Beau temps pour la vermine, 25

Publié le par Louis Racine

Beau temps pour la vermine, 25Beau temps pour la vermine, 25

 

 

13.

Où Abderrahman se lève tard.

 

Abderrahman sentait le découragement le gagner. Il ne voyait toujours pas le sommet de la montagne. Cela faisait pourtant des heures et des heures qu’il montait, poussant cet énorme rocher qui ne demandait qu’à rouler tout au fond de la vallée. Combien de fois avait-il dû recommencer ? Des millions, peut-être. Mais qu’importe, se disait-il, il faut que je pousse ce rocher tout en haut.

        Enfin le but apparut, voilé d’une brume violette. Question paysage, il faut avouer, c’était réussi. Et la chance lui sourit, car cette fois le rocher resta sagement immobile sur son socle culminant.

        Ça valait le coup de persévérer, souffla Abderrahman, et il commença à redescendre, le cœur guilleret. Brusquement il entendit un grondement dans son dos. Il se retourna. Le rocher dévalait vers lui à une vitesse ahurissante. Allez donc arrêter ça ! Il se mit à courir, mais à la place des jambes il avait de maigres tortillons de fil de fer qui pliaient sous son poids ; il tenta de se propulser à la force des bras, mais ses mains s’enfonçaient dans le sol mou. Alors, couché sur le ventre, il sentit le ciel entier s’obscurcir, et le rocher le broya.

        Il ouvrit les yeux, tourna la tête et reconnut Agrippine. Elle lui avait sauté dessus pendant son sommeil. Il n’eut même pas le réflexe de la chasser. Il n’éprouvait plus d’aversion pour elle, tout au plus de l’indifférence. Peut-être parce qu’il avait couché avec sa maîtresse.

        Lentement, il souleva un peu plus la tête pour regarder autour de lui. Il sursauta en découvrant son image dans la glace de l’armoire, puis se sourit chaleureusement. Quelle nuit, hein ?

        Il était tout nu au milieu du grand lit, les jambes entortillées dans les draps bleu lavande. Une brise légère entrait dans la chambre, caressant les rideaux. Il se dressa sur ses avant-bras. Le réveil devait déconner. Pas possible qu’il soit trois heures.

        Il se leva, enfila son slip et marcha vers la fenêtre.

        Quelle nuit, les amis ! Il écarta les rideaux. La rue était baignée de soleil. Quatre étages plus bas, une grosse pute en minijupe à volants se manucurait dans le recoin ombreux d’une porte d’immeuble. Le réveil n’avait pas menti. Mon vieux, tu as fait le tour du cadran !

        Il ouvrit la fenêtre en grand, pour aérer, et passa dans le salon. L’appartement était silencieux. Paula avait dû sortir.

        Dans le débarras-salle de bain-w.-c.-cuisine, il trouva du café froid et un mot : « Attends-moi. », de la même écriture fine et violette que sur l’étiquette de l’interphone. Il réchauffa le café dans une casserole démesurée mais propre, en grignotant de drôles de biscottes, tu aurais dit ce pain sans levain que bouffent les juifs, pour commémorer.

        La présence, sur la tablette au-dessus de l’évier-lavabo, d’un blaireau et d’une boîte de savon à raser l’étonna. Du coup, il laissa bouillir le café, mais tant pis, puisque par le raisonnement il était arrivé à cette conclusion intéressante que, ou bien Paula se rasait au lieu de s’épiler, et ça lui était bien égal après tout, ou bien elle connaissait un autre homme, et il se brûla les lèvres.

        Et toi, espèce de salaud, pensa-t-il en s’attablant devant le maudit paquet de fausses biscottes, tu n’as pas une autre femme dans ta vie ? Je croyais que Clotilde était tout pour toi. Or qu’est-ce que tu viens de faire, sinon la tromper dans les grandes largeurs ? Tu n’as pas honte ?

        Honte ? Bien sûr il avait honte. Mais écoute, tu l’as dit toi-même, Clotilde est tout pour moi. On ne dirait pas. Mais si, je te jure. Clotilde, je l’aime, Paula, c’est autre chose. On ne dirait pas. Mais si. Oh ! et puis merde.

        Il se rebrûla les lèvres, ça lui apprendrait. C’était d’autant plus stupide de continuer à boire ce café bouilli que rien qu’à l’odeur, il lui donnait envie de vomir. Ses yeux rencontrèrent le billet posé près de la cafetière. Attends-moi. Est-ce qu’il ne ferait pas mieux de filer ?

        Mais d’abord, vomir un bon coup.

        Ça ne donna pas grand-chose. Le cœur n’y était pas. Pas plus qu’à quoi que ce soit d’autre. Il erra dans l’appartement, fuma des cigarettes, écouta la radio, chercha en vain le rasoir qui complétait la panoplie. Il ne fallait quand même pas trop fouiller les affaires de Paula.

        Quand elle rentra, il était assis sur le tabouret du piano, en train de feuilleter le troisième tome de l’annuaire du téléphone.

        – Bonjour, mon amant. Tu veux téléphoner ?

        – Non, c’est juste comme ça. Je regarde s’il y a beaucoup de Rossignol.

        – Et alors ?

        – Beaucoup. Mais pas celle qui m’intéresse.

        – Tu veux donc téléphoner.

        – Il faudra bien. Comment je ferai si je dois me mettre en rapport avec eux ?

        – Pourquoi céderais-tu ?

        Il leva les yeux. Le moment était peut-être venu de lui parler de Clotilde. Mais rien à faire, ça ne sortait pas. En revanche, le charme de Paula recommençait à agir sur lui. C’était sûr, il ne l’aimait pas. Mais elle avait quelque chose d’unique, dont cette fois encore il ne s’était pas assez méfié, une douceur inconnue dans le regard, dans les gestes, et qui provoquait en lui plus de bien-être que de désir.

        – Chez moi, tu es en sécurité, dit-elle en s’asseyant sur ses genoux. Tu peux rester aussi longtemps que tu voudras.

        Elle lui caressa la joue d’un air grave, puis, changeant de sujet :

        – Comment connaissais-tu mon nom ?

        – Je l’ai choisi.

        Il lui dit qu’elle avait une jolie écriture. Elle rit.

        – Si tu savais ce que j’en ai bavé quand j’étais petite. J’étais gauchère. Mais c’était défendu. Alors j’ai appris à écrire de la main droite. À coups de gifles, et d’humiliations beaucoup plus raffinées. Aujourd’hui j’écris des livres. Mais je les tape à la machine.

        Elle se leva, et poussa un cri.

        – Cette conne n’a encore rien bouffé ! Tant pis, qu’elle crève !

        – Je vais m’habiller, dit Abderrahman en se levant à son tour. Tu n’aurais pas un rasoir ?

        Paula se retourna vivement vers lui.

        – Il t’intrigue, ce blaireau, pas vrai ? Eh ! bien oui, il y a un autre homme dans ma vie. Il n’est ni le premier, ni le dernier. Mais rassure-toi, tu ne le rencontreras pas. Il ne vient ici que sur invitation. Quant au rasoir, je vais descendre t’en acheter un.

        – Tu pourras prendre le journal ?

        – Je l’ai lu au bistrot. Ils n’ont pas encore découvert le cadavre.

        – Et pour madame Rossignol ?

        – Toujours rien, évidemment.

        – Tu penses à tout.

        – Il m’arrive de penser, en effet. Si on mangeait ? J’ai acheté une boîte de thon et des beignets.

        – D’accord, on mange. Mais je m’habille d’abord.

        – Dommage. Tu aurais fait un convive original, en slip, avec ton plâtre et tes écorchures.

        Il regarda malgré lui les rayures marron à l’intérieur de ses genoux et de ses cuisses, souvenirs de ses exploits gymniques dans la cour des Yaziri. Paula en profita pour se coller contre lui.

        – Pas maintenant, dit-il. Je dois m’habiller.

        – Mais je ne te demande rien, dit-elle en s’écartant doucement.

 

(À suivre.)

Précédemment :

Chapitre 1er

Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres.

Chapitre 2

Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive.

 Chapitre 3

Où les sauveurs deviennent persécuteurs.

Chapitre 4

Où les issues deviennent des impasses, et inversement.

Chapitre 5

Où Abderrahman se reçoit mal.

Chapitre 6

Où Abderrahman est bien reçu.

Chapitre 7

Où Abderrahman change de résidence.

Chapitre 8

Où la température monte de quelques degrés.

Chapitre 9

Où Abderrahman fait l’expérience du vide.

Chapitre 10

Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde.

Chapitre 11

Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique.

Chapitre 12

Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture.

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