Le Pays profond, 13

Publié le par Louis Racine

Le Pays profond, 13

 

Ma journée finie, j’ai fui sans presque dire au revoir à Samantha, en tout cas sans lui faire la moindre proposition, indécente ou pas. Elle a eu sa moue comique d’enfant contrarié, sans doute elle aurait voulu que je lui raconte mon après-midi avec Germain, et je m’étais moi-même attendu à un débriefing dans le bureau du patron, mais il recevait les Polonais, ce qui fait qu’elle n’était pas près de partir, quant au fils il n’avait pas traîné, il avait l’air pressé, avec ça plutôt souriant, non que nos relations se fussent du tout améliorées mais parce qu’il pouvait enfin foutre le camp et qu’il allait passer une bonne soirée, lui.

J’ai tracé à grands pas vers la station du RER, jamais je n’avais montré une telle hâte à rentrer chez moi, même depuis que j’habitais à perpète, j’aimais bien au contraire, surtout aux beaux jours, prendre un verre en chemin, seul ou en compagnie d’habitués que je connaissais moins encore qu’ils ne se connaissaient entre eux, mais ce jour-là cette éventualité m’a franchement rebuté, j’aurais bien assez du trajet pour gamberger et, probablement, broyer du noir. Ma précipitation me tenait lieu de dynamisme. Rien qu’à tricoter des deux fuseaux, je me rechargeais en énergie positive.

Comme par hasard, la rame est arrivée tout de suite, une que je ne prenais jamais, avec des voyageurs nouveaux, au début elle était bondée et on suffoquait dans la moiteur des transpirations et le fumet des cosmétiques, qui souvent les distinguait mal de produits d’entretien, mais peu à peu la décompression générale a rendu aux thorax leur forme habituelle, offert aux fesses contractées des sièges reposants quoique surchauffés et les fenêtres ouvertes ont laissé entrer de l’air moins empuanti que celui des souterrains ou des surfaces à embouteillages.

Je repensais à la moue de Samantha. Ainsi, une femme de trente-cinq balais pouvait trouver séduisant de jouer les bébés, mais on jugeait malsain mon regard sur une ado qui me rappelait seulement un amour de jeunesse des plus chastes !

Faut pas déconner, merde !

J’avais parlé tout haut, ce qui a fait marrer le black assis en face de moi. Lui au moins ne se murait pas dans l’indifférence.

Je n’y tenais pas spécialement, mais bien sûr l’après-midi avec Germain s’est représentée à mon esprit et je lui ai accordé l’attention nécessaire avant que son souvenir ne me prenne en traître. Je ne m’en étais pas trop mal tiré, finalement. Comme le gamin était motorisé, je l’avais chargé de faire la tournée des franchisés du secteur pour leur livrer le prototype de notre nouveau modèle, dont le lancement était prévu en septembre. C’était quand même mieux que de l’envoyer s’acheter des albums à colorier. En son absence, j’avais éclusé la moitié du boulot qui me restait pour la semaine. Il était revenu légèrement moins morose, je l’avais envoyé à la comptabilité se faire rembourser ses frais de carburant, je me disais qu’à sa place j’aurais apprécié un chef comme moi, mais pour l’instant nos relations restaient tendues, et je n’étais pas sûr d’avoir été bien inspiré de lui parler de Marie.

Il avait raison sur ce point : mon principal adversaire, c’était le père Campistron. J’avais assez envie de lui voler dans les plumes, sur le mode Si t’as quelque chose à me dire, commence par m’en parler au lieu d’aller me dénoncer à mon patron. Ma colère se redoublait de ce que ce mec fût si jovial. Décidément, je n’avais pas la chance d’appartenir à cette catégorie de gens heureux, sûrs d’eux et qui plaisent à tout le monde. J’ai essayé de me raisonner : il avait bien le droit d’avoir des amis, fussent-ils dirigeants d’entreprise, et à sa place j’aurais agi comme lui. Mais ce qui me retenait de péter les plombs, c’est que je ne voulais pas donner corps à l’accusation. C’est aussi pourquoi je n’avais pas appelé Marie. En même temps, il m’était impossible de traiter la chose par le mépris, ou à la rigolade. J’avais été offensé. Et qui plus est de manière sournoise.

Les salauds !

Le black en face de moi s’est levé. Il était arrivé à destination. Avant de descendre, il a posé une main sur mon épaule. Il était jeune, la trentaine, calme, souverain.

« C’est parfois dur la vie, hein ? »

Et, sur un dernier sourire, il m’a quitté.

 

 

Il faisait encore très chaud quand j’ai pris le raccourci piétonnier entre la gare et le quartier résidentiel où j’avais décidé de m’établir sans soupçonner l’accumulation de problèmes que cela me vaudrait. Le ciel s’était couvert, l’orage menaçait. J’avais décidément bien fait de me dépêcher.

Je m’étais préparé à toute éventualité, notamment que Marie fût déjà partie, ou même ne fût pas venue. Ou encore ait foutu le feu à ma baraque. J’avais conservé de mon enfance cette superstition que, ce que l’on prévoit ne se réalisant jamais, mieux valait être pessimiste. Quand j’ai vu de loin mes fenêtres éclairées, j’ai eu un sursaut de joie, immédiatement suivi d’un spasme d’angoisse. Le moment était venu de s’expliquer. Ou pas.

La porte était verrouillée, et l’espace d’un instant je me suis imaginé que Marie était partie en laissant la lumière allumée, mais elle m’avait entendu et elle a surgi devant moi juste comme j’entrais.

Cette fois, elle portait des chaussures à talons plats, mais une mini-jupe plissée grise et un genre de pull très fin et moulant couleur coquelicot.

« Tu t’enfermes ?

– C’est plus prudent.

– Certes. »

Il ne pouvait pas lui échapper que je faisais des efforts désespérés pour ne la regarder que dans les yeux, quitte à fermer les miens ou à les détourner.

« Mais hier aussi, vous avez déjà oublié ? »

Le temps que je comprenne (la veille, j’avais trouvé la porte verrouillée, sans m’en étonner), elle était passée dans la cuisine, d’où émanaient des senteurs bien appétissantes.

« Vous rentrez trop tôt, c’est pas tout à fait prêt. Comme j’avais un peu plus de temps aujourd’hui, je vous ai fait de l’axoa.

– De la Shoah ?

– C’est pas drôle. »

Et elle fronçait les sourcils, sans se rendre compte à quel point elle était bouleversante. Moi, je ne savais plus où me mettre, incapable d’assumer mon jeu de mots même involontaire (si exceptionnellement je m’étais autorisé un calembour, je me serais interdit celui-là). Bon, elle a senti ma détresse et, retrouvant le sourire :

« Vous ne connaissez pas la cuisine basque ? Toute une éducation à refaire. Ah ! j’y pense, mon père aimerait que vous alliez le voir. »

L’heure de la confrontation avait sonné.

« Il vous a dit pourquoi ?

– Non, mais allez-y maintenant, pendant que je termine. Dites-moi juste comment ça s’est passé avec mon ex.

– Ça s’est passé. »

 

 

Je n’avais pas trente mètres à faire, ça m’a suffi pour imaginer tout un dialogue. Le plus difficile serait de ne jamais glisser la moindre allusion aux choix vestimentaires de Marie.

C’est papa Campistron qui m’a ouvert.

« Déjà rentré ? Vous avez des horaires de fonctionnaire. »

Comme il l’était lui-même, j’étais censé trouver la plaisanterie spécialement spirituelle.

« Je ne vais pas vous retenir longtemps. Il est arrivé quelque chose pour vous. »

Et il m’a désigné un carton long et étroit debout contre un mur.

« Séverine était dans le jardin. Elle était contente de vous rendre service, et le livreur, de se débarrasser.

– Vous êtes sûr que c’est pour moi ? »

En même temps que je posais la question, la réponse m’est venue. La forme, le poids, et pour finir l’étiquette, tout concordait.

« C’est fou, ça ne fait pas vingt-quatre heures que j’ai commandé ça d’un simple clic.

– Fallait pas. Je vous aurais dépanné. J’ai même mieux.

– Vous savez ce que c’est ? »

Il a cligné de l’œil.

« Je vois à travers les emballages. Non, je rigole. J’ai deviné. Surtout à cause du déséquilibre. Et puis j’ai vérifié la référence sur Internet. »

Il était fier de lui. Y compris de son indiscrétion, et de l’aveu qu’il m’en faisait.

« Je suis client moi aussi, sinon je me serais pas permis. »

Tout ce que j’ai trouvé à dire, c’est :

« Votre fille aurait pu me l’apporter.

– C’est bien de se voir et de causer. Alors, il paraît que Marie ressemble à une ancienne amie à vous ? J’espère que vous nous raconterez ça un jour. En attendant, elle vous donne satisfaction ?

– Elle est parfaite.

– Bien sûr, c’est ma fille. Merci de la laisser partir à l’heure.

– Non, mais hier c’était exceptionnel.

– Je rigole. »

Il n’avait pas cessé de sourire de toute notre entrevue. Je n’étais pas certain de pouvoir en dire autant.

 

 

Marie ne m’a pas interrogé sur ce que je transportais. Elle est partie en me faisant la bise, et s’est éloignée d’un pas tranquille. J’ai suivi des yeux son obsédante silhouette, quelques secondes, pas plus. Tous les voyants de mon système d’alarme clignotaient, et une sonnerie a retenti, celle de mon portable. C’était Jef.

« Ça y est ? T’es disponible ? J’ai du bol, alors. »

– Oh ! Jef ! »

J’ai réprimé un sanglot. Me ressaisir. Le ton enjoué du rescapé m’y a aidé. Il allait bien, il sortirait vendredi. Non, pas de séquelles. Mais non, il ne m’en voulait pas ! Je n’y étais pour rien. Je ne m’étais pas beaucoup manifesté ? Il savait par Béatrice que j’étais débordé.

Je lui ai dit pour la fenêtre. Il jubilait.

« C’est de ça que je voulais te parler. Écoute, j’ai rêvé un truc dingue. On défonçait ton mur, et derrière... »

Il s’est interrompu.

« Excuse-moi, j’ai des restes de fatigue. Donc, derrière ton mur, y avait tout un territoire, mais immense, tu vois ? Comme un autre monde à la place du monde réel. Et ça s’appelait le Pays profond. N’importe quoi, hein ? Mais t’imagines pas la force de cette vision. J’en suis encore tout retourné. Ça me fait du bien de t’en parler.

– Je comprends. Tu me la poseras, la fenêtre ?

– Je veux, gars ! Allez, bonne soirée ! Prends soin de toi.

– C’est toi qui me dis ça ! »

J’ai déballé la masse achetée sur Internet. Nous vivions dans un monde où on pouvait se faire livrer ce genre de chose en quelques heures et trouver un whisky haut de gamme à la supérette du coin.

J’ai dîné rapidement. Le plat basque était délicieux. Cuisine de caractère. Je n’en ai pas laissé une miette. Incapable de détacher mon regard intérieur de la silhouette de Marie s’éloignant, s’éloignant.

Après le repas, je suis monté à l’étage et, revêtu de mes habits les plus chauds – là aussi, sans doute, il allait falloir investir – je suis entré dans la chambre froide.

Le premier coup a été décevant. Mais, peu à peu, j’ai gagné en efficacité, une brique est tombée, puis une autre, bientôt j’ai pu agrandir le trou à la main et atteindre la couche extérieure. Enfin, d’une grande volée, toute mon énergie concentrée dans un bloc de fonte, j’ai percé cet ultime rempart.

Aussitôt un jet de lumière aveuglante a jailli dans la chambre.

 

 

 

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C
Je m'en doutais! A suivre, non? Garçon, la suite!!
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