L’œuvre d’une vie

Publié le par Louis Racine

Alan Bathurst, Le monde est flou.

Alan Bathurst, Le monde est flou.

 

Il n’eût pas su dire si ses parents l’avaient acheté ou hérité, s’il les avait précédés dans la maison, s’il y avait été introduit par hasard ou par la générosité d’autrui – du peintre lui-même ? Il n’avait commencé qu’assez tard à se poser ces questions, un jour de 1981 où, revenu sur les lieux de son enfance, désertés par la mort de sa mère, avec l’intention de s’y établir pour sa retraite, il avait redécouvert – et simplement découvert – le tableau. Sa présence dans l’escalier qui menait au grenier lui était familière, comme un lointain souvenir de ses jeunes années ; mais jusqu’alors il en avait ignoré la matière, le contenu. Désormais sa taille d’homme et sa liberté de circulation lui permettaient d’explorer du toucher et du regard cette surface sombre, à la fois lisse et rugueuse, dont les aspérités ne retenaient les doigts que pour de fugitives et presqu’imperceptibles caresses.

Aussitôt, il l’aima. Il l’aima comme un être vivant. Il le connaissait à peine, et le respectait au point de ne pas oser, pour l’examiner, l’emporter dans un endroit mieux éclairé, plus douillet ; préférant rester debout de longues heures sur les marches branlantes à scruter chaque pouce carré de toile, résoudre chaque énigme, aidé seulement de la lueur jaune et maigre que répandait dans la cage close de l’escalier l’ampoule du plafonnier. Il se permit tout juste de le dépoussiérer, en usant de précautions archéologiques, et sans du reste obtenir le résultat souhaité.

Chaque jour, il lui rendait ainsi visite, s’étonnant des ténèbres de la veille. Comment n’avait-il pas remarqué ce personnage, minuscule, certes, mais à l’expression saisissante, cette maison en ruines près du ruisseau, ce chien assis devant ce qui semblait une auberge ? Chaque jour il notait de nouveaux détails, s’en émerveillait ; mais en éprouvait aussi une sensation qu’il s’expliquait mal, à peine assez désagréable pour retenir son attention, et qui le cédait l’instant d’après à la joie d’une nouvelle découverte. Même, le sens, l’organisation du tableau se modifiaient avec le temps ; la dimension humaine paraissait l’emporter peu à peu sur l’élément naturel. Le village représenté, et ses habitants, gagnaient sur la campagne environnante ; des maisons apparaissaient à travers les arbres, une tache de couleur, négligée sans doute avant cet instant, s’avérait un beau jour abriter un groupe d’hommes ; dans les collines du fond, sur le cours supérieur du fleuve, un pont surgissait du brouillard.

À mesure qu’il avançait dans l’exploration du tableau, son admiration pour le peintre grandissait. Il chercha en vain dans le fouillis des formes et des couleurs la signature de l’artiste incomparable qui, sur une surface modeste, avait su figurer une telle pléthore d’objets ; c’était le travail d’une vie, ou peu s’en fallait. Le tableau y perdait en clarté ; mais de devoir désormais l’étudier à la loupe ajoutait à son plaisir secret. Il ne prenait pas garde que les sensations de gêne qui accompagnaient cette investigation, toutes insignifiantes qu’elles étaient, s’amoncelaient au même rythme que les joies qu’il y puisait. Elles finirent par s’agréger en un malaise profond et constant, qui atteignit son paroxysme à la faveur des circonstances suivantes.

Un matin qu’il examinait une partie déjà familière du tableau, et qui montrait une mosaïque de champs cultivés, limitée sur un côté par un rideau d’arbres derrière lequel il distinguait vaguement le clocher d’un village voisin, il se sentit soudain perdu ; pourtant les champs, les arbres, le village à peine suggéré, tous ces éléments semblaient à leur place. En proie à une douloureuse inquiétude, il fixait le réseau des haies de séparation, quand il s’avisa d’un changement dans leur disposition. Et, subitement, ces lignes noires remplirent à ses yeux une autre fonction ; elles devinrent des chemins goudronnés, délimitant des rectangles égaux au centre desquels il croyait voir des toits gris. Sa conviction se renforçait à chaque seconde : c’était là un ensemble de pavillons modernes ; il lui sembla même apercevoir, garée devant l’un d’eux, une voiture rouge ; mais elle s’effaça presque aussitôt.

Il lui était déjà arrivé d’attribuer aux caprices d’une vue sérieusement éprouvée par cet exercice quotidien, et d’une imagination qu’il savait fertile, des incidents parfois pénibles, quand il ne parvenait pas à retrouver un détail qui l’avait frappé quelques jours, voire quelques heures auparavant, ou quand un autre lui sautait brusquement aux yeux, avec une évidence qui rendait incompréhensible son aveuglement passé, et jurait avec l’opacité embrumée de l’ensemble ; et il n’était pas rare que ce nouveau détail fût précisément de ceux qu’un jour ou l’autre il ne reconnaissait plus. Comment ne pas chercher à interpréter ces fines maillures, ces contours flous, et comment ne pas s’exposer au risque de leur donner, d’une fois sur l’autre, des significations différentes ? Des expressions qu’il avait pu lire sur certains visages – de la taille d’un petit pois – lui échappaient, parfois remplacées par d’autres. Ce jeu de formes et de teintes permettait une infinité de combinaisons.

Néanmoins, ce jour-là, aucun raisonnement ne sut vaincre sa stupeur. Est-ce animé d’un sinistre pressentiment, ou pour en finir une bonne fois avec son innocence, qu’il chercha, de l’autre côté du tableau, la maison en ruines au bord du ruisseau ? Non seulement elle ne s’y trouvait plus, non seulement la pente boisée à laquelle s’accrochaient autrefois les pans rongés de ses murs s’interrompait à mi-hauteur pour s’avancer en une vaste terrasse, mais il y distingua comme la silhouette d’une croix dressée. Une grue. Un chantier. On allait bâtir là un immeuble à étages, quinze peut-être. Encore se fût-il résigné à croire, comme par le passé, à une illusion, si l’idée monstrueuse qui avait commencé de l’investir n’avait bientôt reçu d’éclatantes confirmations. Depuis le temps qu’il fréquentait le tableau, des parcelles lui en étaient bien connues, celle notamment qui, presque centrale, un peu décalée vers le bas, représentait l’enchevêtrement des rues étroites du village, les alignements irréguliers de maisons ; là les gris dominaient ; à mesure que l’on gagnait la campagne alentour, ils se muaient subtilement en verts, en ocres. Une touche plus vive, parmi cette monotonie, n’eût pas manqué d’attirer son attention dès le premier jour. Et pourtant, aux abords du village, apparaissait désormais, avec une cruelle netteté, un rectangle bleu turquoise. Le choc fut si brutal qu’il le fit chanceler. Retenant sa respiration, l’œil pressé contre le verre de la loupe, il distingua l’architecture grêle d’un plongeoir, et les taches claires dispersées sur le pourtour révélèrent leur fonction, vestiaires, guichets, gradins. Il se jeta d’un bond contre le mur opposé, continuant de fixer le tableau sans réussir à maîtriser son trouble. Le village lui apparaissait comme franchement plus étendu, et l’ensemble même, c’était manifeste, avait subi de lentes transformations, jusqu’à ne plus guère ressembler à ce qu’il avait pu voir la première fois.

Il ne se crut pas fou. Il se prouva sa lucidité quand – surpris de n’y avoir pas songé plus tôt – il décida de recourir à une méthode proprement expérimentale. S’interdisant encore de déplacer le tableau (mais retirant quelque joie vengeresse de l’utilisation du flash électronique), il en photographia, morceau par morceau, la totalité ; c’est à cette occasion qu’il découvrit, dans le coin inférieur gauche, la signature longtemps désirée ; il ne put malheureusement la déchiffrer, et remit cet exercice à des jours plus favorables. À ce moment, en effet, le soulagement se mêlait chez lui à une gaieté surexcitée. Il abandonna même son projet initial et porta la pellicule chez le photographe sans attendre d’avoir pris la deuxième série de clichés, tant il avait hâte de confronter les épreuves à la réalité encore future. La jeune fille à qui il eut affaire lui promit pour le surlendemain – le jour exact de ses soixante-cinq ans – les agrandissements demandés.

En sortant de la boutique, il flâna, guilleret, au hasard des rues, passa chez le meilleur pâtissier du bourg commander son gâteau préféré en vue de ce grand jour, rendit visite à une vieille dame de ses amies, but l’apéritif au Café de la Poste, rénové depuis peu, y déjeuna, s’accorda une bonne sieste au jardin public ; il faisait un temps splendide. Sur le soir, rentrant chez lui par le chemin le moins court possible, il croisa le regard d’une très belle jeune fille qui venait à sa rencontre, grande et hâlée, ses longs cheveux mouillés dessinant sur son visage de mystérieuses arabesques. Il rêva d’elle la nuit suivante, se réveilla d’excellente humeur, et passa la journée dehors, décidé de toute façon à ne retourner au grenier que muni des épreuves. Enfin le mercredi arriva.

 

*  *  *

 

La curiosité est un vilain défaut. Elle le savait, et tâchait de dominer la sienne. Tout de même, c’était dur, surtout quand l’habitude du délit venait le justifier. Travailler chez un photographe, dangereuse aubaine ! Et bientôt, il ne se passa pas de jour sans qu’elle ouvrît les pochettes, pour jeter un œil aux photos des clients.

Le coup de fil du vieux bonhomme avait brusqué son désir. Plus que quelques minutes, et il serait dans le magasin ; il avait l’air tellement pressé ! Si elle ne s’autorisait pas très vite une grosse indiscrétion, elle ne saurait jamais ce qu’il pouvait bien prendre un plaisir si évident à photographier – et en demandant des agrandissements, par-dessus le marché. On ne savait pas grand-chose de lui, il ne fréquentait personne du village sauf une vieille amie de ses parents, qui parlait de leur fils unique comme d’un homme charmant, mais ces vieux célibataires timides font souvent, c’est bien connu, d’abominables maniaques. Et on l’avait vu rôder la veille près de la piscine. D’une main experte, elle ouvrit l’enveloppe et fit glisser sur la tablette les photos.

Elle n’eut pas le temps de mesurer sa déception. La porte de la rue s’ouvrit, et sa belle-sœur entra. Elle allait dire quelque chose mais changea d’avis, voyant l’autre se livrer précipitamment à une étrange besogne derrière le comptoir.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? » demanda-t-elle en riant. Elle se pencha sur la tablette, aperçut le nom sur l’enveloppe.

« Ça, c’est drôle ! C’est justement ce type-là... »

Elle prit soudain une expression tragique.

« Renversé par une voiture rue de la République, juste devant la pâtisserie. Il a été tué sur le coup. »

L’autre restait bouche bée. L’espace d’une seconde, elle vit la scène : le vieux bonhomme étendu raide sur le bitume ; son chapeau avait atterri sur le toit de la voiture, une voiture rouge ; elle n’aurait pas pu expliquer pourquoi, mais elle la voyait rouge.

« Pauvre monsieur ! Il venait chercher ses photos. »

Elle les tenait à hauteur de sa poitrine, le regard vide. Puis un frisson la parcourut, et elle les laissa tomber dans la corbeille à papier.

 

Elle n’aimait pas la peinture.

 

 

 

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Publié dans Treize vendredis, 2

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