Treize vendredis, 12/13

Publié le par Louis Racine

Alan Bathurst, Soundtrack

Alan Bathurst, Soundtrack

 

Un jeu d’enfant : un jeu de piste, encore ; mais cette fois Marc Souvigny se penche sur le son.

 

 

UN JEU D’ENFANT

 

Longtemps elle n’intéressa personne avec cette histoire. Ça avait commencé quand ? Difficile à dire avec précision. Mais pas à l’époque de l’ancien appartement, sûr.

Elle ne se rappelait pas bien la première fois, parce que toutes les suivantes c’était pareil.

Le téléphone sonnait, sur l’écran s’affichait juste « privé », elle hésitait un instant, puis décrochait.

Et là, silence.

Prolongé.

Autant qu’elle voulait.

Elle le rompait seule, par des « Allô ? » dont elle savait qu’ils n’auraient aucun effet.

Au bout du fil, rien ; pas un mot, pas même le bruit d’une respiration. Juste un silence qui n’en était pas complètement un, parce que quand même on sentait une présence, dans un environnement. Pas le néant, juste le mutisme.

Elle aurait pu ne pas décrocher, mais parfois des appels importants de gens fiables lui arrivaient sous cette forme, avec cette mention « privé ». Donc elle décrochait. Et, le plus souvent, rebelote.

Ça se produisait assez régulièrement, en gros une ou deux fois par semaine. Toujours aux mêmes heures ; le soir après le dîner, ou, le week-end, vers dix heures du matin. Au début, ça l’angoissa. Puis ça la stressa. Elle finit même par s’énerver, une fois. Elle engueula son mystérieux correspondant – sa mystérieuse correspondante ? Rien n’y fit. Elle se trouva juste un peu ridicule. Elle ne se rappelait plus sa formule, mais c’était d’un plat ! Du genre « Si vous n’avez rien de mieux à faire », etc. Lamentable.

Elle avait peur.

Elle se confia à ses amis, qui minimisèrent. Tous avaient connu ça, surtout les filles. C’était archiconnu, et même répertorié. Vanessa, qui avait fait psycho, lui sortit toute une description du cas. Roger, le juriste, parla de harcèlement et lui suggéra de porter plainte.

Harcèlement ? Plainte ?

Pour être tout à fait honnête, elle ne se sentait pas harcelée. Juste importunée. Porte-t-on plainte quand on est importuné ?

Elle eut droit aussi aux mises en garde contre les cambrioleurs qui tâtent le terrain – ou contre les installateurs d’alarmes qui organisent la psychose. Autant dire qu’il fallait en prendre son parti. De quoi ? Des gens malveillants, ou des copains décevants ?

Elle aurait donné cher pour savoir d’où venaient ces appels. Il devait y avoir un moyen, mais elle ne se voyait pas engager des démarches fastidieuses et compliquées, passer par les pouvoirs publics ou les télécom pour mettre fin aux agissements d’un mauvais plaisant – d’une mauvaise plaisante ?

Et puis, et puis... il n’était pas absolument impossible, non qu’elle y eût pris goût, ça, elle ne le pensait pas du tout, mais qu’au fond, ces appels, comment dire ?... lui fassent un peu de compagnie... C’est une connerie ? Je la retire, alors.

Quand David avait émis cette hypothèse, elle en avait été sur le cul, et avait failli lui jeter son mojito à la figure, mais, mais.. en y repensant...

David avait surtout mal choisi son moment. Éloi venait de partir dans un délire comme quoi le harceleur était un collègue amoureux d’elle mais trop coincé.

Alors là, franchement, elle ne voyait pas qui !!!

– Vous êtes grave paranos, avait dit Ambre, c’est juste un gamin qui joue avec le téléphone !

À part ça, ses amis, donc, s’en fichaient, et deux fois par semaine, environ, c’était le même scénario. Le téléphone sonnait, « privé », elle hésitait, décrochait, silence.

Le problème avec le silence c’est qu’il faut le laisser s’installer pour savoir que c’est bien lui.

Parfois elle raccrochait au bout de quelques secondes.

Parce qu’elle était pressée.

« On » ne rappelait jamais.

D’autres fois, par lassitude, et, les premiers temps, il faut bien le reconnaître, par curiosité, elle attendait.

Un jour quand même elle décida de passer à l’action.

C’était un dimanche matin. Comme elle laissait se prolonger cette communication qui méritait si mal son nom, elle crut entendre, loin, très loin, très faiblement, au point même qu’elle se demanda si elle ne s’était pas endormie au téléphone et n’avait pas rêvé, un son de voix.

Comme un appel, mais qui lui serait parvenu à travers des murs et des murs de ouate.

En raccrochant, elle eut presque mauvaise conscience.

Dès lors, elle tendit encore plus l’oreille. Et, effectivement, à chaque nouvel appel elle put vérifier l’impression première : quelque chose comme une voix, à la limite de l’audible, lui parvenait, qui semblait atténué par une énorme distance.

Bon, mais que faire de ce nouvel élément ?

La lumière jaillit :

Marc !

À l’opposé de l’habituel geek obèse, Marc était un hyperthyroïdien à tête de poulet fiévreux, mais d’une serviabilité hors du commun dès lors qu’on faisait appel à ses compétences de génie du son. Un grand mélomane, aussi. Elle l’avait connu à la fac, où il avait fondé et animait la radio étudiante. Ils avaient même été très proches à une époque, et puis ça ne s’était pas fait, et puis Marc était sorti avec un certain Hubert, un type brillant, et puis Hubert était mort du sida, et elle, là-dedans, avec ses histoires à elle en plus, sa mère, tout ça, elle s’était sentie perdue, heureusement qu’il y avait la bande de copains. Mais elle avait gardé le numéro de Marc. Elle l’appela, lui raconta, il sut tout de suite comment ils allaient procéder. Un jeu d’enfant, dit-il.

C’est comme ça qu’ils se revirent. Elle, de son côté, s’était renseignée, pour ne pas avoir l’air trop nulle en technique, et elle le sentit un peu surpris. Quand il lui décrivit le dispositif qu’il avait imaginé, non seulement elle suivit ses explications, mais elle lui suggéra même une amélioration à laquelle il avait évidemment pensé et qu’il avait écartée parce qu’un peu onéreuse. Néanmoins, son ton avait perdu toute condescendance.

– Tu sais que tu taquines, toi ! Tu m’as bluffé !

Elle en fut toute ragaillardie, mais n’en laissa rien paraître, ou presque.

 

*

 

Munie du précieux enregistrement, elle ne courait pas, elle vola jusque chez Marc.

– Ça y est ? Super ! T’as géré, ma belle.

Il avait tout installé. Un copain à lui était là aussi, fort intéressé, mais il réussit à l’éjecter en l’envoyant chercher des bières, comme quoi on n’échappe pas à tous les clichés.

Enfin seuls.

Ils craignirent d’abord d’avoir échoué, tant le signal était faible. Marc se voulut rassurant, mais de toute évidence la difficulté se révélait plus importante que prévu. Le casque sur les oreilles, il grognait, pestait, tout en pianotant sur ses claviers et en tripotant ses curseurs. Elle voyait le moment où elle allait devoir le consoler, et cherchait une formule qui lui exprimât à la fois sa gratitude et sa compassion, quand tout à coup :

– Je l’ai !

Il souriait comme un gamin. Soudain il fronça les sourcils, mania fébrilement quelques commandes.

Elle se serait crue dans un film américain, ou dans une série policière, quand les experts parviennent à identifier le criminel grâce à un bruit de fond.

Marc, les sourcils toujours froncés, la regardait.

– Quoi ? fit-elle. Y a un problème ?

Il ôta son casque et le lui mit sur les oreilles, d’un geste un peu trop doux pour être tout à fait innocent.

– Vas-y, ma belle, dit-il, écoute.

Son rythme cardiaque s’accéléra. Elle porta machinalement ses mains à ses écouteurs, comme si cela avait pu l’aider à entendre.

Elle savait déjà.

Comme à travers une énorme épaisseur de coton, elle entendait distinctement maintenant un appel.

– Allô ?... Allô ?... Allô ?...

Quant à savoir de qui était cette voix, cela ne faisait aucun doute.

C’était la sienne.

 

 

 

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Publié dans Treize vendredis

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