Le Pays profond, 9
Dans le RER, les gens étaient encore plus sinistres que d’habitude, même un lundi matin. J’admirais cette compétence qu’ils avaient tous d’éviter à leur regard de rencontrer le mien sans pourtant fixer leurs pompes ou fermer les yeux. Mais apparemment j’étais le seul à ne pas m’enfermer dans une bulle invisible. Je n’aime peut-être pas beaucoup mes semblables, s’ils le sont vraiment, mais je ne leur marque pas une telle indifférence. Et ça ne m’empêche pas de gamberger tranquillement dans mon petit domaine intérieur.
Ce matin-là je me posais toutes sortes de questions, je me faisais tout un tas de réflexions sur ma vie, pas tellement côté Barbara, j’avais eu ma dose de nostalgie, mais concernant par exemple cette vidéo, mes rapports avec le voisinage, avec mes collègues, mon patron. Ainsi, il habitait près de chez moi. Mais lui ne prenait pas le RER pour aller bosser. D’ailleurs il venait encore de changer de bagnole. Pourquoi ? Moi qui avais eu et avais encore la passion des sportives des années soixante je n’arrivais pas à m’intéresser à la production actuelle. Pour autant, je me fichais royalement d’accorder la réalité à mes fantasmes. Vous m’auriez offert une petite Flaminia, je n’aurais pas craché dessus, je l’aurais même bichonnée comme il faut, peut-être même que j’aurais dormi dedans, en quête de je ne sais quelle affection, quelle jouissance, des trucs de gamin, difficilement avouables, profitez-en. Mais j’étais aussi bien avec mes modèles réduits. Je les savais a priori décevants, insuffisants, ils ne pouvaient, de temps en temps, que me surprendre en bien. Sans que jamais ma frustration soit jamais vaincue. Transfigurée, simplement. J’étais né trop tard, après le choc pétrolier, après l’ère des belles automobiles. Comment pouvais-je avoir la nostalgie d’une époque que je n’avais pas connue ?
Allons bon ! aurait dit Bathurst, quelle époque as-tu connue ?
Comme je l’ai dit, la période était particulièrement chargée, beaucoup de mes collègues ayant choisi et obtenu de prendre leurs vacances au mois de juillet, par peur de l’affluence j’imagine, ou pour le plaisir de se rencontrer sur leur lieu de villégiature, ce dont je me passais plutôt bien. Les vacances, du reste, je n’avais pas même le temps d’y songer. Je me consacrais tout entier à ce maudit dossier R… que je soupçonnais mon patron de m’avoir confié à titre de test.
Je n’étais pas du genre lèche-cul, je me contentais de faire correctement mon boulot, non, soyons juste, de le faire le mieux possible. Une façon de compenser la médiocrité de mon emploi. Sans aller jusqu’à la maniaquerie, quoi qu’en pensassent mes amis (Marjorie, par exemple, qui jugeait même le mal irrémédiable à mon âge, bientôt quarante ans), j’apportais autant de soin aux plus petites choses qu’aux grandes, et je veillais à rendre des travaux impeccables de bout en bout, dans la forme comme dans le fond. Mais, ce matin-là, tout semblait conspirer contre moi. Ce ne pouvait quand même pas être ma faute si aucun logiciel ni matériel ne daignait m’obéir. Malgré les désordres de la nuit, j’avais l’esprit clair et le geste sûr, et je m’interdisais évidemment de croire à un quelconque châtiment en punition de mes frasques aussi relatives que privées ; toujours est-il que je ne faisais rien de bon. Or, depuis le sermon de l’ascenseur, je m’étais mis en tête de prouver à mon patron que j’étais encore capable de donner satisfaction, là-dessus il y avait eu l’affaire de la vidéo, et à mesure que l’heure tournait et que les difficultés s’amoncelaient je sentais venir le moment où ma belle sérénité allait éclater comme la pastèque sous la dent de l’hippopotame. J’ai redoublé d’ardeur et d’ingéniosité et, vers midi, je commençais d’entrevoir une lueur au bout du tunnel. M’étant fixé comme limite seize heures, un peu plus tôt que mon rendez-vous avec le boss, j’ai estimé que j’avais le temps de déjeuner. Je l’avais bien mérité. Je mangerais léger, sans boire la moindre goutte d’alcool (ma règle au boulot, sauf réception ou pot de départ), je ferais une sieste de vingt minutes (ma spécialité), et ça irait.
Au self, j’ai retrouvé Samantha, qui m’attendait à notre table, et il a fallu que je me vante devant elle d’avoir pu contre vents et marées avancer sur le dossier en question et me fasse fort de damer le pion au patron.
Jamais je n’oublierai son expression. À l’évidence, elle l’aurait volontiers troquée contre une autre, moins désobligeante. Navrée d’avoir l’air navrée. Ce surcroît de pitié m’a anéanti.
« Le dossier R… ? »
Elle s’était penchée en avant et essayait de chuchoter mais déjà plusieurs têtes avaient pivoté vers nous.
« Machuel travaillait dessus. Il a rendu son rapport mercredi. »
Ma réplique m’est venue toute seule.
« Oui, le boss a fait jouer la concurrence. Classique. »
En même temps, je me disais : Machuel est nul ; ça ne me valorise guère.
Alors Samantha, de plus en plus gênée, parlant de plus en plus bas, sauf que maintenant tout le monde écoutait notre conversation :
« Arrête. Tu sais où il est, Machuel ?
Instinctivement, j’ai regardé autour de moi.
« Il ne mange pas souvent ici.
– Arrête. Il y mangeait souvent. Mangeait, oui. Il a été viré vendredi. »
Là, j’ai marqué le coup une poignée de secondes.
« Ah d’accord. Il rend son rapport le mercredi, le vendredi il est viré. C’est bien qu’il était nul. »
En réalité, j’avais parfaitement saisi le message. Samantha n’était pas dupe, et elle y est allée franco. Avec son léger accent du sud-ouest, si peu fait pour les mauvaises nouvelles et qui me rendait la révélation d’autant plus pénible.
« Le dossier R..., le patron en a rien à battre. Tu sais comment ça s’appelle ce qui t’arrive ? »
Je n’ai pas eu le réflexe d’acquiescer. En même temps, ça l’a soulagée de le dire.
« On t’a mis dans un placard. »
Elle avait prononcé si bas ces mots que personne n’avait pu les entendre, mais ça n’était nullement nécessaire. J’ai repoussé mon assiette, bu un peu d’eau et, tout en regardant mes doigts jouer avec mon pain, murmuré :
« Donc, tu étais au courant, et tu ne m’as rien dit.
– Qu’est-ce que j’étais censée te dire ? C’est toi, je te signale, qui m’as parlé le premier de ces pratiques. J’ai pas imaginé une seconde que t’avais pas compris que c’était ton tour. J’étais juste désolée. Je savais pas comment aborder le sujet. Personne a osé. »
J’ai hésité entre lui lancer le reste de mon verre d’eau à la figure, balayer du bras tout ce qui couvrait la table ou renverser carrément celle-ci. Cette indécision m’a sauvé. Et aussi l’image de Barbara chevauchant Frédéric. Comme si c’était mon cou qui fût pris dans l’étau de ses cuisses. Ça m’a bloqué, en même temps que ça m’excitait à un degré inimaginable. Mais surtout ça me donnait envie de pleurer ; l’effet presse-citron ; presse-artichaut, plutôt. Je sentais suinter de moi la tristesse dont j’étais gorgé. Je n’allais quand même pas craquer devant tous ces gens qui n’attendaient que ça.
J’ai fini mon repas, j’ai même mangé le salammbô de Samantha, qui n’y avait pas touché.
Un type bien. Sérieux, droit. Un peu triste, mais fiable. Des soucis en ce moment avec son changement de vie. Est-ce que c’était une raison suffisante pour se débarrasser de lui ? Ça s’appliquait aussi à son patron, non ? Est-ce que c’était une raison pour virer un type fiable ? Et triste, qui ne l’était pas dans cette boîte ? Les trois connards qui rigolaient derrière moi ? Les gens sur qui j’avais cru pouvoir compter et qui me lâchaient le jour même où j’aurais eu besoin d’eux ?
C’est là que j’ai entamé le salammbô, sans presque m’en apercevoir.
« Vas-y, je t’en prie, j’ai plus faim. »
Fiable, fiable. Pas tant que ça. Je réécoutais la bande, je me repassais le film. Les débuts de Samantha, trois ans plus tôt. C’est moi qui l’avais accueillie et formée. Mise en garde, aussi. En effet ! Quelle clairvoyance ! On m’avait trouvé très sympa tous les deux, et très fort. On avait couché ensemble au bout de deux semaines. Une expérience sans lendemain. Je n’y repensais jamais. Elle, je n’aurais su le dire.
Des cuisses dont je n’avais jamais senti le contact sont revenues me chauffer les tempes.
« Allez, je retourne dans mon placard.
– Tu prends pas de café ?
– Vite fait. »
On ne parlait plus, c’était préférable. En quittant la salle, au lieu de décapiter quelques convives avec mon plateau, j’ai promené sur leur confort moral un regard qui se voulait supérieur. J’ai eu l’idée d’une réplique du genre « Les paris sont ouverts sur la date de mon licenciement. Bonne chance ! », mais je me suis abstenu, conscient que je ne parviendrais pas à donner à la chose une tournure assez spirituelle. Inutile d’aggraver mon cas.
Devant la machine à café, témoin plus neutre et plus sage, Samantha s’est crue obligée de me relancer.
« Sans déconner, qu’est-ce que tu vas faire ?
– Mon boulot, tiens. Et le mieux possible, comme d’habitude.
– C’est absurde.
– Il faut croire que l’absurde s’accommode de la perfection. »
À dix-sept heures tapantes je frappais à la porte de mon patron, le dossier sous le bras. J’avais à peine dépassé la limite que je m’étais imposée, tout était bouclé à seize heures sept, de plus je n’étais pour rien dans ce retard, le programme avait bugué au moment de la mise en forme finale, heureusement j’avais anticipé le souci en faisant les sauvegardes nécessaires, il avait quand même fallu y aller d’un ultime bricolage, mais depuis je m’étais interdit de retoucher à mon œuvre, j’avais tué le temps qui me restait à me balader dans les étages, j’étais passé voir Samantha en poussant le luxe jusqu’à m’excuser de mon agressivité au déjeuner, j’ai même trouvé le moyen de plaisanter avec les filles de la comptabilité, moi qui ai si peu le goût de la blague, j’ai bien vu que tout le monde était scié par ma bonhomie, ma capacité à rebondir, à commencer par Samantha qui m’a carrément demandé si j’avais pris quelque chose. « Non, ai-je répondu, mais si tu veux on peut fêter ça tout à l’heure. Chez moi. Un verre ou deux, et je te reconduis. Pourquoi attendre la pendaison de crémaillère officielle pour te faire les honneurs de mon nouveau home ? » Pas mécontent de mon improvisation. Il ne se passerait rien entre nous, ce n’était pas le but, mais tout le monde n’en jugerait pas forcément ainsi, et j’avoue que débarquer avec Samantha me paraissait de nature à impressionner favorablement la jeune Campistron. Nous étions convenus qu’elle serait là à mon retour, vers dix-neuf heures, et pour son premier jour elle avait accepté de m’attendre si jamais j’étais en retard, un quart d’heure au maximum, de toute façon elle avait ses clés, et en cas de problème je l’appellerais. Je ne pense pas être le seul à qui le manque de confiance en soi puisse inspirer de si risibles calculs, du moins m’accordera-t-on l’honnêteté de les reconnaître.
Samantha avait décliné en invoquant je ne sais plus quelle bonne raison, mais en me souhaitant bonne chance et en me laissant entendre que, quel que dût être l’avenir, elle me garderait assez d’affection pour que nous nous voyions de temps en temps, chez moi ou ailleurs.
J’étais toujours à guetter une invitation à entrer, prêt également à voir la porte s’ouvrir et le patron me tendre la main, au lieu de ça il ne se passait rien. Je me demandais si je n’allais pas revenir à la charge, plus énergiquement, sans excès, bien sûr, quand j’ai perçu un bruit de voix venant du bureau. Ah ! il est au téléphone, ai-je pensé, avant d’entendre son interlocuteur. Une visioconférence ? Un haut-parleur ? Non, il y avait un autre homme dans la pièce, et peut-être même un troisième. Ce qui était sûr, c’est que pour que je les entende ainsi il fallait qu’ils y aillent fort, la porte étant insonorisée.
J’ai pris le parti de frapper à nouveau, histoire de montrer que j’étais à l’heure, moi.
Je n’ai jamais bien su doser ce genre de geste, en outre je n’étais pas familier de cette porte ni de ses réactions, enfin je me figurais qu’une salve rapide de coups décidés plaiderait en faveur de mon dynamisme et de mon intégrité, bref, il est possible que j’aie un peu exagéré. Toujours est-il que les voix se sont tues instantanément. Puis le patron m’a crié d’entrer. Mais j’aurais juré l’avoir entendu dire, la seconde d’avant : « C’est lui. »