Beau temps pour la vermine, 1

Publié le par Louis Racine

Beau temps pour la vermine, 1Beau temps pour la vermine, 1

à P.

 

1.

Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres.

 

Il exagérait, Majid.

        Un prénom discutable d’ailleurs. Les parents avaient eu tort. Une des épithètes de Dieu ! Mohammed, Ali, voilà de bons prénoms. C’est comme ça qu’Ali avait deux frères qui s’appelaient Mohammed. L’aîné, bien sûr, et le petit dernier.

        Qu’aurait pensé Ali de leur entreprise ? Abderrahman regretta de s’être posé la question.

        Il fouilla ses poches et se rappela qu’il n’avait plus de cigarettes. Il jura entre ses dents. Attendre Majid sans fumer, c’était trop lui demander. On allait arranger ça. Il sortit de l’immeuble, son paquet de prospectus sous le bras.

        La caresse brute du soleil lui fit courber le dos. Il allongea le pas, contourna le tas de sacs-poubelles éventrés, et tap, tap, ses grands pieds l’emportèrent vers le bar-tabac, et sous sa paume le papier glacé des prospectus cuisait doucement, et ses cheveux lui faisaient une casquette chaude.

        La rue était déserte, mais le bar-tabac plein à craquer, à cause du PMU. Il y régnait la température d’une rôtissoire à volaille, avec beaucoup plus de bruit, de fumée surtout, malgré les ventilateurs, qui diffusaient un genre de chergui.

        Tout de suite il sut que le patron était raciste, et, parole d’honneur, il avait oublié que les cafetiers roumis l’étaient tous, presque. Il le vit à son regard, un peu aussi à la forme de sa bouche. La clientèle était constituée en majorité d’immigrés nord-africains, ça n’empêche pas.

        Il acheta des Bastos longues, il avait envie de luxe. Et la tabagie ambiante, loin de le décourager, le happa. Il tenta de résister, il étoufferait moins dehors, même il serait au frais dans l’entrée de l’immeuble, il n’avait rien à faire là, et Majid était peut-être arrivé, et il avait promis à Clotilde de ne plus prendre l’apéritif tout seul, et Majid l’attendait sûrement, il allait tout faire foirer, mais de toute façon c’était déjà foiré à cause du retard de Majid. En réalité, il n’était plus du tout motivé. Tellement dégoûté de tout ça, et de lui, qu’il n’avait plus qu’à boire un pastis, tiens, en fumant plus cher que d’habitude. Seul, d’accord. Mais il n’aurait pas mieux demandé que de partager.

        – Salut, toi, alors on ne te voit plus ?

        Il sursauta. Il se frayait en crabe un passage vers le comptoir, rentrant le ventre et bombant le torse, et faisant comme il pouvait avec ses grands pieds, quand cette main née du brouillard s’était posée sur son épaule. Il pivota du buste, c’était Jamel. Comme toujours, il semblait sortir de chez le coiffeur.

        – Où tu étais pendant tout ce temps ? Ça va faire un an, ou quoi ?

        Ça faisait beaucoup moins, évidemment, mais Jamel était un poète. Un fêtard aussi. Il avait de l’argent.

        – Tu prends un verre avec nous ?

        C’est alors qu’il vit Ali, occupé à essuyer ses lunettes, ce qu’il faisait chaque fois qu’il allait dire une connerie.

        – Alors Abderrahman, tu hésites ? Tu as peur de moi ?

        Abderrahman serra les mains, et décida de paraître heureux de vivre.

        – C’est ma tournée, dit-il. Ce n’est pas souvent que je rencontre mon ami Ali au café.

        Ali avait su rester sobre, malgré les tentations. Un kir de temps en temps, certains dimanches, « pour bien commencer la semaine ». Jamais de tiercé, jamais de filles. Un saint. Et qui lisait sur les visages. Sur celui d’Abderrahman en tout cas, le jeune homme en était convaincu. Il se félicita d’avoir renoncé à ce cambriolage. Comme ça Ali ne verrait presque rien.

        – Tu as décroché la timbale, mon frère ?

        Il sourit bêtement au saint. Il ne connaissait pas l’expression. Jamel traduisit :

        – On dirait que tu as trouvé du travail.

        Tous deux regardaient le paquet de prospectus.

        – Tu as vu ce que tu distribues, Abder ? demanda Jamel en imitant l’air fâché d’Ali quand il critiquait.

        – Je m’en fous, dit Abderrahman honteux. Il venait juste de déchiffrer le texte des prospectus : Grande quinzaine du porc. Ça ne le fit pas rire.

        – C’est la vie, ajouta-t-il.

        – Une vie de merde, dit Ali, l’air fâché. Je te félicite.

        Abderrahman but son pastis à petites gorgées, mais d’un seul coup. Il voulait se soûler. Après tout, il obéissait à Clotilde. Il était en bonne compagnie. Il pensa même ramener Ali et Jamel à la maison. Une idée de type déjà un peu gris. Passe encore pour Jamel, mais Ali était forcément attendu chez lui.

        – Si tu veux, dit Jamel, je vais t’aider.

        Il comprit qu’il parlait toujours des prospectus, et refusa d’un geste.

        – Tiens, mais voilà ton copain Majid, dit Ali.

        Abderrahman faillit s’étrangler. Et, par-dessus la houle des têtes et des épaules, derrière la vitre poussiéreuse, vit Majid, qui approchait, sondant d’un œil inquiet l’intérieur du café.

        – C’est pas mon copain, dit-il, tout en pensant pour la première fois que si Majid était en retard, c’était peut-être qu’il avait des ennuis.

        Et il éprouva soudain, par transfert, un douloureux sentiment d’insécurité.

        Jamel n’arrangea rien.

        – Il est suivi, dit-il.

        Ça y est, frémit Abderrahman, c’est la catastrophe. Il n’avait rien à se reprocher. Mais Majid ? Or les immigrés sont solidaires. Qu’ils le veuillent ou non. Même ceux qui font tant d’efforts pour se démarquer, ils sont solidaires au fond de leur cœur.

        Voilà ce que se disait Abderrahman tandis que Majid continuait d’approcher, l’air de plus en plus sinistre, sans regarder derrière lui.

        Il aurait vu, à un jet de pierre, un homme d’une trentaine d’années, un roumi, marchant à la même vitesse dans la même direction.

        – Ce type, je le connais, ajouta Jamel, c’est un flic.

        – Majid est un garçon raisonnable, dit Ali, qui pourtant n’avait pas touché à ses lunettes.

        Lui aussi paraissait troublé.

        – C’est la catastrophe, se répétait Abderrahman. Formule pas assez magique pour le transporter instantanément dans les bras de Clotilde.

        – Il s’appelle Vasseur, compléta Jamel.

        Majid aperçut enfin Abderrahman. Il lui jeta un regard furieux et désespéré, longea la vitrine, entra dans le café, mais au lieu d’aller vers eux se figea devant le comptoir du tabac, d’où il continuait à lancer des œillades tragiques. Abderrahman se faufila derrière lui.

        Majid acheta des cigarettes, récupéra sa monnaie, et quitta le comptoir, frôlant Abderrahman à qui il glissa :

        – C’est la catastrophe. Je rentre à la maison. Je te téléphone chez Lahcen.

        Sur le seuil, il croisa Vasseur qui entrait, un jeune blond rougeaud à l’odeur acide. Abderrahman acheta un timbre, Vasseur des chewing-gums, et il sortit. À quelques dizaines de mètres, Majid continuait vers le square, et le flic reprit sa filature.

        Avec ses joues rouges sur fond blanc et sa moustache insuffisante, il ressemblait moins à un flic qu’à un garçon boucher. Du coup, Abderrahman se souvint des prospectus. Ce Majid ! Il aurait quand même pu lui trouver mieux !

        – Il t’a parlé ? demanda Jamel.

        – J’ai rien compris, dit Abderrahman.

        – Mes amis, je vais vous abandonner, dit Ali.

        Il finit son coca, serra les mains, et partit.

 

(À suivre.)

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F
Personne ne commente ici ?<br /> J'ai attendu d'avoir du temps pour prendre le texte à son tout début.<br /> Il y a des trucs drôlement bien tournés ici... :) j'aime particulièrement "et ses cheveux lui faisaient une casquette chaude" mais pas que.<br /> donc à suivre.
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