Beau temps pour la vermine, 8

Publié le par Louis Racine

Beau temps pour la vermine, 8Beau temps pour la vermine, 8

(Où les issues deviennent des impasses, et inversement.)

        Derrière, il apercevait une cour déserte, avec des arbres. Et s’il tentait de fuir par là ? Parce qu’atteindre l’entrée de l’impasse, il n’en était pas question. Ces ahuris auraient tout le temps de l’arrêter, voire en faisant un beau carton.

        Pourquoi ne pas essayer la porte ?

        Restait à détourner l’attention.

        Heureusement, le matériel ne manquait pas. Tâtonnant autour de lui, il trouva un objet métallique indéfinissable, assez lourd, s’en empara. Parfait. Ça ferait un bruit du tonnerre.

        Lentement, progressant millimètre par millimètre, sa main droite se fraya un chemin dans l’amoncellement de sacs éclatés, du côté opposé au trottoir où se tenaient les deux flics.

        Quand son poignet fut totalement libre, Abderrahman marqua un temps d’arrêt. Il venait de remporter une première victoire.

        Serrant toujours le truc en métal, il avança doucement l’avant-bras jusqu’à le dégager entièrement.

        Un bruit sinistre se propagea jusqu’à ses oreilles. Un sac venait de rouler sur le pavé.

        Abderrahman s’attendit au pire.

        Rien. Aucune réaction. Apparemment, les flics n’avaient plus guère envie de jouer aux sacs.

        Ouf !

        Par sa nouvelle lucarne, Abderrahman avala une longue rasade d’air tiède. Puis il s’accorda une minute de concentration.

        Maintenant il était prêt.

        Un, deux, trois, hop !

        D’un geste énergique et précis, Abderrahman balança le bidule de l’autre côté du mur.

        Sur quoi tomba-t-il ? En tout cas cela fit un fameux boucan.

        Cela fit BOOOÏÏÏÏNNG-DUM-DUMDUM-DUMDUMDUMDUMDUM-POK.

        Les flics se dressèrent comme des épouvantails dans son champ de vision.

        – T’as entendu ?

        – Quoi ?

        – Le bruit.

        – Ouais.

        Pétrifiés.

        Eh ! secouez-vous, les gars !

        À pas de loup, contournant la montagne de sacs, ils s’approchèrent du mur.

        Mais déjà, Abderrahman jaillissait de sa niche infernale, fonçait vers la porte, la franchissait, la claquait derrière lui, et courait.

 

 

5.

Où Abderrahman se reçoit mal.

 

L’avantage de la porte, c’était qu’elle arrêterait ses poursuivants. L’inconvénient, qu’il ne savait pas sur quel genre de territoire elle donnait, ami ou ennemi. Il risquait même de pénétrer dans l’enceinte du commissariat, puisque c’était par là que les flics étaient arrivés.

        Mais le spectacle de cette grande cour silencieuse et noyée de soleil le rassura ; et en même temps ce calme l’étonna. Où était-il donc ? Sans cesser de courir, il examinait les lieux, cherchant une issue, tandis qu’au fond de l’impasse les flics s’époumonaient dans leurs sifflets, et même tiraient en l’air. Il longea une espèce d’appentis abritant des cuisines pour le moment désertes – c’est de là que devaient provenir les ordures – et adossé à un imposant bâtiment de briques, probablement le commissariat. Inutile de tenter sa chance de ce côté.

        Sur les trois autres, la cour était ceinte de hauts murs, impossibles à escalader. Celui du fond était coupé en son centre par un large portail noir fermé.

        À grandes enjambées, craignant à tout instant que des flics ne surgissent du bâtiment principal, Abderrahman l’atteignit. Il était verrouillé, mais on devait pouvoir passer par-dessus. À condition de ne pas s’empaler sur le bel éventail de piques tendues vers le ciel.

        Il commença à grimper, se brûlant les doigts sur les traverses métalliques, y calant tant bien que mal ses Bata barbouillées de sang et d’immondices. Enfin il passa le sommet du portail.

        De l’autre côté, la liberté ressemblait à une banale avenue endormie dans la moiteur d’un dimanche après-midi.

        Il n’y avait plus qu’à sauter.

        Il regarda derrière lui. Toujours personne. Puis dans l’avenue. La voie paraissait libre. Il lâcha prise.

        Un peu trop haut. Ou alors, la fatigue.

        En touchant le sol, son pied droit tourna, et la cheville claqua sur le bitume.

        Sur le coup, il ne sentit pas la douleur, et se remit à courir. Mais au bout de deux cents mètres, il dut s’arrêter. Ça n’allait plus du tout.

        Maladroit ! s’insultait Abderrahman. C’était bien le moment de te faire une entorse ! On dirait que tu n’as jamais sauté de ta vie.

        Ses yeux s’emplissaient de larmes. À moins que ce ne fût la transpiration. Assis sur le seuil d’un magasin fermé pour cause de congés annuels, il défit sa chaussure, regarda sa cheville. Il ne vit rien, sauf peut-être une légère enflure. Mais il souffrait de plus en plus. La douleur lui remontait le long de la jambe jusqu’à l’intérieur de la cuisse, avec des élancements insupportables. Trempé de sueur, il avait brusquement froid.

        Merde ! gémissait-il, c’est foutu. Si les flics me cherchent par ici, mon compte est bon.

        Il ne parvenait même pas à se rechausser. C’était clair, sa cheville enflait. Est-ce qu’il pouvait encore marcher au moins ? Il se mit debout, fit quelques mètres, les mâchoires serrées, puis s’arrêta de nouveau. Impossible de continuer comme ça. Et à cloche-pied, ce n’était pas mieux. Il avançait deux fois plus lentement et se fatiguait deux fois plus.

        Téléphoner à Clotilde. Elle devait se faire un sang d’encre. Il lui exposerait la situation. Elle trouverait bien une voiture.

        Mais pas de cabine en vue.

        Cependant, au coin de l’avenue, il y avait un bar qui paraissait ouvert.

        Allons ! la chance ne l’avait pas abandonné. En avant !

        Il se remettait en marche, fier de si bien tenir le coup, quand il aperçut au loin une voiture de police. Elle roulait à vitesse réduite dans sa direction. Ils le cherchaient. Il eut juste le temps de se planquer derrière une sanisette, qu’il contourna lentement sur leur passage. Ouf ! Il leur avait échappé. Mais son moral était sérieusement entamé.

        Il lui fallut cinq minutes pour couvrir les cinquante mètres qui le séparaient du bar. Dix mètres à la minute. Pas terrible. D’accord, le sprint n’avait jamais été sa spécialité, lui c’était le demi-fond, mais quand même.

        Immanquablement, il pensa à monsieur Rmili. Et ça l’aida à trouver de nouvelles ressources en lui. De l’espoir, presque. Quand il vit que le bar était fermé, il ne fut pas content, mais pas désespéré non plus. D’abord ce bar était antipathique.

        Il passa devant sans même ralentir, comme s’il avait toujours eu l’intention de continuer son chemin, de marcher tant qu’il le jugerait bon.

        Quelqu’un venait à sa rencontre, un homme d’une quarantaine d’années, avec une bonne tête. Abderrahman décida de lui demander secours. Mais l’autre changea carrément de trottoir. Il comprit qu’avec ses plaies au visage, ses vêtements tout tachés et sa drôle de démarche, il n’inspirait pas confiance.

        Il marchait toujours. À chaque pas il lui semblait que son pied droit allait exploser, et que ce serait comme une délivrance. Il essayait de penser à des choses agréables, de peupler le silence béant autour de lui, cette solitude qui lui donnait le vertige.

        Jamais on ne se serait cru dans une des cités les plus prestigieuses et les plus animées de l’univers. Magasins fermés, passants et voitures rarissimes. Pas un bus, pas même une bouche de métro. Il est vrai que le moment était mal choisi pour faire du tourisme. Ou plutôt le lieu. À Notre-Dame, sûrement, il y avait foule.

        Enfin apparut un taxi rangé le long du trottoir sous un panneau où était écrit « taxis ». À bord, le chauffeur somnolait, les yeux entrouverts.

        Abderrahman s’installa à l’arrière.

        – Rue Saint-Maur, s’il vous plaît.

 

(À suivre.)

Précédemment :

Chapitre 1er

Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres.

Chapitre 2

Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive.

 Chapitre 3

Où les sauveurs deviennent persécuteurs.

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