Treize vendredis, 9/13

Publié le par Louis Racine

Treize vendredis, 9/13

 

On va faire le point : retour de Marc Souvigny, implacable.

 

 

ON VA FAIRE LE POINT

 

Il appelait cela faire le point.

Monte dans ta chambre, disait-il, on va faire le point.

Et je montais.

Et je l’attendais.

En général pas très longtemps, mais c’était quand même trop.

Parfois il tardait. Je ne crois pas que ce fût toujours intentionnel. Il pouvait réellement avoir été distrait par un événement familial au moins aussi important que celui dont ma misérable personne s’était rendue responsable et qui me vaudrait un châtiment d’une rigueur extrême. Ou le téléphone avait sonné, et ma mère, qui n’avait le droit d’y toucher que quand mon père était absent, l’avait regardé décrocher et écouté répondre, lui, un sourire d’une neutralité affable aux lèvres, elle, le visage crispé dans une muette adoration. Ou encore il s’était arrêté pour prendre dans ses bras ma petite sœur, miraculeusement poussée sur son chemin comme une fleur sur un sentier, et on la voit au dernier moment mais on ne marche pas dessus, on la cueille et on la respire et on a l’impression que le monde entier vous est reconnaissant de lui savoir gré de ses dons. Oui, il l’élevait jusqu’à sa moustache soudain plus soyeuse et la baisait au front avant de la reposer doucement sur le sentier de sa chambre à elle, sa petite chambre près de celle des parents, sa petite chambre qui avait été la mienne avant qu’il faille si souvent faire le point.

Monte dans ta chambre, j’arrive.

Assis sur mon lit, je me préparais. C’était trop court, c’était trop long. Je me préparais mais toute préparation était vaine, je le savais. Anticiper la douleur ne la supprimerait pas, et s’il n’avait pas trouvé de nouveau supplice il saurait m’en faire endurer un ancien de manière nouvelle.

Quelques-uns de mes camarades d’école étaient battus. Ils n’en parlaient pas forcément, mais je le voyais bien, et pourtant je n’étais pas plus observateur qu’un autre. Un exercice sportif, une bagarre à la récréation, sans parler, bien sûr, une certaine année, avec Madame B., de la fameuse fessée déculottée qui nous révulsait et nous excitait en même temps (je n’y eus jamais droit, et je ne me posai jamais la question de savoir comment je l’aurais supportée, convaincu que j’étais d’en être dispensé par ma qualité de bon élève), bref, un maillot sortant d’une culotte par la force du hasard ou de l’institution révélait la trace d’un coup de lanière ou de manche à balai, jamais de brûlures de cigarette dans notre petit monde hanté de barbares plus hygiéniques. Et je me demande encore comment je n’ai pas cherché à me faire fesser en public alors que j’appelais de mes vœux secrets ces coups, ces blessures physiques, tellement plus aimables que les mots de mon père.

La réponse est pourtant évidente : ce n’est pas mon honneur que je protégeais, et, à mes yeux du moins, ce pauvre Maurice dont nous avions vu les maigres fesses n’avait rien perdu de sa dignité, si je ne lui parlais pas c’est qu’il me fuyait comme le cancre fuit le fayot (ce qui ne l’empêche pas de l’élire pour le prix de camaraderie), non, la raison pour laquelle l’idée ne pouvait m’en venir sans être aussitôt bannie de mon esprit, c’est qu’une punition à l’école, quelle qu’elle fût, même la plus douce, aurait encore aggravé mon cas à la maison.

La maison ! Ce mot lui-même me cogne l’âme sans art, mais avec une technique imparable, patiente, indifférente. La maison ! On me l’enviait, c’était une belle maison, moi je rêvais de tanières, de huttes de branchages, de cabanes.

Aujourd’hui, j’y suis, en cabane.

On peut dire maison aussi.

Tout à l’heure, parloir.

Mes parents sont morts depuis longtemps. Mon père d’abord, puis ma mère nous ont quittés.

J’avoue avoir un peu aidé mon père à partir.

Il me reste ma sœur.

Aujourd’hui je lui réserve une surprise.

Pour son anniversaire, je lui ai fait un beau dessin.

Plus exactement, c’est à elle de le faire.

Elle n’aura qu’à relier les points dans l’ordre...

 

 

 

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Publié dans Treize vendredis

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C
C'est dérangeant!
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