Tais-toi quand tu parles, 17

Publié le par Louis Racine

Tais-toi quand tu parles, 17

 

Ce n’était pas mon premier départ, ma première fugue, ni ma première fugue dans la fugue, ma première fugue au carré, et peut-être jugerez-vous plus décisive celle de Clichy, le samedi précédent. Mais quitter les Gauthier comme je l’ai fait, ça voulait dire rompre mes derniers liens avec mon passé, et leur ténuité renforçait moins le pratique que le tragique de la chose.

Juste avant l’aube, je me suis glissé dans le couloir, aussi discrètement que possible. J’allais déverrouiller la porte quand j’ai entendu Lydie se réveiller. Saluant cet opportun masque sonore, je suis sorti avec mon vélo, puis j’ai refermé derrière moi. J’ai attendu d’arriver au carrefour pour me mettre en selle, et, par des rues vides, sombres et froides, j’ai pédalé.

L’air était vif. Au bout de deux cents mètres, je me suis arrêté, j’ai pris ma perruque dans la sacoche où je l’avais enfouie et m’en suis coiffé, sûr de n’être vu de personne. Hélas ! De l’autre côté de la rue, des volets au rez-de-chaussée se sont ouverts. Une femme est apparue, m’a salué d’un signe de tête. Je ne connaissais pas encore cette phrase de Mauriac, Une ville de province est un désert sans solitude, mais j’en aurais senti toute la justesse. Bon, j’ai décidé de me pas trop m’en faire. J’ai rajusté mon couvre-chef, remonté le col de mon manteau et me suis mis en quête d’un bistrot éclairé.

C’est bien sûr près de la gare que je l’ai trouvé. Je me suis attablé après avoir commandé (de ma voix la plus virile) un double express et emprunté le journal du comptoir. Je claquais des dents et j’avais du mal à tenir ma tasse ou à tourner les pages. Mais peu à peu j’ai repris des forces. Côté méninges, en tout cas, ça turbinait sans problème.

Vous l’aviez compris, je ne me voyais nullement rentrer à Paris, ni, plus généralement, remettre les pieds dans un lieu de connaissance. Des remords ? Des regrets ? Pas le moindre, sinon peut-être...

Non, ne me faites pas l’honneur de supposer que je pensais à ma famille. Mon hésitation tenait à cette ressource toute matérielle que j’avais laissée – à son insu – entre les mains de Félix. Comme vous m’êtes sympathiques, je vous rappellerai de quoi il s’agit.

Du cent septième napoléon, parfaitement. Quelle mémoire ! Et quelle fidélité ! Vous savez donc aussi que cette babiole, que je m’étais octroyée en guise de dédommagement pour toutes les avanies subies pendant l’affaire Rondeau, je l’ai récupérée, puisque je l’avais en écrivant l’épilogue des Pigeons. Je ne l’avais donc pas monnayée. L’ai-je fait depuis ? Relisez le passage en question.

J’ignorais à l’époque la valeur de ce morceau de métal. J’avais entendu dire que fin décembre le cours de l’or avait atteint des sommets, mais ça ne signifiait rien de précis pour moi. Quant à interroger Georges ou le père Gauthier, ce n’était plus à l’ordre du jour, si ça l’avait jamais été. Je me suis rabattu sur les pages financières de La Montagne.

J’ai eu d’autant moins de mal à repérer l’information qui m’intéressait qu’elle faisait l’objet d’un article aussi net que bref.

En quelques semaines, le cours de l’or avait dégringolé.

Curieusement, la baisse avait peu affecté mon napoléon, qui se négociait encore autour de deux cents francs ; mais ça ne valait pas le voyage, comme on dit dans le guide Michelin, autre fleuron de Clermont-Ferrand.

J’en aurais chialé.

Puis je me suis raisonné, partagé entre la satisfaction de garder une poire pour la soif et la crainte d’en devenir une en étanchant celle d’un autre. Pas question de rentrer à Paris, mais pas question non plus de me laisser dépouiller.

J’ai demandé à téléphoner. Pour la Creuse ? Non, pour Paris. Désolé, j’ai pas de compteur. Heureusement j’ai avisé une cabine devant la gare. J’aurais pu commencer par là, au lieu de me faire remarquer. Si c’était ça que j’appelais des méninges opérationnelles ! J’ai payé, récupéré mon vélo et tracé vers l’îlot salvateur, la bouée plutôt. Arrivé là, j’ai compté ce qui me restait de ferraille. Pas grand-chose. Méninges, vous avez dit méninges. L’idée de retourner au café me rebutait. Je suis allé au guichet de la gare. L’employé a refusé de me changer un chétif bifton de cinq balles. En début de journée, je n’y pensais pas. OK, ça suffirait. Le cœur battant, j’ai formé le numéro de Félix. Encore un gosse de riches, comme Clémentine, comme Géraldine – Paula, c’était différent, elle avait coupé les ponts, du moins certains ponts.

Ça sonne. Longtemps. Enfin Félix décroche. Mon cœur bat à tout rompre. Pas d’amour, je vous le garantis. Et, malgré le froid ambiant, j’ai soudain très chaud. Mais les mains gelées, ce qui n’est guère commode pour nourrir le téléphone.

« Norbert ? Tu sais quelle heure il est ?

– C’est pas l’horloge parlante que j’appelle. Tu dois bien te lever pour aller en cours, non ? Sérieux comme t’es ?

– On est samedi, mon bonhomme, un samedi sans devoir. »

Il chuchotait.

« Sonia fait dodo ?

– Il se fout de ma gueule en plus. Avec Sonia, c’est fini. Grâce à toi d’ailleurs. Bon, t’es où ?

– Grâce à moi ! Elle charrie.

– Je dis bien grâce. Ça m’arrange, cette rupture. T’es où ?

– C’est qui la fille ?

– Pourquoi ? Tu as peur que je couche avec l’ennemi ?

– Peu importe où je suis. Je voulais m’excuser pour les ennuis que je t’ai causés. Les flics ont dû t’interroger, tout ça.

– Absolument pas. Le seul à qui j’ai eu affaire, c’est Jules. Il est venu jusque chez moi. Du coup, je lui ai filé ton cartable, tu te rappelles.

– Et comment ! Avec ma ceinture ?

– Il a tout récupéré. Pour le rapporter à ta mère.

– Et Paula ? »

En réponse, j’ai entendu le déclic indiquant que j’avais épuisé mon crédit.

Vite, j’ai enfoui mes mains dans les poches de mon manteau. On se pelait nettement plus que la veille, et si je voulais rouler je devais absolument me procurer des gants, peut-être même un passe-montagne. C’est là que l’écharpe tricotée par ma sœur m’aurait été utile. Non, ne pas penser à ma sœur.

En attendant l’ouverture des magasins, je suis retourné dans la gare, où j’ai tout de suite vu un téléphone public, d’un modèle différent mais sûrement aussi efficace et dans un local chauffé. Ça commençait à faire beaucoup d’inadvertances pour un type très fort. Qui prétendait à l’autonomie.

Évidemment, la pire gaffe avait été de prononcer le nom de Paula, et dans une question restée en suspens. Putain, Norbert ! À quoi tu joues ? Oui, c’est ça, sèche-toi les yeux aux horaires des trains.

Ça m’a bien changé les idées, d’examiner les itinéraires possibles avec ou sans vélo, et d’interviewer le guichetier de tout à l’heure sur les bagages accompagnés. Où avais-je attrapé cette formule ? Aucune importance. Le bobard servi au père Gauthier pouvait me servir moi. Voilà comment je me suis retrouvé muni d’un billet de train pour Hendaye.

Au dernier moment, j’avais failli annuler, parce qu’il me fallait remonter jusqu’à Guéret avant de redescendre, et remonter, non, merci, mais c’était un moindre mal, car à l’origine je visais Montpellier, histoire de passer ensuite en Catalogne, et finalement c’est bien là que j’ai atterri plus tard, mais quand j’ai vu que pour aller en train d’Aubusson à Montpellier il fallait passer par Bordeaux ça m’a mis hors de moi. Bordel, j’ai fait, c’est pas la peine d’avoir construit des voies ferrées par tout le Massif central dans le but de désenclaver par exemple l’Aveyron et de n’avoir pas été capables de maintenir en activité des lignes aussi essentielles et coûteuses en vies humaines. Tant d’ouvriers morts à la tâche, parmi lesquels forcément quantité de compatriotes de mes grands-parents, des deux côtés, pour que le trajet d’Aubusson à Montpellier dessine le grand C de COCUS ! Bon, je ne me suis pas exprimé en ces termes, puisque à l’époque j’ignorais tout de l’histoire des chemins de fer français, mais l’image du C je l’ai bel et bien perçue même si j’y retrouvais seulement celui de l’ancien logo de la SNCF, très perturbant du temps où j’apprenais à lire, cette initiale en amorce à gauche autorisant en quelque sorte la déformation de essenncéhef en céhenncéhef. Bref, j’ai opté pour Hendaye, sans vouloir m’avouer ma véritable destination, que je vous laisse découvrir ci-dessous (ne regardez pas tout de suite si vous voulez deviner) :

 

 

Santander.

Parce que c’était de là qu’étaient partis mes grands-parents paternels. C’est ce que vous vous dites, et je ne jurerais pas que ça ne m’avait pas traversé l’esprit. Mais je ne suis pas non plus très sûr d’avoir fait le rapprochement, ou du moins que ça me soit apparu comme une raison déterminante. Je crois plutôt que je cherchais un coin au sud où passer l’hiver, et que finalement, entre la Méditerranée et l’Atlantique, l’océan m’avait semblé préférable. Ça ne m’a pas empêché de m’établir ensuite à Barcelone. Sur le coup, si vraiment la Méditerranée m’avait attiré, j’aurais pu essayer de gagner l’Italie, ou la Corse. Prendre le maquis en Corse ! Franchement, ça a pu me passer par la tête. Mais une île, et puis cette mer intérieure, donc fermée, ou peu s’en faut, j’imagine que ça me tentait moinsse. Bref, pourquoi pas Santander ?

À cette époque l’Espagne était encore soumise à la dictature de Franco, celle-là-même qu’avaient fuie mes aïeux, et vous pourriez juger mon projet courageux, ou téméraire, ou parfaitement inconscient. Certes, j’évaluais mal le danger. Je savais seulement qu’il me faudrait ruser pour passer la frontière. Ne croyez pas cependant qu’il n’entrait aucun calcul dans ce choix de l’Espagne. Là encore, je crains de vous décevoir. Ce qui m’importait au premier chef, c’était de trouver un séjour où attendre tranquillement que l’affaire de la station-service se tasse. Et je supposais les relations diplomatiques entre les deux pays suffisamment compliquées pour que la France n’aille pas réclamer mon extradition ou l’Espagne me livrer. Aujourd’hui ces vues m’apparaissent d’une grande naïveté, mais je vous rappelle qu’en ce temps-là je n’avais pas dix-sept ans et que ma culture judiciaire, politique et historique se réduisait à si peu de chose qu’en parler est déjà un abus.

Si Santander ne me plaisait pas, encore fallait-il que j’y arrive, je pousserais plus à l’ouest, voire j’essaierais le Portugal. Vous vous rappelez peut-être ces soi-disant anars, copains de Félix, que le parfum des œillets avait attirés là-bas hors saison et qui s’étaient bêtement cassé les dents à la frontière espagnole, les imbéciles, j’ai raconté la chose il y a peu sans savoir qu’ils faisaient partie de l’auditoire. Le Portugal était alors en pleine révolution, ça pouvait être amusant. Enfin, on verrait. Primo, quitter la France. L’obstacle n’étant pas l’absence d’une carte d’identité en cours de validité – j’avais – mais cette identité elle-même.

Le voyage s’est bien passé, merci. Un peu long. Heureusement j’avais du sommeil en retard et de quoi m’occuper l’esprit. Quand je ne roupillais pas ni n’observais (avec toute la discrétion dont je suis capable) mes compagnons de compartiment (et il y en avait de pittoresques), je repensais aux plus récentes de mes aventures, sans remonter au-delà de ma transformation en Carmen Jellinek. À croire que je n’avais pas épuisé les charmes de cette autre vie. J’en gardais un excellent souvenir, malgré la constante et vigilante appréhension qu’elle m’avait imposée, malgré aussi la cuite que je m’étais prise. J’en aurais jugé autrement si après l’épisode Casanova j’avais dû repousser les assauts d’autres mâles, mais j’avais eu affaire à des gentlemen. À ce propos, me revenaient des bribes de la conversation du dîner à l’hôtel, c’est-à-dire essentiellement du discours de Georges, dont je ne vous ai rapporté qu’un maigre échantillon. Il nous avait parlé rugby, une des ses passions, ce sport de voyous joué par des gentlemen, à l’inverse du football, le trait m’avait plu, évidemment, à part ça moi le sport je n’en avais pas grand-chose à brouter, pas mon truc du tout, individuel, c’est une hygiène personnelle qui ne regarde que soi, collectif, ça ne devrait avoir pour spectateurs que les invalides – et encore, j’imaginais très bien des compétitions entre handicapés –, tout le monde sur le terrain, c’était ma devise, j’adorais cette description lue à la Boissière dans un bouquin génial sur les Indiens d’Amérique des matches géants qui se jouaient traditionnellement chez eux, je méditais là-dessus, on avait causé corrida aussi et j’allais bientôt me trouver entouré d’aficionados alors que moi, cet étalage de cruauté me débectait, plus exactement me torturait, vu que je m’identifiais irrésistiblement au taureau, et aux chevaux s’ils étaient blessés dans l’affaire, mais les zigotos pour lesquels ça tournait mal n’avaient que ce qu’ils méritaient. Un autre moment mémorable c’était quand Georges, pour me flatter sans doute, avait fait l’éloge de la féminité. Ça avait commencé par des généralités, les femmes valent plus que les hommes, elles sont plus courageuses, plus intelligentes etc., et la féminité est une vertu, aussi éternelle et inaltérable et invincible que la nature. Une femme pouvait se déguiser en homme, faire tout comme un homme, elle ne cesserait jamais d’être femme, alors que tant d’hommes n’avaient plus rien de viril qui pourtant ne cherchaient pas à se faire passer pour des femmes. Et en débitant ces grâces il me regardait avec intensité. Ah ! Georges, ta tête quand tu sauras ! Si tu sais un jour. Je ne crois pas que Jeanne m’ait balancé ni ne le fera de sitôt. Je ne peux exclure en revanche qu’en retrouvant sur elle tel vêtement, tel accessoire, ou Fidji – tiens, comme par hasard, le magazine que j’avais acquis pendant le changement à Guéret et que je feuilletais distraitement m’a mis sous les yeux pile à ce moment-là cette pub inspirée, La femme est une île, Fidji est son parfum –, je ne peux donc exclure que son amant vienne tôt ou tard à découvrir la vérité.

Ainsi ai-je réussi à tuer le temps, sinon à tenir tout remords à distance. Pourquoi fallait-il que nous fussions le 25 janvier ? Après l’anniversaire de Paula, celui de Géraldine, qui à son tour atteignait sa majorité. Ça en faisait des torts à mettre sous le tapis. Du coup, j’ai lu ma revue in extenso. 

J’espère ne pas froisser l’amour propre d’un trop grand nombre d’entre vous en précisant qu’à Hendaye la frontière avec l’Espagne est toute naturelle : c’est un fleuve côtier qui porte le doux nom de Bidassoa. J’ai songé à le franchir à la rame, ce qui nécessitait la location d’une embarcation. Peu réaliste. À la nage, encore moins. Il devait y avoir des passeurs, mais leurs services n’étaient sûrement pas donnés. Bon, je verrais sur place. Où je suis arrivé à la nuit tombée.

Le temps de récupérer ma monture, il était près de huit heures quand je suis sorti de la gare. Objectif : un petit hôtel pas cher et pas trop regardant sur l’identité des clients. Et après, bouffer. Ça faisait longtemps que les chocolats de Brive avaient été avalés. Il avait fallu tout le ballotin pour faire passer le goût du sandwich acheté dans le train et que j’avais à peine entamé. Oui, le goût du scandale. Du scandwich. Au prix en rapport.

Le vélo m’a aidé. J’ai pu sillonner rapidement le secteur qui m’intéressait, et en quelques minutes, sans rien demander à personne, j’ai trouvé mon bonheur : un hôtel sordide à souhait, où la même chambre se louait plusieurs fois dans la nuit et probablement dans la journée, et où le taulier ne levait pas les yeux vers le client, même pour lui demander son nom. Seul son stylo prenait un peu d’altitude.

J’avais beau m’y être attendu, la question m’a interloqué. Je ne m’étais pas préparé de pseudonyme.

« Il faut un nom », a minimisé le type, les yeux toujours baissés, le stylo toujours en suspens.

J’ai sorti sans réfléchir le premier truc qui m’est venu : André Sadoul. André comme Santander, je suppose, et Sadoul comme au temps pas si ancien de ma rencontre avec Paméla.

Encore des gens à oublier.

J’ai monté mes sacoches dans ma chambre et je suis redescendu. Hendaye, à nous deux !

Assez vite j’ai repéré un bistrot accueillant. On y parlait fort et basque, on y chantait aussi. Une guitare passait de mains en mains, à la différence d’une contrebasse qui se morfondait dans un coin jusqu’à l’arrivée, saluée à grandes clameurs et lampées, d’un vieux type élégant, mince, le cigare aux lèvres et le sourire modeste. Après s’être débarrassé de son chapeau, de son manteau et de son écharpe, avoir serré quelques mains et bu un coup, il vous a fait guincher la grand-mère comme une complice de toujours tandis que les chants reprenaient avec une vigueur nouvelle. Depuis quelques minutes on m’avait associé à la fête, qui à ce que j’ai compris n’avait rien d’exceptionnel, c’était comme ça chaque samedi soir, on m’a rincé gratuitement au cidre, et de refuser que je paie ma tournée, de me pétrir les épaules en mesure et sans, de me glisser dans le bec des nourritures délicieuses, si bien que tout étourdi de gentillesse et de vacarme j’ai commencé à raconter ma vie à un des guitaristes, un fou de bossa même s’il ne pratiquait pas, lui c’était la chanson traditionnelle, Tiens, je vais te donner ta première leçon de basque, j’ai adoré, T’es doué, il a fait, avec lui et d’autres on a parlé d’un tas de sujets passionnants, Konpantzia (un condominium !), l’ETA, j’ai appris plein de choses sur l’histoire, la géographie et la langue locales, bref, je serais bien resté là toute la nuit, mais je ne payais pas cette chambre pour mes seuls bagages et j’étais loin d’avoir éclusé mon manque de sommeil.

J’avais sous-estimé les répercussions sonores de la principale activité de l’hôtel en question. Quoique les clients se voulussent en général discrets, escalier, planchers et sommiers conspiraient ouvertement avec la minceur des cloisons pour m’empêcher de pioncer. Alors j’ai cogité. Après tout, j’avais à organiser mon exil.

Sans que j’aie eu besoin de leur révéler mes intentions, mes copains d’un soir avaient évoqué devant moi l’intransigeance des garde-frontière et la susceptibilité des garde-côtes. Une action récente de l’ETA, à l’île des Faisans, la fameuse Konpantzia, les avait encore accrues, et passer clandestinement tenait du suicide.

Ainsi édifié, avant de rentrer à l’hôtel, j’étais allé voir la plage. Un bel endroit, même de nuit. À l’extrémité ouest, les lumières de l’Espagne paraissaient à portée de main. Impossible de ne pas m’imaginer traversant l’estuaire à la nage. Ça faisait quoi ? Trois cents mètres ? Mais en hiver, avec le courant et la Guardia Civil, c’eût été une folie, comme de me cacher sous un train ou dans un wagon de fret.

J’userais d’une autre tactique.

Mon antivol n’ayant qu’une efficacité relative (il ne s’agissait pas qu’on me pique ne fût-ce qu’une roue), j’ai monté ma bécane dans ma chambre. Comme je m’effaçais tant bien que mal entre deux étages pour laisser passer une prostituée : Des tordus, elle a dit, j’en ai vu, mais des comme ça, jamais.

Ce qui m’a peiné, c’est de devoir abandonner mes accessoires carmenesques, ces colifichets auxquels je m’étais attaché plus que de raison, mais dont je serais incapable de justifier la présence dans mes bagages si, comme c’était hautement probable, des petits curieux de fonctionnaires y fourraient leur nez. J’ai fait de ce trésor un paquet avec une taie d’oreiller et le projet de le confier à la consigne de la gare, pour ne pas m’interdire toute possibilité de le récupérer. Je n’ai gardé que la perruque.

Vers deux heures, le calme est revenu, et j’ai enfin trouvé le sommeil.

 

(À suivre.)

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