Tais-toi quand tu parles, 8

Publié le par Louis Racine

Tais-toi quand tu parles, 8

 

Si l’oncle n’avait pu conduire Carmen à Saint-Marcel, il avait largement eu le temps de l’installer dans les environs immédiats de la Boissière. Le côté par où je l’avais vu revenir quand j’étais dans son bureau, l’orientation de la maison et du souterrain, tout m’invitait désormais à explorer une nouvelle piste, qu’il semblait du reste m’avoir lui-même suggérée. L’hypothèse selon laquelle il avait voulu me mettre à l’épreuve, d’accord avec sa fille, repointait le bout de son nez.

Bon, je connaissais aussi ma propension à me faire des idées.

J’ai déplié la partie de la carte qui m’intéressait et l’ai étalée devant moi, tout frétillant d’abord, puis de plus en plus perplexe. Encore dans le magasin, je m’étais réjoui d’avoir vu juste et de constater que la moindre maison isolée, la Boissière, par exemple, mais aussi d’autres plus petites étaient représentées. Maintenant ce bien s’inversait en mal, la carte ne montrant aucune trace de celle que je cherchais. Avait-elle pu être démolie, l’oncle s’être trompé ou me raconter des bobards ? Était-ce moi qui n’avais pas su localiser la Boissière ? J’ai essayé d’autres repères, sans conviction, et surtout sans résultat. À cette échelle, la distance entre les deux maisons ne pouvait excéder un centimètre. Il y en avait une à huit millimètres de mon repère le plus probable, mais du côté opposé par rapport au souterrain. Pourquoi serait-il parti dans l’autre sens ? Pourquoi l’oncle serait-il revenu par cette route ?

Force était de me rendre à l’évidence : la maison n’existait plus, même à l’état de ruine. J’en aurais pleuré.

J’ai commandé un autre verre.

Dans un premier mouvement, j’avais commencé à replier la carte, puis j’ai suspendu mon geste, comme arrêté par une main invisible, tandis que je croyais voir le sourire de Jules ou entendre la voix de Paula. Mes bons génies. Quelque ingratitude que je leur témoignasse en ces heures de grand n’importe quoi.

Pour le coup, les larmes ont rappliqué.

Le chenin aidant.

Chenin qui ne mène nulle part. Je devais la référence à Rémi. Encore un que je trahissais.

Petit à petit, lancinante, tel le ver progressant dans la terre, une pensée en forme de comptine me taraudait le cerveau, quelqu’un en moi chantait : La solution est là.

Oh putain !

Ce que je cherchais devait en effet se trouver sur la carte. À portée de regard. Sous mes yeux peut-être !

J’ai repris mes investigations.

La route par laquelle l’oncle était revenu ne pouvait constituer un leurre (pourquoi aurait-il choisi d’éveiller les soupçons, alors qu’il était censé venir de Brive ?) ; elle permettait d’exclure au moins la moitié de la carte. Je l’ai donc pliée en deux, selon une diagonale que j’ai marquée sur le bord de la table, et j’ai rayonné autour de la Boissière, par demi-cercles concentriques, après avoir divisé mentalement en trois secteurs le territoire à explorer et en privilégiant celui du milieu, de part et d’autre de l’axe esquissé par le chemin de l’oncle.

Je ne sais trop sur quoi je comptais, une lueur, un écho, un clignotement, le hasard, mais j’avais rarement entrepris recherche aussi palpitante.

Mon premier balayage n’a rien donné. J’étais allé trop vite, j’avais manqué de méthode. J’ai tout repris à zéro, en veillant à élargir très progressivement le champ, sans négliger aucune parcelle du terrain.

Un troisième chenin ?

Allez !

Quand la patronne me l’a apporté, j’ai vu à ses yeux qu’elle se posait des questions (sans préjudice pour son commerce) et je me suis opportunément rappelé que j’avais intérêt à ne pas trop me faire remarquer. Ma barbe ne me garantissait pas à coup sûr contre toute identification, surtout par le personnel d’un bistrot. Ces gens-là, Marcel l’avait laissé entendre, ont des visages une mémoire plus exercée que la moyenne.

Cette fois donc j’y allais lentement, posément, chaque nouvel arc de cercle nécessitant un examen plus long, et avec dans la tête cette scie absurde, Chenin qui ne mène..., mais aussi le titre en allemand, Holzwege, ce qui augmentait mon excitation dès que je survolais une zone boisée.

Clac !

Je n’avais pas pris garde que le bistrot où je me trouvais comportait un flipper. Un quidam s’y échinait, depuis mon arrivée peut-être.

Au moment exact où, bonne fille, la loterie lui offrait une partie, mes yeux tombaient sur un sésame.

 

 

Vous me connaissez, le lyrisme, très peu pour moi.

Mais c’est par manque de moyens.

Comment dire en effet cette bousculade de souvenirs au simple aspect sur la carte de lettres bien rangées : Ma Tayl ?

J’ai cru rêver.

Nom évocateur, à la fois exotique et familier – et même intime.

Tout un moi oublié renaissait, et toute une époque, sous la caresse d’un regard lumineux, les pas d’un corps dansant, cambrure d’un regard, rayonnement d’une silhouette. C’est sous le règne d’Irène que se chantaient ces mots magiques : Ma Tayl. Je ne les avais jamais vus écrits. Je les croyais un monde englouti, et voilà qu’ils ressurgissaient tout neufs, comme une amande fraîchement pelée.

Ma Tayl, c’était pour moi un lieu mythique, une Ithaque sans autrefois ; aujourd’hui elle devenait Ithaque vraiment, dans l’éloignement de la nostalgie et le miracle des retrouvailles.

Avant d’épouser l’oncle et de venir ensoleiller la Boissière, Irène vivait à Ma Tayl, la petite maison où elle était née et où elle s’était installée à la mort de ses parents. Elle n’avait jamais pu se résoudre à la vendre et la baraque était restée inhabitée. Je m’en formais une image romanesque, celle d’une humble et charmante masure perdue dans les bois, mais à vrai dire je n’en connaissais que le nom.

Ce n’était pas une raison pour en oublier l’existence.

Tout en me faisant cette réflexion plutôt amère, j’ai senti, loin dans les profondeurs de mon être, un grand remuement se produire, des forces inouïes se mettre en branle, phénomène que ne suffisait pas à expliquer le sentiment de ma défaillance. Qu’est-ce qui t’arrive, Norbert ? J’ai attribué ça au chenin, et me suis concentré sur mon plan d’action.

Ma Tayl, c’était nettement moins loin que l’Allier. Grâce à Jules, j’avais de quoi de m’y faire conduire. Mais ensuite ? Si Carmen n’y était pas ? Par précaution, je demanderais au taxi de m’attendre. Oui, mais si elle était seulement sortie ? Ne valait-il pas mieux vérifier d’abord qu’il n’y avait pas moyen de la joindre par téléphone ?

Bonne idée. Je suis allé voir la patronne.

« Encore un ? elle a dit. Ça commence à faire beaucoup.

– Vous craignez pour ma santé ?

– Il faut bien que quelqu’un s’en inquiète.

– Rassurez-vous, c’est une autre soif qui m’amène. Vous auriez le bottin du coin ?

– L’annuaire ? Près du téléphone.

– Qui se trouve ?

– Près des toilettes. Vous pourriez en profiter pour vous débarbouiller. »

Conseil pertinent, je l’ai bien vu dans la glace en arrivant sur zone. Mes récents épanchements lacrymaux sur mes joues malpropres m’avaient maquillé en guépard. Au moins, ça m’éloignait encore de mon portrait officiel.

Comme vous vous en doutiez, pas d’abonné à Ma Tayl, dont j’ai mis un certain temps à identifier la commune de rattachement sur la carte insérée dans l’annuaire. Je n’avais plus qu’à me rendre sur place.

Le plus tôt serait le mieux.

J’ai fait un brin de toilette, payé mes trois verres en félicitant la patronne pour la tenue de son établissement, de ses chiottes en particulier (c’était sincère), et j’ai tracé vers la station de taxis la plus proche, m’étant renseigné auprès d’un passant. J’avais tablé sur l’éparpillement de mes informateurs et choisi d’éviter les transports en commun, craignant les recoupements trop faciles. Oui, j’étais en quelque sorte recherché, vous l’aviez compris j’espère.

J’ai réveillé le chauffeur d’une Simca et lui ai désigné l’endroit sur ma carte, adroitement réduite au minimum utile. Il a bien caché son enthousiasme.

« Je me risque pas là-bas, il a fait, c’est à peine carrossable. Ou alors je vous laisse sur la départementale et vous finissez à pied. »

Même débarbouillé, je devais avoir l’air triste.

« Ou alors... »

Il est descendu sur le trottoir et s’est retourné en faisant un grand geste du bras.

« Vous voyez mon collègue là-bas ? Peut-être qu’il voudra bien, lui.

– Pourquoi ?

– Il a l’oléo.

– Un peu ollé-ollé, quoi.

– L’hydro, si vous aimez mieux. Henri ! »

La DS s’était avancée jusqu’à nous.

« Tu peux emmener monsieur ? Il veut faire du tout-terrain.

– Le client est roi. »

Henri avait facile soixante berges et la clope au bec. L’homme à la Simca a senti mon hésitation.

« C’est le meilleur », il a dit. « Troisième à Monte-Carlo, premier au Tour de Corse. Par contre, évitez de parler politique. Ça lui fait lâcher son volant. »

L’autre a ricané.

« C’est là-haut qu’ils le lâchent trop souvent. Bon, jeune homme, où faut-il vous conduire ? »

Je lui ai montré.

« Ça existe, ça ? Pauvre France ! »

La DS a démarré en douceur.

« Vous êtes riche ou vous êtes pressé ?

– Pardon ?

– Il y a un car pour Égletons. Il part dans une heure. Vous auriez pris votre taxi là-bas.

– C’est pas tous les jours qu’on peut avoir pour chauffeur un champion de rallye. Vous rouliez déjà sur DS ?

– Uniquement. Et quand j’étais ambulancier, pareil.

– Vous deviez toucher votre bille.

– Je me débrouillais. Mais faut pas faire ça trop longtemps. C’est mon neveu qui a repris. Très doué.

– Taxi, c’est plus calme.

– Exact. Je finirai chauffeur de corbillard. »

Il m’observait dans son rétro.

« Pour répondre à votre question, je suis pressé.

– D’aller vous planquer dans les bois ? Je plaisante. Laissez-moi deviner. Vous avez une grand-mère malade ? Où sont votre galette et votre pot de beurre ?

– Imaginez que j’aille voir un parent mourant. Vous auriez gaffé.

– Imaginez que je vous emmène à la gendarmerie. Ce serait qui le gaffeur ? »

On roulait trop vite maintenant pour que je saute en marche.

« Vous pouvez pas faire ça.

– Je vais me gêner. Vous avez envoyé mon neveu à l’hôpital.

– Je suis vraiment désolé.

– Arrêtez votre cinéma, ou gardez-le pour les pandores. Qui de toute façon vous relâcheront, pour ne pas avoir d’ennuis. Comme ils ont fait disparaître votre bagnole.

– Pourquoi vous me livrez, alors ?

– Pour vous compliquer la vie. C’est trop facile d’être au-dessus des lois. »

Il a ralenti. Manifestement il calculait sa vitesse pour ne pas avoir à s’arrêter au feu rouge.

J’ai évalué les risques, le coup m’a paru jouable, j’ai sauté en faisant un roulé-boulé et j’ai couru comme un dingue, le temps que le chauffeur pile et se lance à ma poursuite j’avais déjà gagné une rue adjacente. Comme je passais devant une cour, je m’y suis engouffré, tout près il y avait une porte au pied d’un vieil immeuble, je l’ai poussée, elle s’est ouverte, vite, je suis entré et j’ai refermé silencieusement derrière moi. Puis j’ai grimpé quatre à quatre l’escalier jusqu’au premier étage, où j’ai repris mon souffle, tout ça sans rencontrer personne. J’avais beau tendre l’oreille, je percevais surtout les battements du sang à mes tempes, comme si toute la cage d’escalier en résonnait.

Mon poursuivant ne m’avait sûrement pas vu entrer dans le bâtiment, mais peut-être dans la cour. J’ai jeté un œil par-dessus la rambarde. Un triangle de lumière s’agrandissait lentement sur le sol du rez-de-chaussée. Je me suis rejeté en arrière. Si je continuais à monter, je risquais de faire du bruit et surtout j’allais me trouver coincé.

Alors, pétrifié, n’osant plus regarder en bas, j’ai entendu s’élever au loin un concert de klaxons. En arrêtant sa voiture en pleine rue, Henri avait causé un embouteillage. Il n’a pas tardé à s’en aller, avec force jurons. Je me suis accroupi et par la fenêtre palière je l’ai vu quitter la cour à grands pas.

J’avais quelques secondes pour me décider, guère plus pour agir. Je suis redescendu. La cour était toujours déserte. J’ai passé la tête dans la rue, Henri avait déjà tourné le coin, sur l’avenue le charivari battait son plein, j’ai décampé à toutes jambes.

Je ne sais pas si c’était lié à l’agitation de mon corps, mais les pensées se bousculaient anarchiquement dans mon crâne, je ressentais la nécessité de me poser quelque part pour réfléchir, si vous voyez autre chose qu’un bistrot merci de me le dire, et passez-moi vos leçons de morale, rien ne prouve que je vais picoler, le problème est plutôt de trouver un rade dans ce quartier, logiquement, après ce carrefour, il devrait... voilà.

J’ai modéré mon allure et suis entré avec l’air de chercher quelqu’un, une manière comme une autre de me donner une contenance tout en repérant de potentiels dangers tels une télé ou un client au regard insistant, mais rien de tout ça, deux ou trois communiants au comptoir parlant déjà fort, personne en salle, je m’assieds comme d’habitude dans un angle, histoire d’élargir mon champ de vision sans m’exposer, un café, s’il vous plaît, vous voyez, c’est très raisonnable, et tandis que mon rythme cardiaque s’assagit lui aussi j’essaie de mettre de l’ordre dans mon cerveau.

Je ne peux cependant pas empêcher une toute nouvelle angoisse de faire le forcing et je finis par céder, il semble qu’il y ait urgence, voyons ça.

Mon café arrive, il est brûlant et pue l’éther, tant pis, je n’avais pas vraiment le choix. Je me contente de deux canards, le sucre me réconforte, je me prends la tête dans les mains pour mieux me concentrer.

Je viens de commettre une tragique erreur.

Une de plus ? Ne sous-estimez pas celle-là, s’il vous plaît.

Henri va tout déballer, y compris... Vous y êtes !

J’aurai beaucoup téléphoné ce matin-là.

Bon, le numéro de la Boissière je le connaissais par cœur.

Si j’étais tombé sur Marie-Jo, j’aurais été forcé de lui parler, ne serait-ce que pour lui demander de me passer l’oncle. Heureusement c’est lui qui a décroché.

« Norbert ! Enfin des nouvelles ! Où es-tu ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

– Je t’expliquerai. Marie-Jo écoute ou pas ?

– Elle est sortie.

– Tant mieux. On est assez dans la merde comme ça, je crois que sans le vouloir j’ai envoyé les gendarmes à Ma Tayl. »

Pour toute réponse, j’ai d’abord eu droit à un silence d’au moins deux secondes. Enfin l’oncle a dit :

« Tu peux répéter ? Je n’ai rien compris.

– Ma Tayl, c’est bien là que Carmen se cache ?

– Ça m’étonnerait, on a vendu la maison.

– Ah bon ? Quand ?

– L’année dernière. Dis-moi plutôt ce que tu fabriques. Est-ce que tu as appelé ta mère au moins ? Sinon, fais-le de toute urgence. Elle est dans un état ! Et ta petite sœur !

– Et toi, t’es pas censé être dans un état ? J’ai pas l’impression que ça t’ait beaucoup affolé la disparition de ta fille. Marie-Jo, c’est normal, on la connaît, mais toi ! Tu sais où elle est, c’est même toi qui l’y as conduite. On a vendu la maison ! J’adore ce on ! En quoi ça la regardait, la Marie-Jo ? La maison d’Irène ! Et qu’est-ce qui me prouve que c’est vrai ?

– Calme-toi, Norbert, tu files un très mauvais coton.

– OK. Alors explique-moi pourquoi tu remues pas ciel et terre pour retrouver ta fille. C’est ce que je ferais, à ta place.

– Ah c’est sûr que pour brasser de l’air, tu es champion. Où es-tu ? As-tu besoin d’aide ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de gendarmes ? Ôte-moi d’un doute : ce n’est quand même pas toi qu’on a vu à la télé ?

– Tu rêves ! T’as rien dit à ma mère, au moins ?

– Évidemment ! On n’était pas sûrs ! Et puis il faut la ménager.

– Vous l’avez vachement ménagée hier en la foutant dehors !

– Tu sais bien qu’il fallait qu’elle rentre à Clichy. Norbert, pour la dernière fois, qu’est-ce que tu fiches ? Ah ! voilà Marie qui revient ! Non, ce n’est pas elle. Tiens, quand on parle du loup. »

 

(À suivre.)

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