Le mur nord

Publié le par Louis Racine

Le mur nord

 

Elle tournait et retournait l’enveloppe entre ses doigts.

Elle ne l’avait pas ouverte très proprement. Le temps en avait rendu le papier plus sensible, plus vulnérable. Il s’était déchiré par endroits. La plaie faisait un vilain zigzag. D’ordinaire, pour cette opération, elle utilisait une lame. Elle avait même un petit couteau spécialement affecté à cette tâche.

Mais elle ne recevait plus guère de courrier.

La lettre reposait les quatre fers en l’air sur la table de la cuisine. Les coins semblaient s’en être rapprochés depuis qu’elle l’avait laissée là, l’ayant lue.

Elle la relirait, c’était sûr.

Pour l’instant, elle ne pouvait pas.

Elle en eut conscience et se mit à trembler. L’enveloppe lui échappa, tomba en tourbillonnant sur le carrelage fraîchement lavé.

Elle ne la ramassa pas. Elle posa ses coudes sur la table, prit sa tête dans ses mains, et pleura.

 

 

Filou se glissa en ronronnant dans la cuisine, vint se frotter à sa jambe, flaira un moment l’enveloppe toujours sur le sol à côté de sa chaise. Elle la cueillit du bout des doigts, se redressa, le chat en profita pour sauter sur ses genoux.

Une larme tomba sur l’enveloppe. Elle passa son mouchoir dessus. Trop tard. Cela faisait un soleil gris sur un ciel blanc.

Elle contemplait le fouillis des inscriptions, sautait de l’une à l’autre, déchiffrait les mots barrés, dénouait les fils pour les renouer selon celui, invisible, du temps.

Ce n’étaient que superpositions, surcharges, rectifications, corrections de corrections, hypothèses, hésitations, jusqu’à l’inspiration finale, si lumineuse, moins toutefois que l’inscription originelle.

Celle-ci avait le dynamisme et la fraîcheur de l’enfance. Les suivantes pouvaient sembler plus énergiques. Elles étaient plus violentes, sans avoir la même force, gage de durée. Seule la plus récente, la plus déterminante aussi avec la première retrouvait un peu de sa maladresse, de sa puissance poétique.

De toutes ces mentions, de toutes ces interventions de la main et de l’esprit, la plus ancienne était aussi la seule intacte :  Magali, au Centre. Répartie sur deux lignes un peu descendantes, elle commençait plus haut et plus à gauche que ne l’eût voulu la norme, de sorte que le mot Centre occupait justement le milieu de l’enveloppe. Juste en-dessous, comme juste au-dessus du nom de Magali, une main adulte et rapide avait tracé chaque fois trois points d’interrogation. En marge des deux lignes, à droite, la même main sans doute les avait réunies par un arc de cercle pour les commenter d’un grand point d’exclamation mi-amusé mi-indigné.

Voilà pour la première époque, celle de l’affranchissement. La date était restée bien lisible : 04.V.53. La poste avait du cachet en ce temps-là. Et de la flamme.

Après, les choses se compliquaient. Une autre main, féminine peut-être, avait tiré du dernier e de Centre, en direction de l’angle supérieur droit de l’enveloppe, une flèche au bout de laquelle elle avait inscrit en colonne trois propositions, chacune précédée d’un tiret, chacune biffée ensuite.

De l’autre côté, à gauche du prénom, une main probablement différente, armée d’un stylo à bille, avait écrit Aucune Magali à V***.

Tout autour de l’enfantine, rudimentaire adresse, aux emplacements laissés libres, avec des inclinaisons et dans des tons variés  – bleus et noirs plus ou moins intenses, violet foncé, et même un surprenant vert épinard –, diverses autres mains avaient successivement invalidé cinq noms de localités situées dans la même région. Ces mentions s’accompagnaient parfois d’une date, et l’on voyait que la recherche s’était progressivement élargie aux communes puis aux départements voisins. Au dos de l’enveloppe, les cachets disséminés sur toute la surface disponible jalonnaient ce parcours. Le plus récent remontait à 1963.

Enfin, cinquante-cinq ans plus tard – où la lettre avait-elle passé tout ce temps sans que plus personne s’occupe d’elle ? –, une main presque aussi malhabile que la toute première, une main jumelle avait choisi une belle encre rouge vermillon pour encercler la mention initiale – comme la ceignant d’une bouée de sauvetage – et inscrire, tout en haut du recto, interrompue maintenant en plusieurs endroits par la déchirure en zigzag, la bonne adresse, la sienne aujourd’hui, non sans avoir complété le nom de la destinataire, le sien, qui, lui, n’avait pas changé.

Au-dessus des trois précédentes interprétations disposées en colonne, la même main, de la même encre rouge (et sur le même trajet de la déchirure), avait ajouté :

Centre d’apprentissage de jeunes filles à V***, fermé en 1960.

 

 

Marguerite : elle détestait ce prénom. De ses camarades, elle se faisait appeler Magali.

Sans doute il avait fallu, pour remonter jusqu’à elle, interroger d’anciennes pensionnaires du Centre.

Qui avait eu l’intuition décisive ? Qui avait mené l’enquête, et si efficacement ? Qui remercier ? Elle eût tout donné pour le savoir. Tout, sauf bien sûr la lettre.

Le moment était venu de la relire.

Ce qu’elle fit.

Elle ne pleurait plus, mais, de temps à autre, un gémissement lui venait, dans un serrement de gorge ; ou un soupir.

 

Magali,

J’ai entendu tes copines t’appeler Magali, c’est comme ça que je connais ton nom.

Moi c’est Frank.

Tous les jours en rentrant de l'école je passe derrière le Centre en espérant que tu seras dans la cour et que je pourrai te voir par-dessus le mur. Mais toi tu ne regardes jamais de ce côté. Je sais  bien pourquoi. C'est le côté de la liberté. Le mur n'est pas très haut. Toi ou tes copines vous pourriez vous enfuir par là, comme Suzanne T... à Noël.

Moi aussi je vais entrer en apprentissage, l'année prochaine. Je travaille dur pour décrocher mon certificat d'études. Je  voudrais faire menuisier. J'aime la nature, les animaux, mais surtout je t'aime toi.

Si tu es d'accord pour qu'on se rencontre et qu'on bavarde un peu, tu n'as qu'à regarder vers le mur nord.

Sois discrète.

Ton amoureux,

Frank

 

 

Elle plia soigneusement la lettre, la rangea dans l’enveloppe, tenta d’égaliser la cicatrice, y renonça, glissa l’enveloppe dans le tiroir de gauche du buffet, en attendant de lui trouver une place mieux adaptée, plus confidentielle. Pour l’instant, elle voulait y avoir facilement accès.

Tout en se préparant, en s’habillant, elle revivait ses années au Centre. C’était comme si elle s’était dédoublée, à la fois ici et là-bas, aujourd’hui et autrefois. Tout en tirant ses bas elle enfilait ses grosses chaussettes, elle éprouvait en même temps le froid du dortoir et la douce chaleur de son vieux poêle, le ronron de Filou se mêlait aux cris de la surveillante, les fleurs dans le vase se balançaient au vent du passé, qui gonflait sa jupe autour de ses jambes lourdes.

Elle ajusta son chapeau comme autrefois son béret, saisit sa canne, sortit sur le perron, ferma sa porte, descendit précautionneusement les marches et suivit l’allée jusqu’au portillon.

C’est alors qu’elle remarqua un attroupement devant la maison voisine. Une petite maison, à peine plus grande que la sienne. Elle s’approcha, s’informa.

En réalité, elle y avait tout de suite pensé. À leurs âges...

C’est la voisine elle-même qui la mit au courant. Son pauvre mari. Un arrêt cardiaque. Elle s’était levée pour faire le café, et quand elle était retournée dans la chambre elle l’avait trouvé inanimé dans son lit. C’était fini. Rien à faire.

Elle lui exprima ses condoléances, l’assura de son soutien et lui proposa son aide pour les démarches, pour tout le nécessaire. La veuve la remercia, bien qu’elle pût compter sur ses enfants, qui n’allaient pas tarder.

Des enfants, elle... Et quand elle partirait... Elle chassa ses pensées importunes et reprit son chemin.

Quand même, quelle tristesse. Il était gentil ce voisin. Particulièrement aimable. Et il avait l’air en pleine forme. Il faisait beaucoup de choses dans sa maison, ou pour ses petits-enfants. Des cabanes, des maisons de poupée.  Il aimait bien travailler le bois.

On le regretterait, François.

 

 

 

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Publié dans Treize vendredis, 2

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M
Petite merveille de délicatesse, merci!
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L
Merci à vous !