Beau temps pour la vermine, 26

Publié le par Louis Racine

Beau temps pour la vermine, 26Beau temps pour la vermine, 26

(Où Abderrahman se lève tard.)

 

Le thon fut réchauffé en cocotte dans un coulis de tomates fraîches relevé d’une pointe de safran, et servi avec un riz pilaf et une purée d’oignons au gingembre. Ils burent de la vodka glacée parfumée à l’herbe de bison, et calèrent sur les beignets, qu’ils décidèrent de garder pour le goûter, lequel se prendrait vraisemblablement peu de temps avant le coucher du soleil. Du haut du piano, Agrippine les regardait manger. Elle était vieille et malade, et se laissait mourir à petit feu.

        – Grosse paresseuse, lui lança Paula, les larmes aux yeux, qu’attends-tu pour débarrasser le plancher ?

        Abderrahman se demanda si elle n’avait pas trop forcé sur la vodka, mais la suite de la conversation lui prouva qu’elle gardait l’esprit clair.

        – C’est curieux, dit-elle en remplissant les verres, j’ai l’impression que tu me caches quelque chose. Quelque chose d’important, je veux dire.

        Abderrahman avala une gorgée de vodka.

        – Peut-être que tu te fais des idées.

        – J’en serais heureuse. Pour toi, pas pour moi. Personnellement, je ne me sens pas en danger.

        – Qu’est-ce que je pourrais te cacher ? insista-t-il mollement.

        Elle soupira.

        – D’accord, Abderrahman. On ne se dit pas tout. On n’est pas obligés, du reste.

        – Non.

        – Maintenant, si ça ne te dérange pas, je vais travailler.

        – Tu ressors ?

        – Je travaille chez moi, Abderrahman. Je te l’ai dit, j’écris des livres.

        – Quel genre de livres ?

        – Des romans.

        – Tu inventes des histoires, quoi. Tu es une menteuse professionnelle.

        Il n’y avait pas de quoi être fier, parce que cette expression il l’avait piquée à Jamel, qui ne l’avait sûrement pas inventée.

        – Ce sont les plus véridiques, dit Paula ; et il trouva la réplique si bien envoyée qu’il se reprocha de ne pas lire davantage de romans.

        C’est-à-dire que, plus exactement, il n’en avait jamais lu un seul en entier.

        – Regarde, ajouta-t-elle en s’asseyant devant sa machine à écrire. Je vais mentir sous tes yeux, sans le moindre scrupule.

        Elle tapa pendant quelques secondes, puis lut à haute voix : « Mais l’essentiel était qu’il lui ait bien fait l’amour. »

        – Ce n’est pas vrai ?

        – Mais si, idiot. Tu vois bien que mes mensonges disent la vérité. Et maintenant, laisse-moi travailler. Je dois avoir fini ce chapitre ce soir. C’est d’ailleurs le dernier.

        Abderrahman se tut, mais resta debout à côté d’elle. Bientôt la page qu’elle tapait alla rejoindre les précédentes dans une chemise beige.

        – Tu as déjà écrit tout ça ? ne put-il s’empêcher de demander, impressionné par l’épaisseur du paquet.

        – Bah ! deux cents pages, ce n’est rien.

        – En combien de temps ?

        Elle s’arrêta de taper, et lui prit les mains.

        – Tu as raison, Abderrahman, il vaut mieux que je renonce pour ce soir, je ne suis pas en forme.

        – Pardon, je t’ai embêtée.

        – Non, c’est ma faute. D’habitude je commence de bonne heure le matin. Aujourd’hui, j’ai préféré dormir. On verra demain.

        – Tu as dit que tu devais finir ton chapitre. Ne t’en fais pas, je ne te dérangerai plus.

        Il prit une revue et passa dans la chambre. Allongé sur le lit défait, la tête dans les mains, il essaya vainement de lire. Il n’arrivait pas à se concentrer, le silence le distrayait, lui faisait tendre l’oreille au moindre bruit. Pourquoi Paula ne recommençait-elle pas à taper ?

        Enfin il l’entendit repousser sa chaise et dire quelques mots, sans doute à l’intention d’Agrippine. Puis elle entra dans la chambre.

        – Je suis en manque d’inspiration. Que dirais-tu d’une petite baise ?

        Non, ça, ce n’était vraiment pas possible. Il souffrait suffisamment d’avoir craqué une fois, il n’y en aurait pas d’autre, il se l’était juré.

        – Je préfère lire, dit-il sans se retourner.

        Paula vint s’allonger près de lui et lui enlaça la taille en pressant sa joue tiède contre son épaule. Il lui sourit rapidement et tourna une page.

        – Ne t’inquiète pas, mon amant, lui murmura-t-elle à l’oreille, tu n’as rien à me prouver. J’ai passé une nuit délicieuse avec toi.

        Elle se leva et s’approcha de la fenêtre toujours grande ouverte, où elle s’accouda. Abderrahman roula sur le dos, croisant les mains sous sa nuque.

        – Pourquoi habites-tu ce quartier, Paula ?

        Elle éclata de rire.

        – Il te choque ? Moi, je l’aime. Ça m’a fait perdre des copains, trop pudibonds ou trop trouillards pour s’aventurer par ici, surtout le soir. J’y ai gagné en qualité de vie.

        Elle alluma une cigarette.

        – En fait, reprit-elle, je me sens plus en sécurité ici que partout ailleurs. Comme protégée, tu vois ? Il faut dire que je connais tout le monde et que tout le monde me connaît.

        – Même les putes ?

        – Surtout les putes, Abderrahman. Pourquoi cette grimace de mépris ? Ce sont des femmes, des êtres humains. Chacune a son caractère, sa personnalité. Il y en a de tous âges et de toutes origines. Certaines sont là depuis plus de dix ans, depuis que j’ai pris cet appartement. La grosse Paquita, par exemple. Elle a trente-cinq ans, tu lui en donnerais cinquante, et à la limite elle les faisait déjà il y a dix ans. Si bien qu’à sa manière, elle ne vieillit pas. D’autres s’en vont et parfois reviennent, d’autres disparaissent un beau jour sans que personne sache ce qu’elles sont devenues, et puis il y a les toutes jeunettes, les débutantes, celles-là ne restent jamais longtemps. Ce sont les plus à plaindre. Soit elles tombent sur des détraqués, soit le client leur reproche leur inexpérience. Pour tenir, elles prennent des tas de saloperies. Il en est encore arrivé une cette semaine. Je ne sais même pas si elle a dix-huit ans. Toute mignonne, tu la verrais. Avec de grands beaux yeux déjà abrutis par la peur ou par la drogue.

        – Une Maghrébine ? dit Abderrahman en pensant à la pseudo-Naïma. Je l’ai aperçue hier soir.

        – Oh ! non, pas Mériem. Elle, c’est déjà une ancienne. Non, une Antillaise plutôt. La première dans cette rue. Tiens, elle est là justement. Elle fait l’après-midi.

        Abderrahman se leva d’un bond.

        – Elle t’intéresse ? demanda Paula en haussant les sourcils d’un air mi-amusé, mi-sérieux.

        Il ne répondit pas. Debout à côté du lit, la gorge sèche, il la regardait sans la voir.

        – Qu’est-ce que tu as ? Tu veux tes béquilles ?

        Elle s’avança pour le soutenir, mais il l’écarta d’une main tremblante et marcha vers la fenêtre.

        Une odeur abominable montait de la rue. Cramponné à la barre métallique, il baissa les yeux. Il vit la grosse pute en mini-jupe, et, blottie contre elle comme si elle avait froid, une autre pute.

        C’était Clotilde.

 

(À suivre.)

Précédemment :

Chapitre 1er

Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres.

Chapitre 2

Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive.

 Chapitre 3

Où les sauveurs deviennent persécuteurs.

Chapitre 4

Où les issues deviennent des impasses, et inversement.

Chapitre 5

Où Abderrahman se reçoit mal.

Chapitre 6

Où Abderrahman est bien reçu.

Chapitre 7

Où Abderrahman change de résidence.

Chapitre 8

Où la température monte de quelques degrés.

Chapitre 9

Où Abderrahman fait l’expérience du vide.

Chapitre 10

Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde.

Chapitre 11

Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique.

Chapitre 12

Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture.

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Commenter cet article
M
Et ça ne fait rien à l'auteur de malmener ainsi ses personnages? On dirait qu'il ne les aime pas!
Répondre
L
Si je peux être insensible, c'est à un tel reproche.