Le Pays profond, 5

Publié le par Louis Racine

Le Pays profond, 5

 

Je suis rentré tard. Malgré l’heure d’été, il faisait déjà nuit. La forêt voisine ajoutait à l’obscurité.

Marie Campistron m’avait raccompagné jusqu’à la porte de leur jardin. Là, elle m’avait souhaité une bonne fin de soirée et m’avait fait la bise. Je ne m’y attendais pas, vu la tournure qu’avait prise cet apéritif chez ses parents. Ce qui s’annonçait en fait de fin de soirée, c’était un gentil petit épisode de déprime.

Les trois godelureaux de tout à l’heure n’avaient pas eu le culot de revenir. J’en ai presque éprouvé de la déception, alors que je n’aurais sûrement pas été en état de leur tenir tête.

Apéro catastrophique, soirée de merde.

La maison m’a paru sinistre. La première chose que j’ai vue en entrant dans le salon, c’est ma Daytona exposée sur la cheminée, et une vague de honte m’a submergé au sentiment de ma futilité.

Les vitres laquées de nuit faisaient autant d’écrans derrière lesquels n’importe qui pouvait m’observer. C’était pour moi une expérience nouvelle. J’avais toujours vécu en appartement, sans que les vis-à-vis me posent problème. Et chez ma mère, aux Trembles, je ne m’étais jamais senti la cible des curieux, tant que je ne mettais pas le nez dehors.

Cependant je me refusais à baisser mes volets, à m’enfermer. C’eût été bien plus oppressant. Et, après tout, s’il y en avait que ça intéressait, je voulais bien me donner en spectacle. Ça m’aiderait même à me contrôler. Oui, ça me cadrerait. Je me suis amusé un moment de ce bon mot, puis il m’a fait horreur. Je subissais l’influence de Campistron ! Dommage que je n’eusse pas plus que ça tendance à l’exhibitionnisme. Je me suis demandé si je ne pouvais pas me balader carrément à poil chez moi. Le seul ennui, c’étaient les réseaux sociaux. Ça m’a rappelé que j’avais une chose à vérifier. J’ai allumé mon ordinateur. Pendant qu’il moulinait, je suis allé me chercher une bière à la cuisine. Après trois whiskies (sans compter la lampée d’amorçage), elle n’était sans doute pas nécessaire, mais tant pis pour ceux que ça indisposait. Je me suis assis et j’ai cherché des vidéos avec comme requête voisin déchiré. J’en ai trouvé des dizaines. La mienne figurait parmi les plus récentes, et avait déjà été partagée des centaines de fois, touchant des tas de gens auxquels je n’étais lié d’aucune façon et qui n’avaient rien eu de mieux à faire que de visionner la chose et pour certains de la commenter avec toute la lâcheté, la haine, la cruauté et la mauvaise foi imaginables. C’est ainsi que j’ai pu remonter jusqu’au compte facebook de Germain, du moins ai-je deviné que c’était lui, car il avait bien sûr pris un pseudonyme, et parmi ses « amis » j’ai repéré Groseille et Parenty, sous des pseudonymes eux aussi. J’ai vu qu’ils avaient pas mal d’autres « amis ». Après quoi je suis allé faire un tour sur les comptes de mes relations de travail, parmi lesquelles j’avais quelques « amis », très peu à vrai dire. Aucune trace de la vidéo. Je n’étais pas non plus en mesure ni très désireux d’explorer tous les réseaux sociaux.

J’ai décidé de dîner dans la cuisine, qui donnait sur le jardin mais par une fenêtre trop haute pour que l’on pût m’espionner, et je me suis tapé un surgelé de luxe, un parmentier de canard, il fallait bien me stimuler l’appétit. Du coup, j’avais ouvert une bouteille de buzet.

Initialement, l’idée, si j’ose dire, était de m’abrutir assez vite pour trouver rapidement le sommeil. Pas question toutefois de m’endormir ailleurs que dans mon lit. Eh bien ! au lieu de ça je suis parti à gamberger sans frein ni méthode, à me repasser en désordre le film de la soirée chez les Campistron entrelardé de bouts de séquences de ma nouvelle vie et de l’ancienne mais aussi de trucs qui n’avaient rien à voir. Pas si déprimé finalement, juste un peu amer, et surtout animé d’une sorte d’élan, l’envie d’aller de l’avant, de progresser sur deux voies au moins, le développement de ma relation avec Marie et la résolution de l’énigme de la chambre froide.

Sur le premier point, les choses ne semblaient pas trop mal engagées. Marie et moi avions pris un peu d’avance, je l’avais découvert au cours de la soirée. Ses parents s’étaient indignés que nous ayons déjà fait affaire alors que c’était notamment pour cela qu’ils m’avaient invité. Mais j’avais plaidé en faveur de leur fille, loué son esprit d’initiative, si important dans le monde où nous vivions, et leur politesse avait fait le reste, comme aussi probablement mon geste de réviser à la hausse les émoluments de l’intéressée. Je m’étais renseigné (ce n’était pas vrai), elle demandait trop peu, deux cent cinquante euros me paraissait un salaire plus décent, j’avais dit ça sans passion, m’applaudissant intérieurement de mon habileté. Pour la vidéo, j’avais fait amende honorable : je n’aurais pas dû me laisser aller comme ça. Qu’ils n’aillent pas croire que c’était mon comportement habituel. J’espérais d’ailleurs qu’ils ne regrettaient pas d’avoir appuyé la démarche de leur fille. Ils m’avaient rassuré, avec une chaleur et une sincérité manifestes. Mes prédécesseurs ne s’y étaient pas trompés, c’étaient vraiment de braves gens. Philippe avait entendu parler de moi par mon patron, qui avait été très positif à mon sujet.

« C’était mardi soir, on joue ensemble au squash, il m’a demandé si nous avions fait la connaissance de notre nouveau voisin. Je lui ai dit que nous pensions vous inviter ce soir. Vous verrez, il a fait, c’est un type bien. Sérieux, droit. Un peu triste, mais fiable. En ce moment il a des soucis avec son changement de vie, mais ça va se tasser. »

J’encaissais tout cela à petites gorgées de whisky médiocre.

Sans vouloir ni paraître trop affecté par ces révélations ni importuner mes hôtes par des questions fastidieuses, j’avais tenu à comprendre précisément l’enchaînement des faits. Philippe s’était montré pédagogue. Comment avais-je été orienté vers cette maison ? Un jour où je me plaignais devant mon patron de perdre tant de fric en loyers, sans pouvoir acheter, vu les prix de l’immobilier, il m’avait conseillé de chercher par ici. Tout simplement parce que Philippe lui avait parlé de cette maison. Mais quel rapport avec Germain ? Philippe a eu le sourire qu’il fallait pour faire passer la suite.

« Apparemment, vous ne savez pas où habite votre patron.

– Non, j’avoue.

– À cinq cents mètres de chez vous, à ***. C’est la commune voisine, c’est beaucoup plus huppé, et beaucoup plus cher, mais ses enfants fréquentent le même lycée que les nôtres, enfin, que Marie : Lionel est à Madrid cette année.

– Il fait sciences-po », est intervenue sa mère, avec une fière modestie et une modeste fierté.

Séverine Campistron était tout aussi adorable que son mari, et comme lui originaire des Landes, mais entre leurs villages distants d’une quinzaine de kilomètres les différences dialectales étaient telles qu’à l’en croire les gens ne se comprenaient pas.

« Ça ne vous a pas empêchés de vous rencontrer ni de fonder une belle famille », ai-je dit, couvant du regard une photographie exposée à proximité et où l’on voyait le couple et ses deux enfants sur une plage ensoleillée, Marie en bikini prématuré, Lionel, torse nu, en bermuda, flanqué d’un surf qui soulignait comme un point d’exclamation le côté caricatural de l’icône.

Puis, poussant mon avantage :

« Et alors, ce retour au pays, c’est pour quand ? »

Mauvaise pioche. Les yeux fixés sur son mari, Séverine a répondu qu’il venait de refuser un poste intéressant à Mimizan. Une sonnette d’alarme, traversant le brouillard de whisky, a retenti à mon esprit : changer de sujet, vite ! Et j’ai branché mes hôtes sur la chambre froide. J’étais quant à moi attaché à la région parisienne, que je n’aurais quittée pour rien au monde, et enchanté de ma nouvelle demeure, malgré cette bizarrerie à laquelle Philippe avait fait allusion tout à l’heure.

La diversion a fonctionné. Ils s’entreregardaient toujours, mais plus sereinement. C’est cependant Marie qui a embrayé la première.

« Un truc de ouf ! Personne a jamais pu leur expliquer. Ils ont cherché sur Internet, rien. À part péter le mur pour savoir ce qu’il y a dedans...

– Ou derrière », ai-je ajouté.

J’ai laissé croire à un effet du whisky, puis à une plaisanterie. Ce n’était ni l’un ni l’autre. Une simple intuition. Mais j’ai joué le jeu.

 

 

La bouteille de buzet était vide. Germain avait raison : j’avais une sacrée descente.

Et un escalier à monter.

Dans moins d’une heure, je le savais, je ne serais plus bon à rien, mais pour l’instant je ne me sentais nullement diminué, au contraire. D’ailleurs tout se passait à l’étage, et c’est d’un pas bien assuré, presque martial, que je m’y suis rendu, non sans avoir en un temps record rangé la cuisine et baissé les volets du bas. J’avais même pensé à prendre une petite bouteille d’eau pour la nuit et la brosse à dents achetée la veille et qui était restée dans l’entrée.

Je n’avais aucun projet précis, simplement un culot énorme, entre courage et inconscience. Peur de rien. Qu’est-ce que je risquais ? Un petit coup de froid qui m’eût fouetté les sens et l’intelligence ?

Marche après marche, je m’enhardissais davantage, et cette chambre froide m’apparaissait avec plus d’évidence comme un défi, une chance, une ouverture, une issue.

J’allais... comprendre ? Savoir ? Vivre une expérience intense en tout cas.

À mi-hauteur, pourtant, j’ai dû m’accrocher à la rampe. Quelque chose clochait.

Quel courage pouvait-il y avoir à fuir ?

Car c’est de fuite qu’il s’agissait.

Je suis resté un moment assommé par cette vérité, puis j’ai repris mon ascension, marche après marche, tâchant de retrouver, retrouvant le moral, au moins ce qui me suffisait pour me brosser les dents et me coucher.

Je me permettrais quand même une brève incursion dans la chambre froide.

Aucune raison de m’en abstenir.

C’était sur mon chemin.

C’était là.

J’étais devant la porte.

La targette était tirée.

 

 

Tout ce que j’avais d’énergie en moi est remonté d’un coup des extrémités de mon corps et de la pointe de mes cheveux jusqu’à leurs racines, où elle s’est massée en grésillant. Il n’eût plus manqué que la porte s’ouvre pour que je crève instantanément sur place. Je me suis contenté de pousser le verrou, de me plaquer dos au mur d’en face et de me laisser glisser jusqu’au sol.

Un type bien. Sérieux, droit. Un peu triste, mais fiable. En ce moment j’avais des soucis avec mon changement de vie, mais ça allait se tasser.

Je me tassais.

Je regardais ma brosse à dents, comme une conseillère, une confidente. Dis-moi, petite brosse, est-ce moi qui ai oublié de pousser cette targette (mais quand ?) ou la réalité est-elle beaucoup plus âpre et grave et effrayante ?

Pris d’une inspiration, j’ai tendu mes jambes, collant mes talons contre le panneau. Pile la largeur du couloir. Ainsi je bloquais le bas de la porte. Mais dans quel but ?

N’espérais-je pas secrètement la sensation d’une pression contraire ? Au moins j’aurais su à quoi m’en tenir. Mais aurais-je eu la force de résister ? Le monstre qu’abritait cette chambre aveugle n’était-il pas capable de me broyer, de m’anéantir, de m’expédier dans les ténèbres de l’épouvante et de la folie ? N’était-il pas sorti ? Ne m’épiait-il pas quelque part dans la maison pour m’attraper et m’enfermer, moi, dans cette pièce où je mourrais vite de froid ?

La brosse à dents se taisait, mais j’ai vu qu’elle avait un défaut. Une touffe de poils bleus comportait un poil orange unique, incompréhensible.

Pardon, madame la marchande, mais je vous rapporte cette brosse, elle a un défaut. À mon avis elle ne parlera jamais.

Bon, j’avais quand même recouvré un semblant de bonne humeur.

Je me suis endormi.

 

(À suivre.)

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S
La belle association : "un surgelé de luxe" ! :)
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L
C'est gratifiant d'être lu par vous !