Treize vendredis, 7/13

Publié le par Louis Racine

Treize vendredis, 7/13

 

In medias res : tout l’art de Mélanie Panchout.

 

 

IN MEDIAS RES

 

« Madame, qu’est-ce que ça veut dire in medias res ? »

C’est Kamel qui a posé la question. Une question sincère, et pertinente. Kamel du reste n’est pas du genre à interrompre le cours par caprice, comme certains de ses camarades, qui manifestement ont décelé ma fragilité et jouent avec mes nerfs. Je ne peux pas non plus lui reprocher son expression ; la plupart des autres se seraient contentés d’un « ça veut dire quoi ? » auquel je n’aurais peut-être même pas fait attention, tant j’y suis habituée, tandis que j’ai aussitôt remarqué le soin qu’a pris Kamel de parler un français correct ; pourtant, ça aussi, j’y suis habituée, Kamel est un bon exemple de ce que peut produire cette école de la réussite dont on nous bassine depuis des lustres. Il me respecte, enfin à peu près. Je crois bien déceler dans son « Madame » une très légère moquerie, mais je connais ma tendance à la paranoïa ; ma susceptibilité particulière et irrégulière – heureusement – m’a déjà valu quelques ennuis, mais c’est du passé ; finalement je ne m’en suis pas si mal sortie ; par ailleurs j’ai su faire face à des difficultés beaucoup plus sérieuses, résoudre des problèmes beaucoup plus graves ; je m’accommode assez bien en somme de mes intermittences ; j’ai assimilé depuis longtemps ce que je considère comme ma dualité profonde ; femme à éclipses, je me suis instantanément reconnue dans le qualificatif de bipolaire comme, enfant, découvrant l’adjectif cyclothymique dans un dictionnaire – je passais des heures dans les dictionnaires –, j’avais eu le sentiment de trouver ma pointure ; entre-temps je m’étais avisée du sens exact de maniaco-dépressif ; décidément, il ne manque pas de termes pour décrire mon caractère. Non, je ne m’en sors pas si mal, avec des hauts et des bas, y compris et surtout dans mon enseignement. Avec cette classe de seconde l’année s’est plutôt bien passée, et elle est pratiquement finie ; plus que quatre semaines. Certes, je ne peux pas me vanter de leur avoir appris grand-chose, ni donné le goût de la lecture, sauf peut-être à un ou deux, à Kamel pas vraiment, il lisait déjà avec plaisir, s’ils étaient tous comme lui, non, je n’ai aucune raison de ne pas lui répondre gentiment, calmement, en essayant de ne pas tenir compte des quolibets qui ne vont pas tarder à fuser chez ses camarades en réaction à cette démonstration de sa bonne volonté, mais en réalité, à peine a-t-il commencé à poser sa question – sans lever la main, mais cela fait longtemps que je n’ai plus obtenu ni par conséquent exigé d’aucun élève ce préalable d’un autre âge – que je me suis comme désolidarisée de moi-même : qu’est-ce qui m’a pris de proposer ce texte ? Un immense dégoût m’envahit, et, pleinement consciente du tragique de la situation, je ne m’entends pas seulement répondre, mais j’articule délibérément et avec la plus grande netteté :

« Qu’est-ce que ça peut te foutre, petit con ? »

 

 

 

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