Le Pays profond, 3

Publié le par Louis Racine

Le Pays profond, 3

 

Je me suis donc aussitôt senti dans une étrange mais incontestable familiarité avec cette jeune fille. Elle de son côté semblait mieux connaître les lieux que moi-même. C’est tout juste si je ne me croyais pas en visite.

« Mais je vous en prie, entrez. Ce n’est pas la première fois, je crois. »

Ça lui a plu. Je me suis effacé devant elle, et elle a filé droit au salon.

« Wow ! »

Bien que peu séduit en général par ce genre de rhétorique, je ne lui en ai pas fait grief. J’aurais été incapable de reprocher quoi que ce fût au fantôme de Barbara. Ce n’était pas sa faute s’il n’était pas elle. J’ai fermé la porte et rejoint Marie Campistron.

Elle regardait autour d’elle avec ébahissement.

« Qu’est-ce que ça a changé ! Vous avez repeint ? »

J’ai eu un petit rire gêné. J’hésitais à lui dire que le bricolage ou la déco et moi... Je ne voulais pas dévoiler trop tôt mes batteries, préférant faire durer cette période intermédiaire, voir venir, en quelque sorte. Ne pas précipiter les choses, ne pas brûler les étapes. Et d’ailleurs ce petit rire a suffi à la renseigner.

« Vous êtes pas très manuel, c’est ça ? Mais qu’est-ce que ça a changé ! C’est à la fois plus grand et plus petit. Et surtout plus clair. Avant, y avait plein de meubles, c’était archi encombré. En même temps...

– Ça fait cinq ans. »

Ce n’est pas ce qu’elle avait en tête.

« Aucun rapport. »

Limite vexée. Puis, retrouvant le sourire :

« Je suis venue vous proposer mes services. »

Son année terminée – elle était en première, ses épreuves de français s’étaient bien passées, merci –, elle cherchait un petit boulot pour juillet, celui sur lequel elle comptait était tombé à l’eau, alors elle s’était dit ce monsieur tout seul dans cette grande maison, peut-être qu’un peu de ménage et de repassage ? Elle ferait ça très bien, je n’avais pas beaucoup d’affaires, c’est ce qu’elle avait remarqué tout de suite, en plus elle connaissait la maison comme sa poche, elle y avait si souvent joué enfant.

« Ah ! et puis je venais aussi vous inviter à prendre l’apéro demain soir chez mes parents. »

Elle parlait d’abondance. Ça m’arrangeait, parce que sa voix, agréable au demeurant, était très différente de celle...

« Pourquoi pas ?

– L’apéritif ou moi ?

– Les deux. Mais vous ne feriez que quelques heures.

– Et les courses ? Et la bouffe ? Ça ne vous dirait pas de trouver votre repas prêt tous les soirs en rentrant du travail ?

– Je n’ai pas les moyens de vous employer à temps plein.

– Vous rigolez ? J’ai largement assez de deux heures par jour pour tout ça. Dix heures par semaine, à sept euros cinquante de l’heure, vous voyez, je ne suis pas chère, ça me fera deux cent vingt-cinq euros pour les trois semaines qui restent, je peux baisser à deux cents. Mais peut-être que vous allez prendre des jours en juillet. »

Elle pensait à tout.

« Non, j’ai posé mes congés en août. »

J’avais du mal à me concentrer. La proposition tenait de l’aubaine. Deux cents euros, c’était une somme, mais ça les valait largement, et puis je n’étais pas avare, n’est-ce pas ? Quelque chose pourtant luttait en moi contre mon désir d’accepter. Au délicieux frisson qui se propageait dans tout mon corps se mêlait une sensation discordante, une forme d’oppression. D’un regard circulaire, Marie parcourait mes étagères, mes bibelots, la table basse où trônaient la bouteille de whisky et mon verre encore plein. Elle n’a rien manifesté de particulier, elle attendait ma réponse.

« D’accord. Vous pouvez commencer lundi ?

– Génial ! »

Maintenant elle était pressée de partir. Je l’ai raccompagnée. Sur le seuil, cependant, elle s’est retournée.

« C’est qui cette Barbara ?

– Une vieille amie. Je vous expliquerai.

– Vieille ? »

Elle souriait, mi-amusée mi-scandalisée. La ressemblance m’a point le cœur.

« Ça fait longtemps que je ne l’avais vue.

– Avais ? »

Bon, on n’était pas à l’oral de français.

« Que je ne l’ai pas vue, pardon. C’est le whisky.

– On en a ! Demain sept heures ? »

Elle a dévalé le perron, franchi le portillon, s’est retournée une dernière fois pour me lancer un « Bonne soirée ! » simple et joyeux, assorti d’un petit signe de la main, et elle a disparu derrière la haie.

 

 

Non, je n’ai pas fini la bouteille. Il en est resté un fond. Je m’étais écroulé avant, sur le canapé pas même déplié, et c’est là que j’ai dormi, tout habillé, le lampadaire allumé, les volets relevés, et alors ? Je vivais comme je l’entendais. Je ne dérangeais personne.

Je me suis réveillé vers neuf heures, migraineux, nauséeux, tu parles, un peu content de moi quand même car j’avais résisté à la tentation de rechercher parmi mes vieux films celui où l’on voyait Barbara. J’aurais sûrement fini la bouteille. Et peut-être entamé celle que j’avais achetée à la supérette voisine. Étonné d’en trouver là de cette qualité et à ce prix.

Une douche, une petite compote, je savais d’expérience que ça passerait tout seul, une canette de Perrier, pour le café on attendrait, et j’ai repris mes rangements.

Autant le week-end précédent j’avais été efficace et inspiré, autant ce jour-là j’ai ramé, mou, flageolant, incapable de m’organiser rationnellement, de prendre la moindre décision sur ce qui devait aller où. La place ne manquait pas, c’était ça le problème. J’ai tourné une demi-heure avec une affiche dans les mains sans lui trouver de point de chute. Pas dans la chambre froide, quand même ! Au fait, je n’y étais pas retourné depuis un moment. À croire que je commençais à m’y habituer.

L’épais ruban de la pâte du temps n’en finissait pas de s’écouler, de ramper veux-je dire, moins j’en faisais plus il devenait dense et lourd et lent, j’avais l’impression que si je m’étais carrément immobilisé il en aurait fait autant, alors je m’activais, façon de parler bien sûr. Seul moment de relative satisfaction, j’ai réparti ma collection de voitures dans diverses pièces (à l’exclusion de celle que vous savez), y compris la salle de bains. C’était mieux que de les regrouper dans une vitrine. Plus original. J’ai essayé de les assortir au décor, peu fouillé pourtant. D’où l’étonnement de Marie par rapport à ce qu’elle avait connu. Le propriétaire avait dû faire repeindre tout l’intérieur après le départ des derniers occupants.

Vers les deux heures, je me suis résolu à me préparer à manger. Là aussi, j’ai pris mon temps, sans que les aiguilles tournent plus vite. Je me suis confectionné un bon petit plat maison, un cordon-bleu de compétition, pas léger léger, arrosé en outre d’un viognier joliment gouleyant, un coup à faire la sieste, ce serait toujours ça de gagné. Hélas ! impossible de fermer l’œil. J’étais trop agité. Je me suis relevé, et j’ai fini de ranger mes voitures. Il m’a bien fallu une heure pour les caser toutes. La Corvette ’53 m’a donné du fil à retordre, je trouvais qu’elle n’allait nulle part. Ah ! et puis j’ai réparé la GTO. En fait, Marjorie n’avait pas causé de trop gros dégâts. Je le lui dirais à l’occasion. Quand ? Pas avant un bon moment, pour sûr. Je n’allais pas l’appeler pour si peu. Presque dépité, je l’admets, de n’avoir pas plus à lui reprocher. Mais bon, on ne va faire de la psychologie de supérette.

J’étais justement en train de penser ça quand mon portable a vibré. C’eût été incroyable que ce fût elle ! Mais non, c’était Jef, qui voulait savoir où j’en étais concernant mon mur. Je l’ai gentiment envoyé paître : j’avais eu d’autres soucis. Mais je n’étais pas au bout de mes peines. Il s’était mis en tête de venir courir près de chez moi le lendemain matin, le coin lui avait plu, accessible en RER en plus, il en profiterait pour passer me saluer sur le coup de neuf-dix heures. Je serais levé ? Je lui offrirais bien un café ? Attention, il ne resterait pas jusqu’à l’apéro ! Sauf si j’insistais !

« Écoute, Jef, t’es sympa, mais comme je te le disais la maison est encore en bordel, j’aimerais continuer à ranger pour avoir fini avant les vacances.

– Les vacances ? Tu les prends en août. Dans trois semaines !

– Ça va passer très vite.

– T’as pas tant de bazar que ça ! La vérité c’est que tu préfères qu’on te fiche la paix. C’est ton droit, mon pote. T’as qu’à le dire franchement. On le sait, que t’es un solitaire. J’étais comme toi, à une époque. Tant pis, tu connaîtras pas Béatrice.

– Qui ça ?

– Ma nouvelle copine. On court ensemble.

– C’est bon, passez. Je ne suis pas un ours, quand même.

– Même pas un ours polaire ? Je rigole. Mais d’accord, on passera. On t’embêtera pas longtemps. C’est de ta faute, aussi, t’avais qu’à pas acheter une baraque en bordure de forêt. Et encore t’as de la chance, tu pourrais avoir une piscine, le week-end tu verrais tous tes copains débarquer.

– C’est à dire pas grand-monde.

– Tu t’en ferais des tas d’autres, et vite, tu peux me croire.

– Alors que… ?

– Essaie de garder ceux que t’as déjà ! Je rigole. »

Il a raccroché. Je tremblais comme une feuille. Si j’avais émigré en grande banlieue c’était par goût de la tranquillité et de la liberté, et voilà que je me sentais pris au piège.

 

 

Quand j’ai vu qu’il était déjà six heures et demie, j’ai presque eu un moment de panique. J’ai tout laissé en plan pour me doucher et m’habiller vite fait. Résultat, j’étais à peu près présentable. À peu près seulement, et je déteste ça. Mais ce qui m’a le plus perturbé, c’est que je me suis rendu compte que j’allais arriver chez les Campistron les mains vides. À un moment j’avais envisagé de faire un crochet par le mini-centre commercial, histoire d’acheter un truc à apporter, des fleurs ou une bonne bouteille, et puis ça m’était sorti de l’idée, enfin je ne savais plus, toujours est-il que je me sentais mal de me pointer comme ça. Et je n’avais plus le temps de bricoler un truc maison, qu’est-ce que ça aurait pu être d’ailleurs ? Une de mes voitures ? Un bouquin reçu en cadeau et qui avait encore sa gommette de discrétion ? Mais on n’offre pas un livre à des gens qu’on ne connaît pas, encore moins un modèle réduit à des gens qui probablement n’y connaissent rien.

Je me suis remonté le moral comme j’ai pu, en buvant une petite lampée de whisky, vraiment petite, après quoi je me suis rincé la bouche et me suis amendé l’haleine aux tic-tac. Avec tout ça il était sept heures passées, je me suis dépêché de sortir et de fermer, heureusement c’était à deux pas, arrivé devant le portillon des voisins je n’ai pas trouvé la sonnette, alors je suis entré, j’ai suivi l’allée, gravi les marches du perron jusqu’à la porte et, comme je levais la main pour sonner, je me suis figé.

Derrière moi, j’entendais comme des bruits de conversation. Des cyclistes, des joggers à l’approche ? Je me suis retourné. Non, personne en vue. Et cependant ces éclats de voix, mêlés peut-être de quelques rires, étaient bien audibles.

J’ai cru que mon corps se vidait de son sang. Ils venaient de chez moi.

 

(À suivre.)

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