps de réviser. Mais vous le savez, j’ai une excellente mémoire, contrairement à ce que pourrait laisser croire mon étourderie chronique, et je me rappelais précisément chacun des trois numéros. Dont celui de Félix, oui. Après tout ce garçon pouvait avoir des choses à dire.

Et ta sœur ?

Encore ! Vous avez décidément hâte que je renoue avec les miens, vous ne prenez guère au sérieux la priorité que j’accorde à Paula s’ils sont en mesure de m’aider à réaliser mon projet.

Vous avez raison.

Quel réveil !

 

 

Un café bu debout entre deux poivrots (dans une ville de cure, chacun la sienne), et j’étais d’attaque pour appeler...

Exact : la matouze.

En PCV, car ça risquait d’être un peu long.

Elle accepterait, se doutant que c’était moi.

Ou alors, ce serait la fin de tout.

Non, je ne demanderais pas de fric.

Même si elle m’en proposait spontanément.

Bon, bien sûr, si elle insistait...

On m’a répondu que ça sonnait occupé.

Jules, alors.

Il en fallait du courage, quand même, vous ne trouvez pas ?

Occupé.

Ceci expliquant peut-être cela, ou inversement. Malgré l’heure matinale.

Quand inventerait-on un signal pour alerter le destinataire déjà en communication ? Sous Mitterrand ?

Allez, Constant.

Bon, là, ça ne répondait pas. J’ai réessayé, en alternance avec la matouze et Jules, sans changement.

Félix ?

On a décroché. Une femme. J’ai demandé à parler à monsieur Revol. Il n’habite plus ici, malheureusement j’ignore ses nouvelles coordonnées. Mais nous avons gardé la ligne. Je vois ça, j’ai fait, bravo, et rassurez-vous, sous Mitterrand vous ne risquez pas de la perdre.

« C’est une blague ?

– Oui, je plaisantais. Je suis de gauche, comme vous.

– Qui êtes-vous ? »

J’avais reconnu sa voix. Six ans après. Et moi, m’avait-elle identifié ?

Clémentine. Elle avait donc repris l’appartement de Félix.

Subitement, en un éclair, j’ai entraperçu toute l’histoire.

« Un ami de Martin. »

C’était le prénom de Gravereaux. Dommage que j’ignorasse son pseudo de militant.

Elle a raccroché aussitôt.

Bien joué, Norbert, enfin, pour qui aime ce genre de parties.

Je vais vous dire ce que j’avais deviné. Sans me tromper : j’en ai eu plus tard confirmation, à une nuance près.

Clémentine avait rencontré Félix au tout début de 1975, quand il s’était intégré au groupe des élèves d’H4. Ils n’avaient pas tardé à sortir ensemble, signant la déconfiture de Gravereaux, le beau cowboy de la Ligue. Bêtement, je me sentais vengé, alors que je n’avais rien contre Gravereaux lui-même ; c’est à Clémentine que j’en voulais. Toujours est-il que désormais j’étais persuadé que la fille qui dormait chez Félix quand je l’avais appelé d’Aubusson, c’était elle.

Sur tous ces points y compris le dernier j’apprendrais que j’avais vu juste, sauf que si Clémentine avait succédé à Félix dans l’appartement, c’est que ses parents en étaient les propriétaires. Ils la logeaient gratuitement, elle et son nouveau copain, un épicier. Ça ne les a pas dispensés de payer l’ISF. Le chalet à Megève, ça ne pardonne pas. J’ignore si Félix a eu le temps d’en profiter. Aux dernières nouvelles, Clémentine, qui après son échec à Fontenay s’était tournée vers le journalisme, a réussi à se faire embaucher à la télé comme assistante. Grand bien leur fasse à tous ces gens.

Je suis remonté au créneau. Même résultat pour les trois numéros.

Las d’échouer, j’ai repris un café. Cette fois, je me suis attablé, et pour mettre toutes les chances de mon côté j’ai évoqué Paula et l’époque où nous étions si harmonieusement liés qu’il nous arrivait non seulement de finir les phrases de l’autre, mais de les commencer.

Que penses-tu de mon rêve ? Jules m’encourageait, souriant, d’un sourire un peu triste cependant. Creuse ! il disait. Je sentais que j’étais près du but. Simplement, pour l’atteindre, j’avais un certain travail à fournir.

Rien, toujours rien. Paula non plus ne répondait pas.

Je suis allé à la mairie.

J’ai demandé le bureau des affaires sociales. Vous êtes de la commune ? Ça partait bien. Enfin, au prix d’un mensonge minimal, j’ai été accueilli par une conseillère dont le visage respirait l’intelligence et à qui j’ai décidé d’exposer mon problème sans détours. Comme manifestement il lui tenait à cœur et que les solutions qu’elle me proposait étaient celles que j’avais essayées, je reprenais au moins confiance dans mes capacités, c’était déjà ça, dans l’humanité aussi. Bon, ça ne suffisait pas. Je pensais aux prédictions de Rafael, un jour il existerait un répertoire électronique de tous les établissements hospitaliers, de tous les patients internés quelque part, en même temps ça posait un problème autrement plus grave et difficile à résoudre que le mien, celui d’en réglementer l’accès et l’usage, parce que ça pouvait être l’horreur, et que l’horreur, on n’a pas attendu le vingtième siècle pour le savoir, est humaine.

Je ne pouvais pas embrasser la conseillère, alors je lui ai tendu la main pour la remercier de son aide, infructueuse mais irremplaçable.

Dans le hall, une affiche vantait les charmes du département. Je me suis arrêté, l’esprit en alerte, et une femme qui passait près de moi avec un gamin a prononcé le nom de Clermont. Ça m’a donné à réfléchir sur les divisions administratives de notre beau pays, et sur certaines homonymies. Placide me disant, l’air satisfait : Châtelguyon. C’est dans le Puy-de-Dôme, comme j’aurais pu dire : Clermont. C’est dans l’Oise.

(Sans être obligé d’ajouter : j’ai connu quelqu’un qui habitait là-bas. Elle avait un setter.)

Et s’il existait un autre Châtelguyon ?

Dans un département voisin ?

La Creuse, par exemple ?

Je n’avais rien repéré de tel dans l’index de mon atlas Europe, mais l’échelle pouvait en être trop grande, le patelin trop petit.

Je me suis rué à l’accueil. Avaient-ils un code postal ? À la poste, monsieur. J’y ai couru.

Un seul Châtelguyon, hélas ! Pour toute la France ! Code postal 63140.

J’aurais pu m’effondrer. Je n’ai pas désarmé. Quelque chose me soutenait en plus du comptoir, le sourire, bien que peiné, de Jules, la générosité de Placide, celle de Douvenou (l’atlas Europe, c’était lui), le zèle de la femme de la mairie, le fait que je sois là, le désir même que cela signifiait.

« Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? »

L’employé paraissait en faire une affaire personnelle, comme s’il avait lui-même rédigé le code postal. Autant lui expliquer à lui aussi. Ça ne pouvait pas faire de mal, et j’étais seul au guichet.

Je m’appliquais à formuler ma requête quand j’ai compris. Curieusement, on a compris ensemble.

« À moins que...

– J’allais vous dire... »

On s’est regardés. Ses yeux pétillaient.

« Un instant. »

Il est allé chercher un listing informatique et l’a épluché avec soin.

« Eh non, il a fait ; dommage, c’était notre dernière chance.

– Attendez. C’est seulement le Puy-de-Dôme que vous avez là ? Vous n’avez pas l’équivalent pour la Creuse ?

– Pourquoi la Creuse ?

– Une intuition.

– Il faudrait que j’appelle un collègue.

– Oh oui, s’il vous plaît. »

Il a regardé derrière moi.

« On a le temps. »

Il est allé s’asseoir à un bureau non loin de là, où il a consulté une autre liste avant de décrocher le téléphone. La conversation a duré un moment. Je n’entendais pas ce qu’il disait. De temps en temps il me lançait un regard absent, les sourcils levés, la bouche dubitative. Enfin son visage s’est éclairé. Tout en m’adressant un sourire de victoire, il a saisi un stylo pour noter quelque chose sur un bout de papier qu’il est revenu me tendre.

« Vous avez eu le nez creux, c’est le cas de le dire. »

Il m’a fourni des précisions que j’étais incapable d’écouter, fasciné par ce que j’avais sous les yeux, impatient de prendre la route et indisposé par la présence dans mon dos de deux personnes arrivées entre-temps. Je l’ai interrompu pour le remercier chaleureusement et j’ai foncé vers les annuaires.

Châtelguyon était le nom de la clinique. Elle le devait à sa situation, rue Châtelguyon, à Viersat, un village de la Creuse, bureau distributeur Chambon-sur-Voueize. Restait à localiser la commune. C’est à quoi devait me servir l’annuaire, qui comportait une carte du département. L’atlas de Douvenou déclarait forfait.

J’ai commencé par les abords immédiats du Puy-de-Dôme, et assez vite je suis tombé sur le Chambon en question. Ce n’était pas tout près, quatre-vingts bornes peut-être. Puis j’ai repéré Viersat, à une quinzaine de kilomètres plus au nord. Que des petites routes. En stop, j’en avais pour des plombes. C’est un vélo qu’il m’aurait fallu. Ou un cyclo.

En voler un ? Comme vous y allez !

L’emprunter ? Bon, d’accord, mais c’est bien parce que c’est vous, parce que c’est moi, et qu’il s’agit de Paula.

J’ai appelé la clinique. À la femme qui a décroché j’ai demandé s’ils avaient parmi leurs pensionnaires une Paula Masurier. Désolée, nous ne donnons pas ce genre de renseignements par téléphone. Vous êtes monsieur ?

J’ai raccroché. Ils ne m’empêcheraient pas de me rendre là-bas.

Pour commencer, j’ai investi dans une carte routière, la 73, qui allait jusqu’à Aubusson. Sauf que je ne prévoyais pas d’y retourner. J’ai étudié mon itinéraire en dévorant un croissant, mon petit dej’.

Ensuite, j’avais opté pour un vélo, plus discret, plus facile à piquer aussi, et je cherchais ma cible, quand devant l’entrée du cimetière le graal m’est apparu sous la forme d’un Solex dépourvu d’antivol.

J’ai bien sûr hésité, ça ne se fait pas de dépouiller ainsi son prochain dans un lieu pareil, mais je vous rappelle que je commençais à bosser lundi et qu’il me restait peu de temps pour parvenir à mes fins (et d’abord en avoir une idée moins floue). En outre vous reconnaîtrez que plus tôt ce serait fait, plus tôt je pourrais ramener ma monture où je l’avais prise, avec un petit mot gentil coincé sur le guidon.

J’ai compté mes sous. Grâce à notre frugalité à tous deux il me restait de quoi me payer un peu de bouffe et le mélange deux-temps pour l’aller-retour.

Je me suis assuré que personne ne me voyait, j’ai passé mon K-Way, car le temps menaçait, enfourché la bête, roulé débrayé une centaine de mètres, puis j’ai démarré le moteur, et cap sur Viersat !

J’ai mis près de quatre heures, en comptant la halte à Marcillat-en-Combraille, dans l’Allier, où j’ai fait le plein et me suis acheté une part de pâté aux pommes de terre, une pure merveille, que j’ai dégustée près de l’église. Au début de l’après-midi, j’arrivais à destination.

Un château dans un parc bien entretenu, telle est la première vision que j’ai eue de la clinique. Au moins l’endroit paraissait confortable. Mais la pluie, qui m’avait jusqu’alors épargné, s’est mise à tomber dru, j’ai enfilé ma capuche, la grille était fermée, j’ai sonné, dans l’interphone une voix d’homme m’a répondu, j’ai dit que je venais prendre des nouvelles d’une patiente, Vous aviez rendez-vous ? Oui, j’ai dit. À quatorze heures. Dans cinq minutes. Votre nom ? Je l’ai donné, on m’a ouvert, ouf ! j’étais dans la place. Le tout était d’y rester. Pas trop longtemps quand même.

À peine la grille refermée derrière moi, et quoique à l’air libre, j’ai senti venir la crise. Je choisissais bien l’endroit, me direz-vous. Justement non, puisque c’est sans doute sa fonction beaucoup plus que sa configuration qui avait déclenché le phénomène (la capuche du K-Way n’aidait pas non plus). Je me demandais comment le maîtriser, quand j’ai vu se pointer à ma rencontre une femme à la mine revêche encadrée par deux types en blouse blanche, sous un parapluie tenu par le plus grand et assez vaste pour les protéger tous les trois, image tellement caricaturale que je n’ai pu m’empêcher de sourire. Profitez de mon air réjoui, ça ne va pas durer.

J’en ai encore des palpitations. On m’a clairement fait comprendre que je n’étais pas autorisé à pénétrer dans l’enceinte de l’établissement et que d’avoir voulu circonvenir le gardien me vaudrait d’être expulsé de force, sans préjudice de la plainte qu’on pouvait déposer contre moi.

Déjà l’un des infirmiers, celui qui ne portait pas le parapluie, s’approchait pour m’attraper. J’ai à peine eu le temps de percher mon Solex sur sa béquille. Je me suis senti soulevé de terre, sac à dos compris, oui, oui, riez, ne vous gênez pas, pédalant dans le vide j’aurais pu donner des coups de tatane à l’adversaire mais ça m’a paru contreproductif, alors je leur ai joué ma grande scène larmoyante. Je me suis mis à implorer leur pitié, disant entre hoquets et sanglots que je n’avais pas fait toute cette route pour rien et que je ne repartirais pas sans avoir revu l’amour de ma vie, à qui ces retrouvailles pouvaient apporter joie et sérénité. J’avais conscience de jouer quitte ou double, et ça m’a galvanisé. En même temps, j’étais sincère.

Bref, quelques minutes plus tard j’étais assis dans le bureau du boss. Il ressemblait comme un frère à Pithois, le directeur du club d’arts martiaux dont peut-être vous avez gardé le souvenir. Ça n’annonçait rien de bon, mais autant pousser mon avantage, histoire d’abord et surtout de savoir si Paula était toujours chez eux, à supposer qu’elle y ait jamais été.

Je cherchais encore mes mots, quand je l’ai vue.

 

(À suivre.)

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