Treize vendredis, 13/13

Publié le par Louis Racine

Treize vendredis, 13/13

 

Un secret bien gardé : un mystère à percer. Pour clore notre série estivale, Antoine Miginiac nous troue quelque part.

 

 

UN SECRET BIEN GARDÉ

 

– Sérieusement ?

– ...

– Vraiment ? Vous êtes sérieux ?

Alain sortit de la rêverie où l’avait plongé un instant le ronronnement des néons. Il avait un peu chaud.

– Tout à fait sérieux. On ne pourrait pas ouvrir la fenêtre ?

Ce fut au tour de son interlocuteur de garder le silence pendant d’interminables secondes.

– Comme vous voudrez.

Il tendit la main vers la baie vitrée, qui semblait n’attendre que ce geste. Je ne sais quelle cellule photoélectrique fut excitée, le vasistas s’entrebâilla, et un peu d’air vicié par la pollution urbaine s’insinua dans le bureau.

– Et le prix de l’intervention ? Ce sera forcément plus cher que...

– Je peux emprunter. Aucun problème.

Un soupçon lui vint.

– Vous craignez d’échouer ?

Cette fois la réponse fut immédiate et cinglante.

– Absolument pas. Je puis vous garantir une réussite totale. Maintenant, si vous préférez vous faire charcuter ailleurs, ne vous gênez pas.

Tant d’assurance et de morgue impressionna moins Alain qu’elle ne le rassura, et il sentit fleurir sur ses lèvres un sourire presque enfantin.

– Excusez-moi. Je ne voulais pas vous froisser.

– On essaiera de ne pas trop vous froisser non plus pendant l’opération.

– Oui, s’il vous plaît.

Les deux hommes se serrèrent la main.

– Pour le rendez-vous, je vous laisse voir avec mon assistante. Attendez.

Il ouvrit la porte de la pièce voisine, passa la tête dans l’embrasure.

– Solveig, vous nous trouveriez un créneau de six heures le mois prochain ? Je vais vous expliquer.

 

Alain se sentait incroyablement léger, comme après deux jours de veille et de jeûne. Comme durant certaines périodes de ses années d’études. Non qu’il eût beaucoup étudié. Enfin, il avait mené ses propres recherches, à sa façon, qui consistait par exemple à écouter pendant des heures des conversations de bistrot, devant une tasse de café qu’il faisait durer le plus longtemps possible en espérant que le patron ne s’enquerrait pas trop tôt de ce qu’il reprenait.

Il ne marchait pas, il flottait en suspension au-dessus du trottoir transformé en terrain d’aviation. Il croisa une fille splendide. Elle lui sourit d’un air complice, presque reconnaissant. Il devait faire plaisir à voir.

Il venait de remporter un premier succès en triomphant de la résistance du neurochirurgien. Il comprenait ce manque d’enthousiasme. Considérée du simple point de vue du bon sens, la demande était exorbitante, absurde même. Mais sa détermination avait payé. Et puis, les mœurs évoluaient. Il était de ceux qui contribuaient à cette évolution, à son accélération. Jusqu’où cela irait-il ? Il n’en savait rien. Il s’en moquait. C’est d’abord à lui qu’il pensait. Égoïstement. Comme le praticien, d’ailleurs. Belle occasion pour lui de s’illustrer, même si sa réputation était déjà bien établie. Même s’il était convenu que l’intervention resterait secrète pendant trois mois.

Encore fallait-il qu’elle réussît. Il avait confiance dans les compétences de l’homme, mais cette panne de climatiseur dans le bureau ressemblait à un avertissement : la technologie avait ses limites et ses défaillances. Enfin, mieux valait n’y pas penser. Tout se passerait bien.

 

Tout se passa bien. Le soir qui suivit l’opération, l’infirmière fit entrer quelqu’un dans sa chambre. C’était Solveig. Elle ne chercha pas à justifier sa visite. Sans doute la raison en était suffisamment évidente. Son visage étincelait d’admiration. Elle resta un quart d’heure tout au plus. Au moment de partir, elle prit sa main dans la sienne et la tint longuement, les yeux baissés, le souffle plus rapide, comme son pouls à lui. Quand leurs regards se croisèrent à nouveau, il vit qu’elle était franchement troublée. Quelque chose de très fort les réunissait désormais, au delà du secret qu’elle garderait quelques semaines.

Sa convalescence elle aussi se déroula sans le moindre incident. Il fut même tenté de quitter la clinique au bout de quarante-huit heures, tant il se sentait en forme. Bien sûr, il avait hâte d’essayer son nouvel organe, si l’on peut nommer ainsi l’orifice qu’il s’était fait, disons, ménager à un endroit, disons, inopiné de son anatomie.

La décision n’allait pas de soi. Il l’avait prise après mûre réflexion. Durant quelque temps, une sorte de lâcheté, mêlée d’une forme de paresse intellectuelle, sous couvert de l’autorité certes non négligeable du marquis de Sade, avait orienté son choix vers l’anus. D’après le philosophe du boudoir, le plaisir anal dépassait le plaisir vaginal. À quoi bon chercher plus loin ? Mais, puisqu’il résultait de ses propres travaux (très confidentiels) que l’on pouvait se faire greffer où l’on voulait le trou voluptueux – sans se contenter d’augmenter la sensibilité d’un orifice déjà existant –, il avait opté pour une implantation vraiment originale. Il avait encore dans l’oreille la réflexion de Solveig quand le neurochirurgien, en sa présence, lui avait appris le détail de l’opération. Vous allez voir, c’est pas banal, avait-il annoncé. Pas banal, en effet, avait-elle conclu, d’une voix tellement éteinte que l’instant d’après ils avaient tous trois éclaté de rire.

 

Le résultat dépassa ses espérances les plus folles. Certes, au début, il paya beaucoup de sa personne. La difficulté n’était pas seulement de trouver des partenaires – en dehors de son cercle habituel de relations, bien sûr, pendant cette phase expérimentale –, mais d’obtenir leur discrétion. Il n’allait quand même pas se transformer en assassin ! Aussi commença-t-il en solitaire, ce qui dès la première séance (si l’on me passe ce terme inopportun) lui procura une jouissance telle qu’il crut en mourir. Comment exprimer cela ? Il jouit du corps entier, intégralement, et durablement : pendant vingt minutes, selon ses estimations. En réalité, plus d’une demi-heure ; mais il ne voulait surtout pas s’exagérer sa réussite.

La crainte le saisit en effet d’être déçu par les expériences suivantes, comme ces cuisiniers qui, ayant essayé avec succès une nouvelle recette, ne retrouvent jamais la perfection de la première fois. Craintes vite annulées par la réalité : ses orgasmes furent de plus en plus intenses et de plus en plus longs. Il avait peur désormais de s’être condamné aux pratiques solipsistes – en reculant le moment où il s’ébattrait en compagnie.

Il recourut d’abord à des prostitués des deux sexes, qu’il eut souvent du mal à convaincre d’opérer dans l’obscurité, laquelle du reste ne cachait pas tout. Un jeune Slovaque parut même comprendre de quoi il retournait (si je puis dire), mais il ne s’en inquiéta guère, car à supposer qu’il allât raconter ce qu’il avait cru deviner, personne ne le croirait.

Peu à peu, il s’enhardit. Et, un soir, deux mois environ après l’opération, ayant dans un bar abordé une jeune femme manifestement peu pressée d’aller se démaquiller, et extraordinairement désirable dans un short à paillettes à peine trop ajusté pour ne pas mettre en valeur le ferme fondant de charmants bourrelets au sommet de cuisses de satin, il franchit la ligne critique. Il faut dire qu’il avait pas mal bu. Il lui raconta tout.

Elle commença par lui faire répéter certaine précision ébouriffante ; continua un temps à ne pas comprendre, puis :

– Sérieux ?

– Sérieux.

– Je veux voir ça.

– Pas ici. Chez vous ou chez moi ?

– Chez moi. J’ai tout un tas de joujoux amusants. Et aussi un très bon whisky. Si ce que vous dites est vrai, il va me falloir un remontant.

 

Les sex-toys furent inutiles. Le whisky, à peine moins. Alain en but un peu, par curiosité, je n’ose pas dire par politesse, peut-être aussi dans l’espoir de diminuer son stress. La fille était déjà morte, de saisissement sans doute.

Alain tenta vainement de se raisonner. Elle devait avoir une faiblesse cardiaque, elle avait manqué de prudence. Lui avait joué cartes sur table, il n’avait rien à se reprocher.

Mais le mal était fait. Ou plutôt, il était en chemin, et progressait avec opiniâtreté. Je crois aussi (j’en entends qui se récrient : psychologie de bazar, conformiste, réactionnaire ; peu m’en chaut) qu’Alain n’allait pas bien depuis quelque temps. Toute sa démarche ne le prouve-t-elle pas ? Il se suicida. Le neurochirurgien, qui n’allait pas beaucoup mieux, et avait, par ailleurs, des soucis d’un autre ordre, en fit autant. Quant à Solveig, elle perdit l’esprit et fut internée dans un hôpital psychiatrique où elle se rendit célèbre, les premiers jours, par ses récits monstrueux, avant qu’un traitement adapté ne mette un point final à des affabulations auxquelles personne ne prêtait déjà plus attention.

C’est dommage, car elles indiquaient l’emplacement du fameux trou.

 

 

 

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Publié dans Treize vendredis

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