Tais-toi quand tu parles, 18

Publié le par Louis Racine

Tais-toi quand tu parles, 18

 

Comme une lettre à la poste.

J’ai presque eu envie de recommencer pour voir si ce serait aussi facile.

Je plaisante.

J’y suis allé au culot. Le tout était de rester détendu.

J’avais misé sur ma perruque. Au passage, une pensée pour Jules, capable d’illusions bien plus admirables. Il me l’avait dit et maintes fois démontré : rien de tel que le naturel. Je me suis donc efforcé de bannir de mon esprit toute crainte superfétatoire, que, par exemple, la bonne femme qui à Aubusson m’avait surpris en pleine transformation ne m’eût dénoncé aux autorités. Fi de cette paranoïa ! Ce que je redoutais davantage, c’est que mon nom, ma photo ou les deux n’eussent été communiqués aux gardiens de nos frontières. J’avais beau me douter que ces choses-là sont coûteuses en temps et en moyens, nécessitent la coopération de services distincts voire rivaux et doivent se justifier par quelque impérieuse nécessité, que je n’étais pas si considérable qu’on se résolût à déployer un dispositif de cette envergure, même pour complaire à un ambassadeur ou à un René Laforgue, lesquels ne me prêtaient sans doute pas l’intention de quitter le pays, ou pas spécialement pour l’Espagne ni par Hendaye, j’avais quand même les foies.

Quant à la lutte contre l’ETA, si elle rendait les autorités locales plus vigilantes, elle pouvait aussi éclipser toute affaire de moindre importance à leurs yeux.

Entre les deux hypothèses, qu’on me recherche en tant que Norbert le fugueur ou comme un chauffard anonyme dont on possédait seulement un portrait-robot peu ressemblant, j’avais opté pour la seconde. D’où la perruque.

Côté français, le type qui m’a demandé ma carte d’identité voulait juste vérifier que j’étais majeur et que je n’avais pas besoin d’une autorisation de sortie du territoire. Il a bien sûr tiqué : Vous n’êtes pas blond, sur la photo. Je change de pelage l’hiver, j’ai fait, mais c’est bien moi, comparez les traits du visage, si vous voulez prendre mes empreintes... Il s’est contenté de fouiller mes sacoches, infructueusement.

La barrière franchie, j’ai poussé un profond soupir et pédalé à toutes jambes vers l’Espagne.

Au diable la môme Jellinek, au diable Jules ! Ce qui avait failli me trahir avait de fortes chances désormais de me perdre. Je ne me sentais guère capable de jouer sur les mots en castillan. Arrivé au milieu du pont qui enjambe la Bidassoa, je me suis arrêté, j’ai attendu d’être sans témoins, bon, à cette heure-là, un dimanche, il n’y avait pas foule, j’ai ôté ma perruque et l’ai balancée dans le fleuve.

Seconde barrière. Fouille complète. Je me suis laissé faire, tranquille comme Baptiste. Mon nom d’origine espagnole (encore faut-il connaître) a éveillé quelques soupçons, qui se sont éteints quand il est apparu que je ne parlais pas la langue. En réalité, j’avais très bien compris ce que le flic qui m’interrogeait avait lâché mine de rien pour me tester, un truc concernant ma mère, mais j’ai arboré mon sourire de cancre, en exhibant le défaut de ma denture. Idem quand il l’a redit en basque, du moins je le suppose. Il m’a encore demandé, en français cette fois, ce que je venais faire en Espagne. Sur ce chapitre j’étais blindé, mon récit bien ficelé. J’avais eu le bac l’année d’avant (à l’âge normal, donc ; je me suis félicité d’avoir redoublé ma Quatrième), et je m’accordais un tour d’Europe à vélo avant de choisir ma voie. J’avais commencé par le Luxembourg, en automne c’est magnifique, puis j’avais traversé la Belgique jusqu’au littoral, que j’avais suivi vers le sud. Après une excursion dans les îles britanniques, j’avais fait comme ça toute la France. Je projetais maintenant de visiter l’Espagne et le Portugal, toujours en suivant les côtes. Ensuite, je passerais en Italie, puis en Grèce, et je remonterais, Yougoslavie, Autriche, Allemagne, pour être en Scandinavie au solstice d’été. De là je redescendrais en France via les Pays-Bas et, de nouveau, la Belgique. C’est à mon retour à Paris, fin août, que je déciderais de mon destin.

Ils étaient trois maintenant à m’écouter en hochant la tête, Ça fait plaisir de voir des jeunes gens comme vous, m’a dit un gradé, mais le financement de votre voyage ? Oh ! vous savez, je dépense à peine, pour me loger je demande l’asile aux religieux, j’ai toujours été bien reçu, il faut dire que je rends aussi quelques services, et puis durant mon année de Terminale j’ai donné des cours, j’ai économisé un modeste pécule que ma mère me fait parvenir à petites doses, ça me permet de n’avoir que peu d’argent sur moi (j’ai montré mes pesetas, négociées auprès d’une des putes de l’hôtel, celle qui m’avait charrié dans l’escalier, une femme dure en affaires mais d’une rare humanité), là, vous voyez, j’ai de quoi tenir la semaine, en échange de quoi j’envoie au fur et à mesure à ma mère mon journal de bord, peut-être qu’un jour ça intéressera un éditeur, j’aurais bien aimé signer un contrat avant de partir mais il faut sans doute que j’apprenne d’abord à écrire, enfin j’espère ne pas vous avoir trop ennuyés avec mon histoire ni fait perdre votre temps, vous avez j’imagine une rude besogne, Justement, a rebondi le gradé, ça nous change, et même ça nous remonte le moral, allons, jeune homme, bonne route ! Merci, bon courage à vous ! C’est tout juste si on ne pleurait pas.

Je parle d’un récit bien ficelé, parce que j’ai fini par y croire. Plus exactement, j’y ai cru très tôt. Peu à peu, en fonction des besoins, je l’ai complété, enrichi. Je ne lui trouvais que des qualités. Au moins, il m’ouvrait des perspectives ; plus que cela : un avenir. Ce passage de frontière a réellement marqué pour moi l’entrée dans une autre vie. Je me suis senti tout d’un coup libéré, en pleine possession de mes moyens. Pourquoi ? Parce que je ne pouvais compter que sur eux. Je ne dirai pas que je ne me suis jamais angoissé à l’idée de tomber malade ou d’être à nouveau privé de ma mobilité par ce problème de genou qui pouvait réapparaître comme il avait disparu, sans prévenir, ou encore de refaire une crise de spasmes pharyngés, de crever dans mon coin d’une overdose d’angoisse ou d’une vraie fausse route alimentaire, mais, puisque j’étais en quelque sorte forcé d’aller de l’avant, je n’avais pas à douter d’en être capable. Jamais je n’avais autant cru en moi, tout en connaissant mes limites, mes faiblesses, mes fragilités. Je m’étais fait un beau cadeau en m’obligeant à jouer la comédie en permanence. Cela en annulait le caractère trompeur, puisque désormais je ne pouvais être moi-même qu’en toute hypocrisie. Jamais je n’avais été aussi vrai. J’accédais à cette forme supérieure de cohérence dont jouissent les gens qui ont la chance ou le talent de vivre selon leurs aspirations les plus profondes. Tenir un rôle dans le film de Martial, coucher pour de faux avec Paméla, il ne m’était pas seulement devenu facile, il m’était agréable d’y renoncer maintenant que j’avais décroché le rôle de ma vie.

Je m’inventais chaque jour. J’inventais le monde aussi, à travers l’expérience que je prétendais en avoir, et qui effectivement devenait mienne. J’ai commencé par le Luxembourg. Que dis-je ? J’ai d’abord étudié l’itinéraire de Paris à Longwy, ville sur laquelle je me suis renseigné et suis devenu incollable ; mieux, j’ai connu avant elle son histoire, s’agissant de son devenir industriel. Vous ne sauriez imaginer l’étendue de la science que j’ai acquise en lisant tout ce que je pouvais trouver sur les sujets qui m’intéressaient. Il m’a fallu parfois patienter des années avant de pouvoir combler telle ou telle lacune, obtenir tel ou tel renseignement fondamental, mais ce genre de difficulté ne m’a jamais découragé, tant il se présentait d’occasions de saluer au contraire ma chance.

Ainsi, le roman de ma vie prévoyait un séjour en Suède à l’été soixante-seize. Je n’ai certes pas honoré ce rendez-vous. Mais j’avais commencé d’apprendre le suédois avec pour tout support un dictionnaire Langenscheidt format Lilliput dégoté à Bilbao. Une mine inépuisable – de trente-cinq centimètres cubes. Pour la prononciation, je me suis fié à mon intuition, ayant quand même dans l’oreille un ou deux films de Bergman. Toujours est-il que j’avais pensé mourir de bonheur en tombant sur ce mini-dictionnaire. Alors, quand bien plus tard, à Barcelone, j’ai fait la connaissance d’Elena, quelle a été ma joie ! J’ai enfin pu pratiquer une langue que je ne connaissais que de loin, et par quelques poèmes découverts entre-temps, de Gunnar Ekelöf ou de Gunnar Björling notamment. Elle me corrigeait avec douceur et fermeté, belle comme vous n’imaginez pas.

Des expériences de cette intensité, j’en ai eu à foison. Mais je crois que ce qui les rendait si fortes et si fréquentes, c’était ce programme que je m’étais fixé, sans me condamner à le respecter à la lettre ni dans l’ordre. Mon tour d’Europe commençait par le Luxembourg, mais comme vous le savez j’avais déjà quelques aperçus de l’Allemagne (parmi lesquels des vallonnements qui n’avaient rien de géographique), tandis que je n’ai jamais visité le Grand-Duché, sinon en imagination. C’est comme l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande : pour quelqu’un qui n’y est jamais allé, je les connais assez bien.

En fait, je n’ai pas quitté la péninsule ibérique. C’est là que je me suis construit. C’est de là que je suis parti au printemps quatre-vingt-un, mû par une énorme nostalgie.

Six années.

Dès la deuxième, j’ai dû faire évoluer le scénario, c’est-à-dire reporter mon voyage en Italie. Pour vous dire, à l’époque, début soixante-seize, donc, j’étais encore au Portugal. Je l’ai quitté fin juin, juste après l’élection d’Eanes, pour l’Espagne, où le roi Juan Carlos s’apprêtait à nommer Suárez président du gouvernement. J’ai assisté de près à des mutations capitales pour l’Europe et pour le monde, j’ai souvent senti le vent de l’histoire me fouetter les oreilles et les sangs, mais j’ai aussi éprouvé physiquement le poids des traditions, des conservatismes, des égoïsmes. J’ai rencontré des gens qui avaient foi dans toutes sortes de dogmes. Moi, c’était plutôt dans le présent. Certains ont su me communiquer un peu de leur enthousiasme, ou davantage : il m’est arrivé d’être plus ardent qu’eux. Et puis je les ai vus vaciller, se décomposer devant les trahisons ou eux-mêmes trahir. À l’inverse, j’ai toujours commencé par ressentir ce qui n’allait pas, n’irait jamais, ou pas bien longtemps. Heureux de pouvoir, de temps à autre, me dégourdir le corps et l’esprit, mais jamais vraiment dupe.

J’admets que l’on puisse être agacé par cette forme de scepticisme. On m’en a fait le reproche. D’autres censeurs, parfois aussi les mêmes, ont déploré que l’histoire de la terre de pipe glaçurée ou du whisky tourbé me captive avant celle de mes grands-parents. Puisque tour d’Europe il y avait, que c’était là le roman de formation que je m’étais choisi, comme auteur et comme personnage, eh bien ! qu’au moins il me rapproche des miens, donc de moi-même. Pourquoi vouloir voir Santander si ce n’était pas pour comprendre d’où je venais ? Je leur répondais que pour connaître sa propre histoire on doit avoir étudié celle des autres. Sans cela on reste incapable d’apercevoir ce qui dans sa vie a été important ou non, ou même simplement a été. On ne sait pas de quoi on est fait si on n’a pas cherché de quoi étaient faits les autres, loin de soi. Par ailleurs, on ne peut pas réduire l’histoire individuelle à l’histoire collective, ni l’inverse. Étudier l’une pour comprendre l’autre, c’est mesurer en quoi elles diffèrent et éventuellement s’opposent. Si plus tard on réussit à les réunir dans une relation simple, tant mieux. Mais simplifier a priori n’a aucun intérêt.

À Santander, je n’ai rien perçu de l’histoire de mes grands-parents. Rien du tout. J’aurais pu y passer tout le reste de mon existence sans progresser d’un pouce dans la connaissance de ce qu’ils avaient été, de ce qu’il avaient fait et subi. Mais je savais que je ne devais pas avoir honte de mon obtusité. Ceux qui prétendent que les lieux parlent à qui sait les écouter se trompent et nous trompent ou mentent par omission. Ce ne sont pas les lieux où nous sommes qui nous parlent, si nous n’y avons jamais été. Si me parle un lieu nouveau, c’est qu’il ne l’est pas, que je le connais, ou qu’à travers lui me parle un lieu que je connais. Qu’alors je me sente reconnu, soit.

C’est à Barcelone, en lisant l’histoire des réfugiés espagnols en France après la victoire des franquistes, que j’ai enfin rencontré les parents de mon père. Que je leur ai redonné vie. Alors j’ai revisité Santander par le souvenir, et tout a pris sens. Et si j’y retourne un jour, mon émotion sera d’une autre réalité.

Cela dit, mon grand-père n’était pas de Santander. Il y a vécu, il n’en était pas originaire. Ma grand-mère, je ne sais pas. J’ignore son nom de naissance. Mais je ne désespère pas de le découvrir un jour.

Quand les lieux ne peuvent absolument pas nous parler, alors c’est ce silence qui est éloquent.

Je m’instruisais donc au hasard des opportunités, privilégiant en principe les sujets que j’étais censé maîtriser. Excellente préparation à ma carrière de professeur particulier, commencée à Paris avec la jeune Sophie et poursuivie en Espagne et au Portugal, mais dans toute une série de disciplines que je n’avais jamais enseignées, pour la bonne raison qu’elles m’étaient totalement inconnues. Je menais de front des apprentissages variés et m’en trouvais bien. Ce caractère pluridisciplinaire m’aurait rappelé le lycée sans cette nuance décisive que désormais mes études avaient un sens. Je ne parle pas d’utilité. Si j’ai un conseil à donner aux enseignants, c’est de proposer à leurs élèves d’élaborer leur propre programme, sous la forme d’un récit de vie. D’une fiction. La seule réalité vivable est à ce prix.

Ma fiction à moi m’avait suggéré un genre de compromis s’agissant de mes relations avec ma mère et ma sœur. Je les appelais régulièrement. Moins pour les rassurer que pour me rassurer moi. Je coupais court à leurs questions, limitais les miennes à l’essentiel, me dérobais à tout chantage et n’en exerçais aucun. De savoir qu’elles étaient en vie me suffisait, et j’avais décidé que ce serait réciproque. J’estimais avoir fait un assez bel effort en leur révélant où j’étais, même si je restais le plus vague possible : en Espagne, au Portugal. « T’en as rien à foutre de nous, disait la matouze. – Tu vois bien que c’est faux. » Et je raccrochais.

Elles ont continué d’habiter Clichy. Ma mère a trouvé un boulot de secrétaire, je ne sais où. Ma sœur a eu son bac avec mention. L’année de mon retour, elle faisait des études pour devenir sage-femme.

Quand je demandais des nouvelles de mon père, c’est la matouze qui montait au créneau :

« Il est vivant, ça devrait te suffire. »

Elle le disait aussi de mon fils. À l’approche du terme, j’étais du côté d’Óbidos pour les vendanges, je n’avais pas pu m’empêcher d’aller aux nouvelles. À Clichy, pas à la Boissière. Il était né la veille. La mère et l’enfant se portaient bien. Je n’ai jamais voulu savoir son nom.

 

 

En quelques mois, j’ai su me débrouiller en espagnol. Non, pas de fausse modestie : je le parlais couramment. Avec mon accent, mon physique et mon nom, ces trois composantes majeures de l’héritage paternel, j’aurais pu laisser ignorer mes liens avec la France, d’autant plus qu’ils étaient pour moi, et par mon initiative, abolis. Néanmoins c’eût été me frustrer d’un amusement bien innocent, qui consistait, mon auditoire ne doutant pas d’avoir affaire à un indigène, à lui révéler la vérité, en me mettant sans transition à réciter parfaitement telle ou telle page de Flaubert ou tel dialogue d’Audiard, surtout s’il se trouvait là quelque Français ; mon plaisir alors était à son comble.

Le portugais ne m’a guère résisté non plus. Que voulez-vous, je suis doué pour les langues (sauf la prononciation de l’anglais) et j’ai une bonne mémoire, auditive comme visuelle. En Espagne je m’étais offert pour un prix dérisoire une petite guitare qui sonnait très bien. Si ma vie avait changé, pourquoi ne pourrais-je me défaire de mes complexes musicaux ? Une poignée de semaines m’a suffi pour apprivoiser l’instrument, en même temps qu’il devenait peu à peu comme un prolongement de moi-même. Ça s’est fait si naturellement que je ne m’expliquais plus ma timidité d’autrefois. Et, moins par esprit de contradiction ou par souci d’originalité que parce que le hasard a mis sur mon chemin des musiciens de jazz, plus précisément de be-bop, et de bossa-nova, j’ai acclimaté ma guitare typiquement espagnole à de tout autres univers. Il me manquait toutefois une ultime impulsion, le déclic ne s’était pas encore produit qui ajusterait mon jeu à mon vœu. Autre franchissement de frontière. C’est au Portugal qu’il a eu lieu, grâce à des Brésiliens de rencontre, parmi lesquels un guitariste et une chanteuse. Il m’ont transmis l’essentiel, presque à mon insu. Je me suis mis à chanter aussi, en particulier des standards de Jobim, et assez vite on m’a pris pour un Brésilien.

J’ai vécu ces six années comme une amplification. J’ai à peu près suivi mon scénario, en ce que j’ai fait le tour de la péninsule, du moins jusqu’à Grenade. De là j’ai gagné Madrid, où j’ai séjourné quelque temps, puis Barcelone (il me manquait donc la majeure partie du littoral espagnol ; mais, comme je l’ai dit, la Méditerranée, à l’époque, n’était pas trop mon truc). J’ai souvent bénéficié de l’hospitalité de prêtres ou de religieuses. Je rendais effectivement de petits services. À part ça j’ai gagné ma vie comme travailleur agricole, à certaines périodes de l’année, bien sûr. Les primeurs, les vendanges. Les vendanges ! Là, j’étais pleinement heureux. Ce n’était pas de tout repos, mais quelle ambiance ! Le reste du temps, je donnais des cours de français, d’allemand, ou de n’importe quoi. Des cours de guitare, je pense que j’aurais pu, mais ça ne me disait rien. Ce que je faisais aussi, et qui m’a rapporté un peu – très peu – d’argent, c’est me produire çà ou là sur la scène de petits cabarets. Parallèlement à mes apprentissages et autres expériences, je composais des chansons, dans des styles musicaux variés mais en cultivant une même veine burlesque. Je me suis ainsi constitué un répertoire qui m’a valu, dans les bars de Porto, de Lisbonne, de Madrid ou de Barcelone, une brève notoriété. Mes textes, en espagnol ou en portugais, plaisaient au public, sans doute parce que, n’ayant pas de ces langues une maîtrise vraiment parfaite, je m’autorisais des audaces auxquels il n’était pas habitué. Comme nom d’artiste, je m’étais contenté du mien : Befo. Ça vous avait un côté clownesque qui seyait bien au personnage. C’est aussi un mot espagnol qui, comme adjectif, signifie « lippu » et, comme substantif, désigne la lèvre d’un cheval ou la babine d’un chien, ou encore une espèce de gros singe (on retrouve cette allusion aux lèvres dans babouin). Il existe une variante belfo, que j’aurais tendance à préférer. Mais befo fait aussi penser à befa, « raillerie », et au verbe befar, « railler ». En France, on croit souvent que mon nom est d’origine italienne, et on en double spontanément le f, peut-être en référence à beffa, qui est le bon tour que l’on joue à quelqu’un. Vous l’avez compris, je n’aime guère mon nom, voilà pourquoi j’ai tant tardé à vous le livrer, mais il n’est pas dénué d’intérêt.

Puis je me suis lassé de tout cela. J’ai même arrêté la guitare. J’avais l’impression d’en avoir fait le tour, justement. Comme du reste. À Barcelone, grâce à ma connaissance de l’allemand, j’avais trouvé un emploi de guide touristique. Dieu sait ce qu’il y a comme Fridolins qui rôdent par-là. Le job m’a bien plu. Et puis, au bout de deux ans, deux ans et demi, pratiquement du jour au lendemain, j’en ai été dégoûté. J’ai passé l’hiver à me morfondre dans l’arrière-pays, sans vraiment me balader, sans me poser nulle part, avant de me décider à changer d’horizon, de mettre le cap au sud, et de comprendre enfin que Paris me manquait.

J’ai connu le Portugal en pleine révolution, l’Espagne en pleine movida. J’ai bien profité de tous les avantages de ces moments historiques, et réussi à en éviter les principaux inconvénients. J’ai goûté à quantité de substances euphorisantes en gardant sous contrôle mon intoxication, sauf peut-être pour ce qui concerne l’alcool. Ma dernière aventure sentimentale a pris fin sans esclandre, avec toute la douceur dont Elena était l’incarnation. Là n’est pas le problème. Cette rupture n’explique pas pourquoi, après m’être étourdi d’une animation sociale comme je n’en avais jamais connu, moi qui en mai 68 avais dix ans à peine et pour qui cette date évoque principalement la séparation de mes parents, après m’être senti porté par l’élan créateur de toute une jeunesse et avant même que ne retombe la vague, j’ai soudain décroché. C’est que ce roman que je vivais là n’était plus le mien. Il m’exhortait en revanche à faire ma propre révolution. À jouer mes derniers tours, avant ma renaissance.

(À suivre.)

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