Beau temps pour la vermine, 22
(Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique.)
Abderrahman plongea en avant, heurta du nez l’appuie-tête du chauffeur. Le taxi s’arrêta au bas de la rampe de sortie du périphérique. Des feux blancs dansaient dans la nuit, d’autres crachaient par saccades une lumière orange ou bleue.
Les flics.
– Les flics, dit le chauffeur.
– Ah ? dit Théo.
– Y en a souvent par là, dit le chauffeur.
– Ah ? dit Théo.
Le faisceau d’une lampe frappa son visage, puis celui d’Abderrahman, puis descendit lentement jusque sur la moquette, tandis que la moustache d’un autre flic se penchait vers le chauffeur, qui avait baissé sa vitre.
– Bonsoir, messieurs. Contrôle passagers et bagages, s’il vous plaît.
– On n’a que des bagages intellectuels, dit Théo.
Le chauffeur dut quand même ouvrir le coffre, sous la surveillance du moustachu. Pendant ce temps-là l’autre flic examinait les papiers de Samir.
– Vous avez eu un accident ?
– Oui, dit Abderrahman, comprenant de justesse qu’il faisait allusion à ses béquilles et à son pied plâtré.
– Vous êtes en arrêt de travail ?
– Oui.
– On vous a autorisé les sorties ?
– Oui.
– Même la nuit ?
– Tu vois, Samir, dit Théo, je te l’avais bien dit que c’était la sécu.
Puis, s’adressant aux flics :
– Toussaint Louverture, journaliste à Libération. Je n’ai malheureusement pas mes papiers sur moi. Dites, pour le petit, vous n’allez pas lui faire des ennuis parce que je l’emmène boire un verre à la maison ?
Et il arborait un grand sourire de bon sauvage.
Le flic parut hésiter. C’est gagné, se dit Abderrahman. Il admirait Théo, sa présence d’esprit, ses talents de comédien.
– Sortez de là, dit le flic.
L’autre flic était revenu.
– On vous dit de descendre, se mêla-t-il.
– Vous seulement, dit le premier. Le journaliste. Vous descendez de voiture.
– Vous voulez qu’on vous aide ? dit l’autre.
Misère ! ils étaient mal lunés, ces deux-là. Abderrahman sentait venir une nouvelle catastrophe, inexorablement.
– 62, avenue Pinel, chuchota Théo sans le regarder. Bonne chance.
Il descendit sur le trottoir, toujours souriant, toujours admiré d’Abderrahman.
– Pouvez circuler.
C’était le moustachu qui parlait. Le chauffeur avait repris sa place.
– Qu’est-ce que vous allez lui faire à mon ami ?
– Lui commander un grand taxi pour lui tout seul.
– Pourquoi ?
– Allons, monsieur, ou vous l’accompagnez dans le fourgon, ou vous circulez tout de suite.
Laisser tomber Théo. Voilà à quoi il ne pouvait se résoudre. Il se pencha pour mieux le voir. L’Antillais lui adressa un superbe clin d’œil.
– T’en fais pas, Samir, lui lança-t-il, j’ai l’habitude.
– Salut, s’étrangla Abderrahman.
Le taxi démarra.
– Alors, toujours Asnières ?
– Toujours. 62, avenue Binel.
– Pinel.
– C’est ça.
Par la lunette arrière, il vit encore un moment Théo. Il avait l’air de rigoler. Les flics, non. Les gyrophares éclairaient la scène, qui s’éloignait de plus en plus vite.
– Vous savez, dit le chauffeur, du moment que votre ami n’a rien à se reprocher...
Abderrahman le sentait soulagé. Et, de ce fait, porté à l’indulgence, complice même.
– À la sécu, c’est tous des incapables. Je vois mon beau-frère, ça va faire deux ans qu’il attend d’être remboursé de son opération du genou.
Quand le taxi s’arrêta devant le pavillon de Barnabé, Abderrahman connaissait un bon paquet d’anecdotes croustillantes sur la sécu, les hôpitaux, les flics, et les fonctionnaires en général.
– Voilà, ça vous fait soixante-cinq francs en tout.
– Je vais chercher l’argent. J’en ai pour une minute.
Théo lui avait dit : on demandera à Barnabé de nous avancer le prix de la course. S’il n’est pas là, il y aura toujours Jennifer.
Abderrahman traversa le trottoir, sous l’œil morne du chauffeur. Les pièces donnant sur l’avenue (en fait, une impasse) n’étaient pas éclairées, mais une faible lueur lui parvenait du fond de la maison. Il sonna, préparant sa phrase. Sans Théo, il aurait plus de mal à se faire ouvrir.
Au bout de quelques instants, une voix fluette se fit entendre à travers la porte.
– Houzdère ?
– Bonsoir madame, je suis un ami de Théo Plonquitte. Est-ce que Barnabé est là ?
Silence.
– Plize ?
– Vous êtes bien Jennifer ?
Silence, à part le diesel qui tournait toujours et les messages radio en martien.
– Plize ?
Il fallait se lancer. Rassemblant tout ce qu’il savait d’anglais, Abderrahman articula :
– Aïam eu fraillend of Théo Plonquitte. Iz Barnabé dère ?
Nouveau silence. Ce que c’est que de n’avoir pas bien suivi à l’école !
La porte s’ouvrit tout de même, bloquée par la chaîne. Un fin visage de vieille dame apparut.
– Houaryou ?
– Eu fraillend of Théo Plonquitte, répéta l’incompris.
Il suait à grosses gouttes. Et ça ce n’était rien. Tout à l’heure il allait falloir demander du fric. Le chauffeur était descendu et, accoudé sur le toit du taxi, le menton dans une main, semblait s’ennuyer.
– Vous ne parleriez pas anglais, par hasard ? lui cria-t-il, entrevoyant soudain une chance de salut.
– Par hasard, peut-être, mais à part ça, j’en serais bien incapable.
Comment lui en vouloir ? Il n’était que chauffeur de taxi dans une des villes les plus touristiques du monde.
– Théo ! s’exclama enfin Jennifer, et son visage se détendit.
– Yes, madam.
Elle débita une longue tirade dont il ne saisit que le début (et encore), et qui – crut-il deviner – se terminait par une question.
– Exkiouze mi, madam, aï dont spik inglich vériouel.
Elle répéta.
– Aï dont no, risqua-t-il. Il n’avait toujours pas compris.
Il fit une dernière tentative.
– Iz Barnabé dère ? Plize, madam, aï nide help.
Elle le regarda plus attentivement. Ça y est, se disait-il. Pour l’apitoyer, il montra son grand pied malade. Elle paraissait perplexe.
– Plize, madam, répéta-t-il avec son plus beau sourire, celui qui était toujours venu à bout de maman Khaliqui, c’est dire.
– Alors, ça vient ? dit le chauffeur. On va pas y passer la nuit.
– Aï nide monè tou pè ze taxi, plize. Aï ouil guive it tou you bak leïteur.
– No.
Et elle claqua la porte.
Et ça, Abderrahman, tu aurais dû le prévoir, parce que ce qu’on prévoit n’arrive jamais, presque. Alors que là, c’était on ne peut plus arrivé.
C’est sans espoir qu’il ressaya, sous l’œil morose du chauffeur toujours accoudé sur le toit de son instrument de travail. Et son nouveau coup de sonnette n’eut aucun effet.
– Elle veut pas, hein ? dit le chauffeur, content d’avoir trouvé quelque chose à dire dans ces circonstances pénibles.
Abderrahman retraversa le trottoir.
– Bon, j’ai une idée.
Et c’était vrai.
Elle lui était venue juste après la rencontre avec les flics. Bonne ou mauvaise, il n’en savait rien. Une idée, quoi. Mais c’était sa dernière chance. Il fallait la tenter.
– Je connais quelqu’un qui va me dépanner.
Le chauffeur le dévisagea d’un air incrédule.
– C’est bien parce que vous êtes handicapé, dit-il.
Ils remontèrent en voiture.
Béni soit ce chauffeur, pensait Abderrahman.
– Alors, où on va ?
– À Pigalle. Au Canari.
Précédemment :
Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres. |
|
Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive. |
|
Où les sauveurs deviennent persécuteurs. |
|
Où les issues deviennent des impasses, et inversement. |
|
Où Abderrahman se reçoit mal. |
|
Où Abderrahman est bien reçu. |
|
Où Abderrahman change de résidence. |
|
Où la température monte de quelques degrés. |
|
Où Abderrahman fait l’expérience du vide. |
|
Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde. |