Le Pays profond, 10

Publié le par Louis Racine

Le Pays profond, 10

 

Qui pouvait bien se trouver à m’attendre en sa compagnie ? Avec le recul, ça me semble assez prévisible, mais sur le coup la surprise a été si brutale que j’en ai laissé tomber mon dossier. Et me voilà à quatre pattes à en rassembler les feuillets éparpillés sur le seuil et à saloper mon œuvre. Malgré mes efforts pour paraître calme et détendu et surtout pour être efficace, je faisais n’importe quoi, je voyais le moment où j’allais rouler-froisser le bazar et le lancer au boss, une grosse boulette c’eût été, mais pour ajouter encore à mon malaise ils me sont tous les deux venus en aide, son fils et lui.

Oui, Germain et son père.

Comme je tentais laborieusement de vérifier l’ordre des pages, je me suis entendu reprocher de n’avoir pas pris la précaution de relier mon rapport, Vous aviez tout ce qu’il faut à la documentation, sentant la honte me picoter le crâne et les joues à cette évidence que j’en aurais largement eu le temps si j’y avais songé au lieu de respecter une heure limite arbitraire et d’aller faire mon intéressant dans les étages.

Sans un regard pour ce que je lui remettais, le patron l’a déposé sur son bureau, d’un geste à peine plus élégant que la chose en question. Je contemplais mes feuillets de guingois, certains cornés ou tachés ou les deux, de douloureuses réminiscences d’humiliations scolaires me sont revenues, et, dans la foulée, des souvenirs de cours de récréation où de jeunes tyrans faisaient régner la terreur. Je n’étais pas loin d’identifier Germain à l’un d’eux. Je l’observais à la dérobée. Lui ne dissimulait pas sa gaieté, pas plus que mon patron, qui m’a présenté son fils avec un grand sourire.

« Vous vous connaissez, je crois ?

– Un peu. »

On s’est serré la main. Il semblait lancer des œillades à un public invisible. On aurait dit que Groseille et Parenty étaient planqués dans un coin.

« Vous vous étonnez sans doute de le rencontrer ici. Je vais vous expliquer. Mais d’abord il a quelque chose à vous dire. »

Le môme lui a jeté un regard ambigu, où l’aigreur le disputait à la complicité. Puis, baissant les yeux comme pour inspecter la moquette, il a débité d’un trait une formule d’excuse tellement convenue que je l’ai comprise sans vraiment l’entendre, et qu’elle valait une insulte.

« Mieux que ça », a dit son père.

« C’est bon, je me suis excusé.

– C’est bon, ai-je renchéri, il s’est grave excusé. »

Je faisais mon mariole, mais mon rythme cardiaque était monté à cent quarante au moins. Que savait exactement mon patron de ce dossier-là ? Avait-il vu la vidéo ? Ou, sans l’avoir vue, en connaissait-il le contenu ?

« Mieux que ça », a-t-il répété.

Cette fois j’ai eu droit à des précisions.

« Excusez-moi, j’aurais pas dû m’incruster dans votre jardin, c’était pas cool.

– L’incident est clos, ai-je répondu. Du moment que vous me promettez de ne pas recommencer. »

Consultation muette du daron par le fiston, acquiescement du premier, promesse du second. Le tout bien mécanique et farcesque.

« Parfait », s’est félicité le père. « Autant partir sur des bases saines. »

Partir ?

« Germain va travailler chez nous comme épisodique jusqu’à la fin du mois. Je vous laisse deviner lequel de mes collaborateurs m’a paru le plus apte à lui servir de référent.

– Merci. C’est un grand honneur.

– Vous avez toute ma confiance. »

Et, pour justifier sans doute l’évidente mauvaise volonté de l’ado :

« À l’origine il avait un autre projet, mais il a dû y renoncer.

– Dommage.

– Je devrais être à Los Angeles », a lancé l’intéressé comme un crachat.

« Sincèrement désolé.

– Germain travaillera sous vos ordres, mais je souhaite qu’il voie d’autres aspects de nos activités.

– Je ferai de mon mieux. »

En sortant, je n’ai pu m’empêcher de jeter un dernier regard vers le bureau et la liasse informe qui le défigurait. Le patron s’en est aperçu.

« Et encore merci pour votre rapport. Je vais l’étudier ce soir. »

Ai-je rêvé, ou Germain a-t-il ponctué cette déclaration d’un bref ricanement ?

 

 

Il était sept heures vingt quand je suis arrivé chez moi. J’avais appelé Marie pour lui dire que je serais en retard et qu’elle pouvait disposer, mais j’ai vu qu’elle m’avait attendu, et ça m’a causé ma première vraie joie de la journée. Avec une légère appréhension quand même : il y avait peut-être eu un souci.

Une bonne odeur de bouffe m’a accueilli dans l’entrée. Marie est apparue, venant du salon. Elle portait une petite robe et des escarpins. On n’aurait jamais imaginé qu’elle venait de se taper le ménage et la préparation du repas.

« Rassurez-moi, je ne vous dois que deux heures ? »

Elle a ri de l’hommage, sans cependant protester contre mon autoaccusation de radinerie.

« C’est le premier jour. C’est comme l’appartement témoin. »

Là, j’ai réussi à me dérider. J’ai tenté de faire passer ma précédente mimique pour la marque de l’ébahissement. J’arpentais le salon en m’extasiant bruyamment. Je me suis même entendu proférer un « Wow ! » des plus sincères.

« Attendez, j’ai juste passé l’aspirateur. D’ailleurs j’ai pas trouvé les sacs de rechange.

– J’en rachèterai. Ça a été quand même ?

– Pas de problème. C’était vraiment pas sale. On aurait dit que vous l’aviez passé avant de partir.

– Vous avez fait l’étage aussi ?

– Bien sûr. Pareil, c’était franchement pas crade. Vous voulez monter ?

– Vous avez toute ma confiance. »

Je suis entré dans la cuisine. Mon couvert était mis, une appétissante entrée froide m’attendait, un genre de salade composée, et sur la plaque de cuisson éteinte une casserole protégeait son secret d’un couvercle.

« Y a plus qu’à réchauffer.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Surprise !

– Marie, vous êtes une fée.

– Attendez de goûter.

– Vous ne voulez pas boire quelque chose ?

– C’est gentil, mais en fait je devrais déjà être rentrée. Une autre fois, promis. D’ailleurs vous avez des choses à me raconter.

– ... ?

– Sur Barbara.

– Ah ! oui. Plus tard. Juste un scoop quand même. »

Son visage s’est encore épanoui, comme pour mieux recevoir ce qui ne pouvait être qu’un précieux trésor. Je n’en revenais pas de tant de grâce, de fraîcheur et d’ouverture. J’en avais les larmes aux yeux.

« Ça concerne Germain.

– Bah oui, pour Hollywood c’est mort, il va travailler avec vous.

– Sous mes ordres.

– Je kifferais de voir ça. Bon, je me sauve. Vous me direz pour la bouffe.

– Attendez, je vais vous régler les courses. À l’avenir, vous n’aurez qu’à prendre dans la cagnotte. »

Après son départ, et avant de me mettre à table, j’ai savouré les dernières clartés du jour et me suis promené dans la maison comme si je la visitais pour la première fois. Il y flottait un parfum nouveau, indépendamment de la droguerie, de la cosmétique, de la cuisine et de tout cela ensemble.

« Wow ! »

Une autre chose qu’elle disait : « Bah oui. » Et un autre sujet d’étonnement, qu’aujourd’hui « bah » ait pu déloger « ben » dans tous ses emplois. Résignation et désillusion généralisées. Mais c’était peut-être ce qui chez Marie se muait en acceptation positive.

Comme je passais devant le placard, je n’ai pas résisté à la tentation d’y jeter un œil. Toujours le même froid glacial, toujours l’éclairage blafard du plafonnier. J’ai marché vers le mur, d’un pas décidé, l’absurdité de mon comportement s’accordant aux lieux, en somme. Seul bénéfice de l’opération – même si j’y eusse probablement pensé sans cela –, je me suis rappelé que je devais téléphoner à Béatrice. Encore une chose que j’aurais pu faire cet après-midi plutôt que de dragouiller à la compta.

Les dalles de la terrasse commençaient à restituer la chaleur de la journée. Le responsable n’allait pas tarder à disparaître derrière la forêt. Du côté de chez mon patron. Aucune envie de savoir à quoi ressemblait sa baraque. En revanche, un bon whisky...

J’ai carrément sorti la petite table, une chaise et je me suis installé. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas senti aussi bien. Tout en sirotant, j’ai imaginé diverses façons d’aménager la terrasse, divers types de mobilier. Puis je me suis calmé. Entre trimballer tables et chaises à chaque fois, les laisser dehors au risque de me les faire piquer, les fixer au sol sans être sûr d’en empêcher le vol ni de vouloir encombrer durablement ce petit coin de paradis, j’ai décidé d’attendre, d’autant plus que ces choses-là devaient coûter une blinde.

Je me suis servi un deuxième whisky. Après, promis, j’appellerais Béatrice. Et j’irais déguster mon dîner.

Je portais mon verre à mes lèvres quand mon portable a sonné. C’était Samantha. Elle voulait savoir comment s’était passée l’entrevue avec le patron.

« Désolée, j’ai pas pu t’attendre. Mais je retiens l’invitation à prendre un verre chez toi.

– Même si je suis viré ? Je plaisante. »

Je lui ai raconté. (M’en tenant à l’essentiel.)

« Ça n’empêche pas », a-t-elle dit. « Il peut te jeter après t’avoir exploité une dernière fois. Je plaisante. En vrai, je suis super contente. Bonne soirée, et bonne nuit. Fais de beaux rêves. »

Le soleil atteignait la ligne des arbres. J’ai vidé mon verre et j’ai appelé Béatrice.

« Tu y as mis le temps. Tu as une drôle de voix. Tu t’es enrhumé dans ta chambre froide ? »

J’ai invoqué une journée de dingue, et, en rentrant, de nouveaux coups de fil liés au boulot.

« Tu pouvais m’appeler toi.

– Eh oh ! Trois tentatives, ça suffit, non ?

– J’avoue. Et Jef, alors ? Je n’avais pas compris qu’il avait été opéré.

– Sans ça il serait plus là. Il va beaucoup mieux. Je suis passée le voir en fin d’après-midi. Ils vont le garder toute la semaine. Il est détendu, il faut dire qu’ils n’y sont pas allés avec le dos de la cuillère. Mais il veut absolument te parler.

– De mon placard. Il t’a dit pourquoi ?

– Il est persuadé qu’il a pas toujours été aveugle.

– Ça y est, ça lui reprend.

– Qu’une fenêtre a été murée.

– Dans quel but ?

– À ton avis ?

– Pour empêcher quelque chose ou quelqu’un de sortir ?

– Ou d’entrer.

– Si c’est le froid, c’est raté. Mais comment lui est venue cette idée ?

– Un cauchemar qu’il a fait. »

 

(À suivre.)

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S
ça se poursuit !<br /> J'ai un peu du mal avec le coup de téléphone intermédiaire avec Samantha. J'aurais trouvé plus naturel qu'il soit développé. Les pions se mettent en place !
Répondre
L
C'est vrai, la relation entre ces deux personnages est aussi faite de non-dits. Merci de suivre la partie avec une telle attention !