Les termites

Publié le par Louis Racine

Les termites

 

« Celui qui inventera ça rendra un vrai service à l’humanité.

– Celui ou celle.

– Bien sûr, ma chérie.

– C’est quoi l’humanité ? » demanda Léna sans quitter des yeux sa tablette.

« Elle sait même pas c’est quoi l’humanité ! » s’indigna Théo sans quitter des yeux la sienne.

« Ce que c’est », corrigea Guillaume.

« Et là, c’est pas à droite ? C’est pas cette maison là-bas ? » dit Delphine.

« Attends, je... »

Il n’osa pas finir sa phrase, mais le reste était facile à deviner, sinon à entendre : je suis capable de me repérer seul dans mes souvenirs d’enfance.

« C’est quoi l’humanité ? » répéta Léna, manifestement décidée à revenir à la charge tant qu’elle n’obtiendrait pas satisfaction.

« Les hommes », dit sa mère.

« Et les femmes », ajouta son père.

« C’est pas ça », dit Léna, soupçonneuse.

« Les humains, si tu préfères », dit Guillaume.

« J’préfère les animaux », dit Théo.

« Et celle-là, là-bas ?

– Écoute, Delphine, ça sert à rien de me montrer n’importe quelle baraque, je sais que c’est pas là, c’est plus loin, simplement j’aimerais retrouver le château d’eau. Une fois que j’aurai retrouvé le château d’eau...

– Les enfants, on cherche un château d’eau », dit Delphine.

« C’est quoi ? » demanda Léna.

« Elle sait rien, putain ! » s’écria Théo.

« Théo ! » grondèrent ses parents d’une seule voix.

« Eh ben c’est vrai ! » protesta Léna. « Je sais pas c’est quoi un château d’eau ! Un château d’eau c’est chelou ! Et un château d’air, ça existe ?

– Et un château de caca ? » rigola Jules.

Cela fit les délices de la fratrie, puis le boute-en-train se concentra de nouveau sur sa tablette.

« J’y comprends rien », dit Guillaume.

« T’es sûr que c’était pas à droite ? D’après ce que tu m’as décrit...

– Écoute, Delphine, je sais que ça t’ennuie qu’on ait fait ce détour, je vais pas m’obstiner, je m’accorde encore cinq minutes, si d’ici là on a pas trouvé j’arrête. Je reviendrai une autre fois.

– Quand ? »

Il fit un violent effort pour ne pas éclater.

« J’en sais rien, moi. Quand je serai...

– Débarrassé de nous ? »

– Putain Dorothée c’est pas drôle !

– Papa il a dit putain ! Papa il a dit putain ! » scandèrent trois voix.

« Le v’là ! »

Il était temps.

« C’est pas où tu disais.

– C’est lui, c’est sûr. Je le reconnais. Avec sa forme bizarre. Donc, normalement, la maison...

– Ça ressemble pas du tout à un château », dit Léna.

« Léna ? » dit son père.

« Oui ?

– Quand j’étais étudiant, j’avais un chat. Je l’avais appelé Todorov, parce qu’il ressemblait à un copain qui s’appelait comme ça. Assez vite c’est devenu le chat Todo.

– Tu m’avais jamais raconté ça », dit Delphine.

« On approche. On devrait pas tarder à voir la maison. À moins qu’elle ait été rasée. On dirait que c’est tout un lotissement maintenant.

– Papa ? » dit Léna.

« Oui ?

– Elle est nulle ton histoire.

– Et qu’est-ce qu’il est devenu ce chat ? » demanda Théo.

« Il s’est noyé.

– Tu m’avais jamais raconté ça », dit Delphine. « C’était avant Bakounine ?

– La voilà ! Oh non ! Ils ont coupé les arbres ! »

Il retint de justesse un sanglot.

Il tourna dans une rue dont le nom ne lui dit rien et roula à vitesse réduite jusqu’à un emplacement libre, quelques dizaines de mètres avant la maison.

« Excusez-moi, mais maintenant j’ai besoin de calme.

– Papa est ému », dit Delphine.

« On peut venir ? » demanda Théo.

« Tout à l’heure. Je vous appellerai.

– Papa a besoin d’être seul », dit Delphine.

« Pourquoi ? » demanda Léna.

« Pour faire caca ? » demanda Jules.

Même Delphine s’en amusa. Mais Guillaume serra les dents, finit de se garer, coupa le contact et sortit sans un mot.

Le premier sentiment qui succéda chez lui à l’agacement, ce fut la fierté. Il avait trouvé. Tout seul. Sans l’aide de ce GPS temporel qu’ils avaient imaginé quelques minutes plus tôt. Et pourtant comme tout avait changé ! Tous les repères familiers avaient disparu. Ne demeurait que le château d’eau.

GPS temporel, l’appellation était impropre. Il eût mieux valu parler d’un google earth rétrospectif. Un truc qui aurait permis d’explorer un lieu donné dans un temps révolu. C’est ce qu’il faisait en ce moment. Chaque pas d’aujourd’hui semblait se doubler de son jumeau dans le passé. Pure illusion. Ni le présent ne pouvait se refléter dans le passé, ni le passé dans le présent. À supposer qu’à l’âge de six ans Guillaume se fût donné rendez-vous dans l’avenir – Un jour je reviendrai ici –, ce  n’est pas ça qui permettrait d’établir la connexion.

Trente ans plus tard, de ses séjours en cet endroit, il ne se rappelait que la maison, son jardin ceint de hauts murs – ils lui paraissaient hauts à l’époque – d’où émergeait le sommet du château d’eau.

Certes, il était arrivé qu’il s’aventure à l’extérieur, mais ce sont justement ces alentours qui s’étaient transformés au point qu’il ne reconnaissait plus rien. Il avait le souvenir de champs et de bois, d’ombres fraîches et d’herbes parfumées, aujourd’hui tout était construit, lisse, blafard. Le lac où ils allaient parfois se baigner, un simple étang peut-être, il ne l’avait pas retrouvé. Il pouvait être loin, ils y allaient en voiture.

À mesure qu’il approchait, la fierté en lui laissait place à la déception, à la tristesse et à l’inquiétude. C’était comme de revoir une vieille parente dans une chambre d’hôpital. Il atteignit la grille du portail, récente, et dont les barreaux noirs à section carrée contrastaient avec les douces tiges bleu ciel de ses souvenirs. Il s’arrêta. La maison ne payait pas de mine au milieu de ces pavillons modernes. Bien plus belle qu’eux, mais en piteux état. Plus rien ne subsistait de sa grandeur passée, quand elle s’harmonisait avec son cadre de verdure, au bord de cette petite route dont il avait toujours ignoré le nom et qui était devenue une rue parmi d’autres tout aussi impersonnelles dans un réseau orthogonal.

À travers la grille, il la regardait dormir.

Le jardin lui aussi avait disparu, laissant place à une aire cimentée bordée d’ineptes, inertes pelouses. Quelques arbustes avaient remplacé les deux grands frênes éponymes. Au fait, comment s’appelait la villa maintenant ? Il regarda sur les piliers de part et d’autre du portail, mais ne vit qu’un numéro sur une plaque ordinaire. L’enseigne de céramique avec sur le mot Frênes son gracieux accent circonflexe évoquant un oiseau volant sur le dos n’était plus qu’un lointain souvenir.

Pas une odeur ou un écho du passé, pas une image ne venait animer ce morne décor. Derrière les vitres des fenêtres du rez-de-chaussée, garnies de voilages (celles de l’étage avaient leurs volets clos), il n’apercevait aucune ombre, aucune lumière. On eût dit des yeux d’aveugle. Une voiture passa en trombe dans la rue, événement impensable autrefois, d’une incongruité totale, comme la présence de sa voiture à lui, avec à l’intérieur Delphine et les enfants qui patientaient devant leurs écrans, Delphine en checkant ses mails. Il fallait pourtant qu’il y eût un lien entre ce passé et ce présent, que les choses eussent un sens. C’était bien lui qui était là devant cette grille à tenter vainement de raccorder ses souvenirs à une réalité qui n’en portait aucune trace, à se demander s’il allait oser sonner, si c’était une bonne idée, ou s’il repartirait comme il était venu, à jamais découragé de revenir, après peut-être avoir dû décrire aux siens sans y croire lui-même ce qu’il ne voyait pas, sans que ça change grand-chose pour eux qu’il le voie ou non, qu’il l’ait jamais vécu ou non.

Qu’est-ce qui était le plus déplacé, le plus absurde, lui ou la maison ?

Il la vit soudain comme une machine à explorer le temps échouée. La question étant seulement de savoir si elle était encore en ordre de marche. Il pensa : écharde temporelle. Son esprit touillait une bouillie confuse de réminiscences de lectures et de films. Au-dessus flottaient des bribes de chanson :

La maison de l’amour avait les volets clos...

Qu’est-ce que c’était, ça, surgissant d’un passé oublié ? Mais oui : un truc composé par un copain du lycée, quand il était en terminale.

De fait, il voyageait dans le temps, mais de manière anarchique.

Il trouva la sonnette, lut sur le boîtier un nom inconnu. Leva la main, hésita, puis crut entrevoir un mouvement à une fenêtre, ce qui le décida. Il pressa le bouton.

Dans la voiture, personne ne se souciait de lui.

Il attendit. Rien ne se passa.

Brusquement toute cette nudité le glaça. Le présent lui apparut un désert inhospitalier, un complexe de fonctionnalités déconnectées, un bric-à-brac où aurait manqué l’essentiel, la poésie. Il ne savait pas si son geste avait déclenché le moindre signal, s’il avait effectivement vu bouger ce voilage. Il eut envie de fuir sans se retourner avant que l’un des siens, s’impatientant, vienne aux nouvelles. Avant que la colère qui couvait en lui depuis qu’il avait constaté la disparition des grands frênes le submerge et le porte à quelque excès.

Soit. Il dirait adieu à l’un de ses plus beaux souvenirs d’enfance. Ainsi le voulait la vie. Il était simplement furieux que cela doive prendre une forme aussi brutale.

Quelqu’un que ça arrangerait, c’était Delphine. Ils allaient pouvoir repartir aussitôt, et ils seraient arrivés avant la nuit. Elle triompherait, sans même avoir besoin de lui rappeler sa prophétie : Tu risques d’être déçu. Son paradis d’enfance à elle, elle lui avait dit adieu depuis longtemps et elle n’était pas près de le retrouver : elle le savait à jamais englouti, perdu.

Il se domina. Delphine n’était pour rien dans sa déconvenue. Il n'avait plus qu'à se résigner, comme quand ses parents avaient été obligés de vendre les Frênes à la mort de ses grands-parents.

Allez, en route !

Il jetait un dernier regard vers la maison, vers la fenêtre où il avait cru percevoir un mouvement, quand il vit nettement quelque chose cette fois.

Une main.

Une main qui, passant entre les voilages, avait atteint la vitre et s’y était plaquée, mais tout en bas de la fenêtre. S’il n’avait pas regardé attentivement dans cette direction, il n’aurait rien remarqué.

Cette main immobile lui serra le cœur.

L’instant d’après, n’ayant pas réussi à ouvrir le portail, il se rua vers la voiture.

« Vite, Delphine ! Appelle les secours ! Quelqu'un est tombé ! »

Elle était en train de rédiger un mail. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre et s’interrompre. De son côté il fouillait sa sacoche à la recherche de son propre téléphone.

« Tombé ?

– Dépêche-toi ! Quelqu’un se trouve mal !

– Attends ! Y a personne d’autre dans la maison ?

– C’est tout ce que... ? J’en sais rien, moi ! Appelle, je te dis, ou appelle-moi, moi, que je retrouve mon portable ! Ah ! je l’ai. »

Il obtint assez vite les pompiers, qui le localisèrent. Ils furent sur place en cinq minutes.

La vieille dame fut sauvée, sans que les enfants aient quitté des yeux leurs tablettes.

Jusqu’alors elle n’avait pu se résoudre à porter sur elle son alarme. Désormais elle serait raisonnable.

Elle vivait seule depuis quatre ans. Depuis la mort de son mari.

Elle avait toujours habité cette maison.

Celle des grands-parents de Guillaume, à cinq kilomètres de là, avait été rasée en 2011.

Elle était infestée de termites.

 

 

 

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Publié dans Treize vendredis, 2

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D
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