Tais-toi quand tu parles, 4

Publié le par Louis Racine

Tais-toi quand tu parles, 4

 

Déjà les autres, continuant la visite, étaient passés dans la pièce voisine. Je les entendais distinctement, presque mieux que quand ils étaient dans le bureau. Il faut dire que le fond de ma niche était formé d’un panneau de bois, moins épais sûrement que l’étagère qui lui tenait lieu de porte coulissante, donnant directement sur la chambre d’amis. Je ne m’étais jamais sérieusement penché sur ce point d’architecture, et j’aurai tout le temps et même une certaine occasion d’y revenir, mais pour l’instant je me rendais compte que ma cachette, ménagée dans l’épaisseur du mur, plus insoupçonnable encore de l’autre côté que de celui-ci, aurait pu faire un passage secret, ce qui n’était pas le cas, à moins d’un mécanisme permettant d’ouvrir une porte dans les boiseries qui garnissaient la pièce en question, mais vous conviendrez que ce n’était pas le moment de le chercher.

Chambre d’amis ! Quelle expression, contrepèterie mise à part. Aujourd’hui encore, en écrivant ces mots, je sens la nausée me submerger. Ce que Marie-Jo avait ainsi rebaptisé, c’était le domaine d’Irène. Oui, elle et Roger avaient eu chacun le sien, de part et d’autre de ce mur. Et voilà, vous rêvez de cette communication qui apparemment n’existait pas. Peut-être aussi doutez-vous contre moi que l’oncle ait si mal connu ses aîtres. Mais nous y reviendrons, c’est promis, comme je vous promets qu’il est beaucoup plus intéressant dans l’immédiat d’écouter ce qui se dit derrière ce panneau de bois. Ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque d’évoquer les activités artistiques de ma tante. Ou alors au contraire je m’interdis de penser à elle, quelque vibrant hommage qu’elle mérite, quelque chaud respect que l’on doive à sa mémoire.

Le ton montait à nouveau, jusqu’à ce que Marie-Jo entraîne l’oncle hors de la pièce pour qu’ils puissent causer entre eux, laissant là ma mère et Jules. Lesquels aussitôt se sont concertés.

« Il va nous falloir reprendre la route, chère Rolande.

– Et Norbert ?

– Je ne sais trop ce qu’il mijote, mais faisons-lui confiance. Le contraindre serait une erreur. Il est assez à l’étroit comme cela.

– Rentrer sans lui ! Mais on est venus spécialement de Paris le chercher !

– Ce n’est pas tout à fait exact. Nous sommes venus pour que vous puissiez vous expliquer avec votre... avec Marie-Jo. Mais manifestement elle n’accepte guère la controverse et supporte à peine notre présence. Par ailleurs cette chère Annette est seule à Clichy. Rentrons, je vous garantis que Norbert ne craint rien.

– Mais enfin il n’a pas un sou !

– Qu’en savez-vous ?

– Vous oubliez le mandat qu’il m’a réclamé ! Et qu’il n’a pas pu toucher ! Je ne vois pas où il aurait trouvé de l’argent depuis. À moins que... »

Là, je vous assure que je n’étais pas fier. La matouze avait ouvert son sac, j’aurais reconnu ce déclic entre tous.

« Le sale gamin ! S’il a osé... »

Ça y est, elle examine son portefeuille. Pardon, maman !

« Non, il n’a quand même pas fait ça. Oh ! Jules, comme je regrette de l’avoir soupçonné.

– Vous ne pouviez pas écarter cette hypothèse. Mais je suis certain que s’il vous avait emprunté quelque argent ç’aurait été sous le coup de la nécessité et avec la ferme intention de vous le rendre.

– Ah ! Jules, qu’est-ce que je deviendrais sans vous !

– Tout le monde a besoin d’être entouré. Voilà pourquoi nous devrions rentrer sans attendre. »

Incrédule, abasourdi, je palpais dans ma poche les billets subtilisés à la matouze pendant le voyage. J’avais profité de ce qu’elle avait laissé son sac sur la banquette arrière. Or elle savait toujours au centime près combien elle avait sur elle. Il n’y avait donc qu’une explication à ce miracle.

« Quand même, ça m’embête, il est si immature ! Il n’a pas dix-sept ans, vous l’aviez d’ailleurs deviné.

– Et ce qui vient de se passer le confirme. La fugue, c’est un comportement d’adolescent. Les adultes ne fuguent pas, ils fuient leurs responsabilités. »

Ça m’a parlé, vous pensez. Mes parents autrefois avaient fui les leurs, m’entraînant avec eux. Que valait le distinguo de Jules, dans mon cas ? Me dérobais-je devant mon devoir ? Au contraire, j’avais prétendu m’y soumettre. Pourquoi sinon aurais-je fait ce long voyage, avec les difficultés que l’on sait ? Plus récemment, c’est vrai, j’avais eu le projet de m’éloigner. Était-ce le signe d’un mûrissement ? Et maintenant, où en étais-je ?

Ce qui est sûr, c’est que j’avais de plus en plus chaud.

À propos :

« Dites, cette femme, là, celle de l’hôpital, si c’était avec elle qu’il s’était entendu ? Vous avez vu ce manteau qu’elle lui a donné ?

– Cela montre qu’il peut compter sur elle.

– Pour le mener en bateau, oui.

– Vous lui supposez peut-être à tort une liaison avec cette femme. Et si elle voulait seulement l’aider à rejoindre Carmen ?

– Vous y croyez, vous ?

– C’est une hypothèse que je n’écarte pas.

– Mais vous avez une autre idée.

– Vous me connaissez bien. »

Bon, c’est fini, les minauderies ?

« Vous préférez la garder pour vous ? »

Je me préparais au pire, du genre Jules venant frapper au panneau, et on a effectivement frappé, mais c’était à la porte, et Roger est entré.

« Je croyais que vous aviez l’intention de partir à la recherche de Norbert.

– On va partir tout court. Toi, occupe-toi de ta fille.

– Franchement, je vous aurais bien proposé de rester, mais...

– Te fatigue pas, va. On se donne des nouvelles ?

– Promis.

– Roger ?

– Oui ?

– Entre nous, et franchement, qu’est-ce que t’en penses, toi, de cette grossesse ?

– Que c’est un regrettable accident.

– Et ?

– Et qu’il n’est pas question de ne pas garder l’enfant, si du moins tout se passe bien. On aidera Carmen à faire face. J’en ai élevé quatre, je te signale.

– Mais Marie-Jo aucun.

– Elle apprendra. Et puis Carmen sera là.

– Et Norbert ?

– Il faudrait au moins qu’il finisse son année.

– Roger ?

– Oui, Rolande ?

– C’est cette catho de Marie-Jo qui décide ? Tu t’es laissé embobiner par son prêchi-prêcha ? Tu penses à ce que va devenir ce gosse ? Sans père digne de ce nom, entre deux mères, une trop jeune et une trop vieille, mais aussi gamine que l’autre sinon plus ?

– D’accord, Rolande, il a ricané, je te laisse convaincre Carmen et Marie-Jo. Commence par elle, tu n’as qu’à monter à sa chambre. Mais à mon avis elle roupille déjà.

– Sa chambre ? Depuis quand vous dormez séparément ?

– Je ronfle, paraît-il. Avec ce qu’elle prend comme somnifères, ça ne devrait pourtant pas la réveiller.

– Sa belle-fille disparaît, et elle va se coucher ! En plein après-midi ! Sans dire au revoir ! »

Cette tension qui augmentait peu à peu, cette sensation de plus en plus insupportable d’être prisonnier d’une frêle boîte qu’une main géante commençait à broyer, je n’ai pu m’empêcher d’entrouvrir la porte de ma cachette, tandis que dans la chambre d’amis on se quittait sans douceur, et même dans un cri :

« Jules ! Ses médicaments !

– Il les a, Rolande. Ils sont dans la poche de son manteau, avec son ordonnance.

– Vous êtes sûr ? »

Ils étaient repassés dans le couloir, et je n’ai pas entendu la suite.

C’est alors que, baissant les yeux, j’ai aperçu quelque chose à mes pieds.

Non ?

Du fric !

Une mince liasse de biftons.

Qu’on se demande qui avait glissée derrière l’étagère et quand.

Non seulement Jules m’avait sauvé la mise (il avait dû surprendre mon geste dans le rétroviseur), mais il avait renchéri.

Tremblant d’excitation, j’allais tant bien que mal ramasser cette manne, quand un bruit dans le couloir m’a fait illico refermer la porte de ma niche.

Fausse alerte.

Pour l’instant du moins : le danger ne restait-il pas imminent ?

L’inconfort de ma situation m’est apparu dans toute son ampleur. Combien de temps allais-je devoir attendre que la voie soit libre ? Et comment serais-je sûr qu’elle l’est ?

Si je ne m’étais pas jeté dans un beau piège !

Avec ça je bouillais littéralement dans mes fringues, notamment ce manteau de qualité – grand ouvert pourtant, vous pensez. Je n’avais même pas pu l’enlever avant de me replier en catastrophe. Quand, au prix d’invraisemblables contorsions, tout en veillant à limiter le plus possible les frottements révélateurs, j’y suis enfin parvenu, c’est pour me rendre compte qu’il y avait quelqu’un dans le bureau. L’oncle ! Les frottements en question n’avaient apparemment pas trahi ma présence, mais m’avaient masqué la sienne, et d’abord son entrée.

Venait-il récupérer ce dont il s’était débarrassé tout à l’heure ? Je guettais un bruit de tiroir. À la place, j’ai eu droit aux hennissements de Bucéphale. Qui, en guise d’ultime reproche, est passé devant ce côté de la maison avant de pétarader diminuendo.

J’avais le cœur serré, tout entier comprimé que j’étais dans ma minuscule prison. Pour tempérer mon angoisse, j’ai essayé divers trucs aux vertus éprouvées, rejouer ou inventer des parties de go, me réciter des vers, y compris ceux récemment appris de l’Odyssée, me chanter des chansons. J’étais néanmoins sur le point de craquer, quand des ronflements qui n’étaient donc pas un mythe m’ont causé une jouissance inexprimable.

L’oncle non plus, la disparition de Carmen ne l’empêchait pas de dormir. Ça vous étonne ? C’est que vous n’avez pas encore pigé quel jeu il jouait. Pour moi, c’était une confirmation. Elle n’a pas peu contribué à mon bonheur.

J’ai attendu un petit moment, par précaution, puis j’ai voulu faire coulisser l’étagère-écran.

Sans succès.

Trop fébrile sans doute, ou trop soucieux de ma discrétion.

Allons, tu ne peux pas me faire ça.

Si !

J’ai insisté, de plus en plus stressé, jusqu’à ce que brusquement le sol se dérobe sous mes pieds. Je me suis retrouvé deux mètres cinquante plus bas, et j’ai reçu un grand coup sur la tête.

 

 

Non, je n’ai pas perdu connaissance, mais j’ai été bien sonné. J’ai porté la main au sommet de mon crâne. Pas de blessure, juste une bosse naissante. Ce qui vous inquiète davantage, c’est le sort de ma jambe malade. Par chance (ne me demandez pas comment j’ai fait), c’est l’autre, et tout mon côté droit, qui avaient amorti ma chute, sur un sol heureusement souple et meuble.

Plus de peur que de mal.

Qu’est-ce qui s’était passé ? Où avais-je atterri ?

Une forte odeur de vieille cave m’avait envahi le clocheton. J’y voyais moins encore que dans mon placard – dont un mince filet de jour, s’insinuant par les côtés de l’étagère, dessinait l’encadrement. Levant la tête, j’ai reconnu cette niche, la faible lueur qui la baignait. Mon nouvel environnement par contraste m’a d’abord paru parfaitement aveugle.

Je me suis félicité de n’avoir pas crié. Mais l’accident avait fait du bruit. Je tendais l’oreille.

Enfin j’ai pu reprendre haleine. L’oncle ronflait. C’était toujours ça.

Puis, mes yeux s’accommodant un tant soit peu à l’obscurité, j’ai distingué, scellés dans l’épaisseur du mur, des barreaux métalliques formant échelle.

Bon, ce ne serait pas facile, avec une seule jambe valide et mes cannes à transporter, dont la traîtresse qui avait voulu m’assommer, mais au moins j’avais un moyen de sortir de là. Ça m’a ragaillardi.

Je me suis mis debout sans trop de mal. Résolu à l’optimisme, je mesurais ma chance : mon état physique ne s’était pas aggravé. Je n’ai cependant pas prolongé ma rêverie sur ce qui se fût produit dans le cas contraire, connaissant la sournoise vivacité, la cruelle fourberie de l’angoisse. J’ai préféré la snober. Pour un peu je me serais mis à siffloter en me frottant les mains.

Et si le hasard m’avait ouvert des possibilités inespérées ?

À la maigre clarté qui coulait du placard, j’ai vu que je me trouvais à l’entrée d’une galerie étroite et basse descendant en pente douce. Quel dommage que je n’eusse pas d’allumettes sur moi ! Enhardi par ma relative sérénité, me servant de mes cannes pour tâter le terrain et sentir les obstacles, je me suis engagé dans cette sorte de boyau. Où pouvait-il mener, sinon hors de la maison, peut-être même du parc ?

Mon excitation augmentait, malgré ce contexte hautement anxiogène, ces ténèbres s’épaississant devant moi. Quand la canne qui les sondait s’est heurtée à un mur, j’ai bien dû déchanter. Si passage il y avait jamais eu, il avait été condamné.

Aussitôt la claustrophobie est montée à l’assaut. Le temps de faire demi-tour, au prix de grandes difficultés – il eût été plus simple de reculer, mais je m’en sentais incapable –, j’avais atteint la cote d’alerte. Enfin j’ai débouché sous le placard.

Là-haut, l’oncle ronflait comme un sonneur.

Le moral est revenu. J’ai pris appui sur le premier barreau.

Notez qu’au moment d’y poser le pied je me suis fait la réflexion qu’il était placé anormalement bas.

Trop tard. La trappe que tout à l’heure j’avais sans le vouloir ouverte sous mes pieds venait de se refermer au-dessus de ma tête, me plongeant à nouveau dans une totale obscurité.

Je ne dirais pas que j’ai réagi à ce coup du sort comme à un bon gag, néanmoins je me suis gardé de céder à la panique. L’opération était certainement réversible. Je craignais surtout d’avoir réveillé l’oncle. Ses ronflements m’ont vite rassuré.

Toujours en m’efforçant de garder mon calme, j’ai cherché le mécanisme d’ouverture. J’ai bien sûr sollicité d’abord le barreau fripon, puis un à un tous ses copains. Aucun n’a daigné s’émouvoir. Je les maudissais, comme je me maudissais moi-même de mon ingénuité, et mon assurance s’écroulait par pans entiers. C’est tout juste si les ronflements de l’oncle ne s’étaient pas mués en un rire satanique. Je ne me souciais plus de comprendre, je renonçais à raisonner, seule demeurait cette évidence : j’étais fichu. Ne commençais-je pas à étouffer ? Était-ce pire que de respirer un air probablement vicié ?

Soudain les ronflements ont cessé. À l’idée que l’oncle s’était réveillé, j’ai retrouvé d’un coup tout mon à-propos. Moi qui l’instant d’avant étais prêt à hurler, je suis reparti à gamberger, si lucide à nouveau que je me suis étonné de l’avoir été si peu s’agissant de mes chances.

Avec ce que j’avais deviné, vous aussi peut-être, du rôle de l’oncle dans cette affaire, j’avais de quoi négocier.

Négocier quoi ? Peu importait. Négocier, quoi.

Oui, mon pote, je me disais, tu es en position de force. Ne va pas tout gâcher en appelant à l’aide. Appelle, c’est tout.

Ce que j’eusse fait si les ronflements n’avaient pas repris.

Réveiller l’oncle ? Réfléchissons encore un peu.

Alors, d’un endroit éloigné de la maison – de l’entrée –, m’est parvenue, estompée par la distance mais clairement reconnaissable, une sonnerie de téléphone.

Quelqu’un allait-il décrocher ? L’oncle paraissait dormir profondément, mais Marie-Jo ?

La sonnerie se prolongeait. C’est l’oncle qui a réagi le premier. Il a cessé de ronfler, et j’ai cru l’entendre se lever et quitter le bureau.

Ça n’arrangeait pas mes affaires.

Mais quel crétin ! J’aurais dû me manifester avant !

Alors j’ai crié.

Longuement.

Sans produire autre chose qu’un son assourdi, même à mes propres oreilles. Je me sentais enfoui dans du coton. Jamais on ne m’entendrait. Il me restait la ressource de mes cannes. En frappant la trappe de bois, j’aurais plus de chances d’attirer l’attention. Voire de déclencher le mécanisme salvateur. Et tant pis pour Marie-Jo. Il fallait vraiment que je sorte, bordel !

Alors j’ai frappé. Comme un malade. Avec l’embout de mes cannes d’abord, puis avec les manchons, beaucoup plus sonores. Les cannes de chez Zerbib ! Elles et moi on a fait notre possible. De temps en temps je m’arrêtais dans l’attente d’une réaction, jusqu’à ce que je décide de ne plus m’arrêter du tout avant que cette foutue trappe s’ouvre.

Mais elle ne s’ouvrait pas.

 

(À suivre.)

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