Treize vendredis, 3/13
Ce vendredi, Confrontation, une nouvelle de Slimane Bakchèche.
CONFRONTATION
Ça ne manquait jamais. Tôt ou tard, on posait les yeux sur le portrait, et le cri jaillissait :
« Tiens ! Georgette ! » (Ou Amandine, ou Luce, ou ce que vous voudrez.)
J’avais beau m’y attendre, j’étais chaque fois troublé, et de plus en plus. J’avais acheté cette banale photographie en noir et blanc dans un vide-grenier de l’Aveyron. Ce qui m’avait attiré, c’était le regard de la femme, une inconnue âgée d’une vingtaine d’années ; un regard à la fois suppliant et moqueur. Le cadre était joli, en bois ouvragé. À part ça, aucune indication de date, aucune signature. Rentré de vacances, je plaçai la photo sur mon piano, et le défilé commença.
Mon copain Gervais, le saxophoniste, ouvrit le ban. Un jour qu’il était venu me casser les oreilles sous prétexte de me jouer quelque ballade de son cru, il aperçut ma récente acquisition.
« Magali ! » s’écria-t-il.
J’eus toutes les peines du monde à lui représenter qu’il s’illusionnait à coup sûr. Scrutant si intensément la photo qu’il semblait vouloir la trouer du regard, il n’en démordait pas :
« Je te dis que c’est ma cousine !
– Allons donc ! Comment son portrait aurait-il échoué dans une brocante aveyronnaise ?
– Je n’en sais rien, mais c’est elle, je te garantis que c’est elle. La pauvre, elle est morte jeune, j’étais ado. Mais je n’ai pas oublié son visage. »
Je finis par lui concéder un cas de ressemblance extraordinaire. Cela ne le satisfit qu’à demi. Il tenait pour la photographie baladeuse.
Cependant il n’osa pas me la réclamer, attendant peut-être que je la lui offre spontanément. Pas question. Je savais au fond de moi que j’avais raison de résister. La suite le prouva.
Après Gervais, ce fut Marie.
« Adèle ! s’exclama-t-elle ; tu la connaissais ? »
Et comme ça pendant des mois.
Deux de mes visiteurs identifièrent en chœur une certaine Mélie, et s’entrecautionnèrent si bien que je crus que j’allais devoir leur rendre ce qui ne leur avait jamais appartenu. Pour conserver mon bien (auquel je me sentais de plus en plus étroitement lié), je m’inventai une ex-maîtresse emportée par un cancer, à laquelle, pris de court, je donnai le prénom de ma grand-mère Ninon.
Partagé entre l’amusement et une angoisse croissante, moi, le pourfendeur de toute superstition, je ne pouvais m’empêcher d’être frappé par une constante qui peu à peu me devint franchement désagréable : la femme que l’on croyait reconnaître était toujours décédée, comme du reste ma chère Ninon.
J’en serais presque venu à croire héberger la mort même. Ce que c’est qu’une solitude non désirée !
Un jour j’eus l’idée d’organiser une confrontation : Paulin prétendait reconnaître sa mère ; il avait bien d’elle une autre photo ? Le soir même il la produisait, et je dus m’incliner : la ressemblance n’était pas nulle.
On comprendra donc que j’aie fait disparaître le portrait. Mais comment aurais-je pu m’en dessaisir ? Il était devenu comme une partie de moi-même, et je réussis tout juste à l’enfouir dans un tiroir de mon bureau. Cela ne le bannit pas de mes rêves, ni de mes rêveries, mais me conserva quelques amis.
Je ne le regarde plus jamais. À quoi bon ?
Ce soir pourtant je vais devoir y jeter un œil.
Je ne pourrai pas indéfiniment reculer ce moment.
Il faut que je vérifie.
Cette fille rencontrée sur internet, je me demande...