La baguette
C’est dans la boulangerie que ça a commencé.
Oui, plus j’y pense, plus je suis sûr que c’est là que tout a basculé.
Je revois très bien la scène. Je viens de prendre ma baguette, je m’apprête à partir, mais quelque chose me retient, un détail, trois fois rien, un scrupule de politesse, l’envie d’être aimable, ou peut-être seulement le besoin de parler, je demande à la vendeuse :
« Ça va, sinon ? »
Elle me regarde, interloquée, presque apeurée. C’est à croire que ma question la dérange, lui paraît anormale, choquante. Un petit scandale.
Oui, c’est évident, c’est à cet instant-là que tout s’est mis à dérailler.
La vendeuse me regarde comme si elle ne me connaissait pas. Un vieux client comme moi.
Elle finit par répondre, sur un ton légèrement agressif ‒ défensif serait plus juste, vu que pour elle l’agresseur c’est moi :
« Et vous ?
‒ Très bien, merci. »
Je serre plus fort ma baguette, qui s’aplatit et plie entre mes doigts. J’ai chaud soudain, je me sens ridicule, les clients derrière moi s’impatientent, je sors de la boulangerie avec l’impression de quitter en vaincu un champ de bataille, dans la rue j’essaie de me calmer, de penser à autre chose, je respire à fond, qu’est-ce qui lui a pris à cette fille, d’habitude elle est gentille, elle doit avoir des soucis, s’être fait engueuler par sa patronne (une horreur), j’ai probablement gaffé, je suis mal tombé, c’est dommage mais c’est comme ça.
Petit à petit je reprends confiance en moi, et puis il fait beau, un agréable temps de fin d’hiver, l’air est vif et léger, je mords dans le croûton de la baguette et ça y est, je me sens bien.
Pourtant, le mal est fait, et il progresse à mesure que je m’achemine vers mon chez-moi, où je vais retrouver Dorothée et les enfants.
La porte de l’immeuble est fermée, mais elle s’ouvre juste comme j’arrive. Cette heureuse coïncidence me cause une joie inexprimable, d’une intensité suspecte. L’homme qui s’apprêtait à sortir me cède le passage, il me tient la porte, je le remercie, c’est un inconnu, je me dis que pour lui aussi j’en suis un, puis je me fais la réflexion qu’avec ma baguette entamée à la main et la bouche pleine il m’a forcément étiqueté comme habitant l’immeuble, ça me laisse songeur, et dans l’ascenseur je me surprends à poursuivre deux lièvres à la fois, deux pensées qui m’amusent non sans me causer une vague appréhension, à savoir que le coup de la baguette serait un leurre efficace pour un visiteur malintentionné, et d’autre part que cet homme que j’ai croisé et que je n’ai jamais vu était peut-être justement de cette espèce. Je me raisonne, bien sûr, mais j’ai encore plus hâte de rentrer chez moi, de rejoindre les miens.
Comme une fois de plus je suis parti sans mes clés, je sonne. À travers la porte j’entends la voix de Dorothée qui demande :
« Qui est là ? »
La question m’étonne, elle semble indiquer que mon épouse vient d’être dérangée par un importun, je ne peux m’empêcher de repenser à ce type rencontré en bas, Dorothée n’a qu’à regarder par le judas, c’est sans doute ce qu’elle fait, j’entends des frôlements contre le panneau. Je lance joyeusement :
« C’est moi ! »
En guise de preuve, j’exhibe ma baguette.
« Qui ça, moi ?
– Moi, voyons ! On est obligé de décliner son identité pour rentrer chez soi ? »
Je blague, mais le cœur n’y est pas. Au lieu de ça, une joyeuse bande de diablotins se suspendent à mes lèvres, à mes joues, font de la balançoire en chahutant. Fichue angoisse !
La porte s’entrouvre, laisse paraître le visage de ma femme.
« Vous vous êtes trompé d’étage », dit-elle avec un sourire convaincant quoiqu’un peu forcé.
Elle aime plaisanter, moi aussi. Nous ne sommes pas mariés par hasard.
De toutes mes forces, je pousse la porte. Dorothée comprend une fraction de seconde trop tard et se retrouve projetée au milieu de l’entrée. Elle a changé d’expression. Elle est terrorisée, elle ouvre la bouche pour crier, mais Victoire survient, son doudou contre son oreille, et sa mère lui signifie d’un geste brusque de rester où elle est.
« C’est qui, maman ?
– Ne t’inquiète pas, ma chérie. »
Je ferme la porte, pose ma baguette sur le guéridon.
« Eh bien, Victoire, tu ne viens pas m’embrasser ?
– Je m’appelle pas comme ça.
– Comment alors ?
– Ça ne vous regarde pas », intervient Dorothée. « Reprenez votre pain et laissez-nous. »
Je suis au contraire décidé à ne plus toucher à cette baguette dont je commence à me demander si elle n’est pas responsable de tous ces dérèglements. Une baguette magique ! J’en ai un spasme de joie. Dorothée s’en aperçoit, mais ça ne semble pas la rassurer.
« Tu me vouvoies, maintenant ? »
Bien qu’elle tâche de rester discrète, je me rends compte qu’elle s’intéresse à quelque chose qui se trouve hors de mon champ de vision, derrière moi. Elle voit que je ne suis pas dupe. Elle blêmit.
« Je vous préviens, je vais hurler. »
C’est elle qui est prévenue. Par Victoire, qui se met à brailler tout ce qu’elle sait. Sa mère est obligée de l’attirer contre elle et de lui plaquer une main sur la bouche. Elle fait bien. Moi, les pleurs d’enfant, je n’ai jamais pu les supporter. Cela me plonge dans une tristesse profonde. Mais en ce moment rien ne peut m’affecter davantage que cette bizarrerie : les miens manifestement ne me reconnaissent plus. Ils ne plaisantent pas, ils ont peur. Je leur fais peur. Cette pensée me consterne.
J’ai de plus en plus chaud, je crains de défaillir. J’esquisse un pas en arrière, histoire de prouver ma bonne volonté. Je me dis confusément que les choses sont mal engagées, qu’il faut que je ressorte et que je refasse mon entrée. Je recule jusqu’au seuil, j’en profite pour découvrir ce que regardait Dorothée à l’instant. C’est un téléphone portable posé sur une étagère.
« Enfin, ma chérie, ce n’est pas possible, ce serait trop affreux. Un vrai cauchemar.
– Je ne suis pas votre chérie.
– Dorothée ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
– Je ne suis pas Dorothée. »
Elle a repris de l’assurance en me voyant reculer. Mais elle jette un nouveau regard vers son portable, et ça me met hors de moi.
« C’est ça que tu cherches ? »
J’ai empoigné l’appareil et je le lui lance. Trop fort. Beaucoup trop fort. C’est un miracle si je ne blesse pas ma femme ou ma fille. Le portable heurte violemment l’embrasure de la porte de la cuisine et retombe sur le parquet, où il peut à loisir exhiber ses blessures.
« Tu as besoin de ce machin pour retrouver la mémoire ? »
Victoire pleure et crie de plus belle. Je l’encourage :
« Vas-y, fais venir les voisins, qu’ils voient comme vous me traitez. Et mon fils, où il est ?
– Vous êtes dingue. »
Ça fait son petit effet. Un sursaut se produit en moi. Dingue ? Ce qui va finir par me rendre dingue c’est que ma femme et ma fille s’obstinent à jouer cette comédie absurde. Je le leur dis. Je suis tellement ému que j’en bafouille. Avant d’éclater en sanglots, j’ai le temps de supplier Dorothée : qu’au moins elle arrête de me vouvoyer.
« Je t’en supplie », lui dis-en tombant à genoux.
Elle bondit en arrière. Toujours aussi agile ! Victoire s’est tue, et me considère maintenant avec dégoût. Le visage ruisselant de larmes, je tends les bras vers elle :
« Viens, ma chérie, viens embrasser ton père, tu es trop jeune pour perdre la mémoire. »
Car je viens de concevoir d’un coup l’effroyable vérité : tout le monde autour de moi est frappé d’amnésie !
Je hoquète, anéanti. Dorothée vient s’accroupir près de moi. Elle sent bon. Elle a mis le parfum que je préfère, celui que je lui ai offert à Noël. Je le lui dis. Elle me sourit, pour la première fois depuis le moment où elle m’a ouvert la porte. Pas du même sourire, celui-ci est beaucoup plus chaleureux. Je ne cède pas à l’illusion, je sais qu’elle continue de ne pas me reconnaître, mais visiblement elle a décidé de surmonter son trouble. Voilà bien ma Dorothée ! Quel courage ! Victoire danse d’un pied sur l’autre, embarrassée, serrant son doudou contre sa poitrine.
« Il faut que tu m’aides. »
C’est ma femme qui a dit ça, d’une voix douce. Elle me passe la main dans les cheveux. Ce geste éponge d’un coup tout mon désarroi.
« Tu veux bien ? »
Je fais oui de la tête.
« Rafraîchis-moi la mémoire. Comment tu t’appelles ? »
J’entre dans son jeu et la renseigne. J’ai brusquement envie de rire. « Tu ne vas pas me demander mes papiers ? »
Elle rit, mais elle a ri la première, et je la soupçonne d’avoir été amusée par mon prénom. Elle s’y était faite, pourtant. Elle s’y refera. Il faudra bien.
« Tu sais, ça arrive à tout le monde d’avoir des absences. »
Je me relève, Dorothée aussi. Victoire se tient maintenant à l’entrée du couloir. Elle tourne le dos et s’y engage d’un pas tranquille.
Je respire beaucoup mieux. J’ai envie de prendre ma femme dans mes bras, mais je n’ose pas, je me sens encore trop fragile, je la laisse me réconforter.
« Viens t’asseoir au salon, je vais te servir à boire. »
Je la suis, je m’assieds dans mon fauteuil. Elle se dirige vers le vieux poste TSF transformé en bar. Au moment d’en soulever le couvercle, elle prend conscience du problème, mais elle n’a plus le temps de faire diversion. Déjà j’ai pris la photo posée sur la table à côté de moi. Une photo de famille. On y voit Dorothée, Victoire et un homme que j’identifie aussitôt : le type de tout à l’heure.
Elle prend une bouteille et un verre dans le coffre.
« Whisky ?
– Jamais, voyons. Tu le fais exprès ? »
Elle minaude.
« Toi aussi, tu as des trous. Tu avais oublié que j’étais remariée. Qu’est-ce que tu bois, alors ?
– Un porto. »
Elle me sert.
« Et toi, tu ne prends rien ?
– Si, un porto, comme toi. Je vais t’accompagner. »
Nous buvons sans nous quitter des yeux. L’alcool me calme. Je risque un « Ça va, sinon ? » auquel elle répond d’un battement de paupières.
On est bien.
« Désolé », dis-je, « j’ai eu une journée épuisante. »
Des paupières encore, elle me fait signe qu’elle comprend, qu’elle compatit.
Un léger bruit dans mon dos. On est en train d’ouvrir la porte palière. Je lance gaiement :
« Mon fils ! »
Je me lève pour l’accueillir, mais c’est le type du hall.
« La police est prévenue », dit-il. « Ils arrivent. Sophie a été géniale. Elle m’a appelé de notre chambre. Vous habitez l’immeuble, monsieur ?
– Sophie ? C’est comme ça que vous avez rebaptisé Victoire ?
– Tu te rends compte ? À cinq ans ! Même pas l’âge de raison ! »
Comme si j’avais oublié l’âge de ma fille ! Comme si je ne pouvais m’en souvenir qu’avec l’aide de ce…
« Et mon fils ? Qu’avez-vous fait de mon fils ?
– Sophie ! » crie-t-il dans le couloir. « Reste dans notre chambre et réponds au téléphone ! Tout va bien ! Papa est revenu ! »
Pour mieux l’approuver, Dorothée s’approche de lui, se laisse prendre aux épaules. Ils me font face, à égale distance de l’entrée du couloir et de la porte palière, me barrant ces deux chemins, me coinçant dans le salon.
« Papa est revenu ! Papa est revenu ! »
Je l’imite sur un ton farcesque. Quel bouffon je fais !
Il revient à la charge :
« Vous habitez l’immeuble ?
– Il est fondu », dit Dorothée. « Il a failli me tuer. »
Elle lui montre les débris du portable. Il prend un air terrible.
« Vous êtes fondu. Si vous avez un fils, je le plains. »
Je prends le temps de calculer mon coup. Je sais que ça va marcher.
D’une détente dont la puissance me surprend moi-même, je me rue vers le couloir. Aussitôt tous deux cherchent à s’interposer, ce que je voulais. Je les prends à contrepied et fonce vers la sortie. Déjà je suis dans l’escalier, que je dévale à toutes jambes, palpitant de joie, solide et relâché à la fois, bien décidé à devancer l’arrivée des flics. Au-dessus de moi, on s’est lancé à ma poursuite, mais c’est compter sans ma pointe de vitesse. Ouf ! Voici le hall. Je le traverse d’un bond, ça y est, je suis dans la rue, libre ! Libre ! Pas question de faiblir, je courrai aussi longtemps qu’il le faudra. Je cours.
Et brusquement je m’arrête.
J’hésite une seconde, puis je fais demi-tour et repars en courant vers l’immeuble.
Ma baguette ! J’allais l’oublier !