Le Pays profond, 4

Publié le par Louis Racine

Le Pays profond, 4

 

« Y a un problème ? Vous avez peur ? »

Marie Campistron se tenait sur le seuil, regardant par-dessus mon épaule.

« Peur ?

– De sonner, je veux dire.

– J’allais le faire, mais vous n’entendez pas ?

– Je veux ! Ils squattent votre terrasse !

– Qui ça ?

– Venez, je vais vous les présenter. Parce que dans l’autre sens, c’est trop tard. »

Elle m’a fait retraverser la rue et longer la haie.

« Comment avez-vous su que j’étais là ?

– Je vous guettais par la fenêtre. Vous allez voir, ils sont pas méchants. Juste un peu moqueurs. En tout cas, ils vous filmeront pas. »

J’allais lui demander l’explication de cette énigme, mais nous étions arrivés devant chez moi. Elle s’est effacée.

« Après vous. »

J’ai poussé le portillon. Elle m’a suivi et aussitôt a obliqué vers la terrasse, en contournant la maison. C’est moi qui suivais maintenant.

« Groseille ? Parenty ? »

Les voix se sont éteintes. Le temps que j’imagine une grosse fille à bouche peinte et un malingre blondinet, ils étaient devant moi. Sauf que...

La grosse fille s’est levée.

« Je vous présente Parenty », a dit Marie.

« Groseille, c’est vous ? » ai-je demandé au jeune homme, tandis que j’en remarquais un autre, assis à l’écart sur le muret, et occupé à boire au goulot je ne sais quel prémix infâme.

Tout le monde a ri. Je n’étais pas le premier à tomber dans le panneau.

« C’est son vrai nom », a dit Marie.

« Comme dans le film », ai-je dit, essayant de sourire, et notant une vague ressemblance entre mon vis-à-vis et le jeune Benoît Magimel. Mais apparemment ils n’ont pas saisi l’allusion. Ça m’a troublé. Encore une surprise, comme cette façon qu’ils avaient de s’appeler entre eux par leur nom de famille.

« Et lui ? » ai-je demandé en désignant le troisième, d’un ton plus agressif, ce qui n’était pas très adroit. Je sentais la colère monter en moi devant leur sans-gêne à tous, et le sien en particulier. Il a écarté le goulot de ses lèvres et, toujours assis sur le muret bordant MA terrasse, a planté ses yeux dans les miens. J’ai cru qu’il allait roter, et je ne sais pas si je me serais retenu de lui balancer mon pied dans la figure, mais il a seulement articulé :

« Elle vous a plu, la vidéo ?

– Il l’a pas encore vue », a dit Marie.

– C’était pas méchant », a dit Parenty. « On peut l’enlever si vous voulez.

– Je crois qu’il apprécierait », a dit Marie.

– On a juste tripé », a dit Groseille.

L’autre garçon s’est levé, lui a passé la bouteille en posant sur lui un regard lourd, mélange d’apitoiement et de menace, une autre forme de prémix, en somme, et m’a tendu la main comme s’il venait de la plonger dans un tas de merde. L’espace d’un instant, j’ai été frappé par l’expression de son visage. Qui me rappelait-elle ? La solution se dérobait, toute proche pourtant. Étais-je condamné à vivre entouré de simulacres ?

« Je ne serre pas la main d’un inconnu », ai-je dit le plus calmement possible. « Maintenant vous allez quitter les lieux, vous et vos copains. Vous êtes ici chez moi, et je ne crois pas vous avoir invités. »

J’entendais à la fois reconnaître sa qualité de chef de la bande, en faire honte aux autres et le mettre devant ses responsabilités. Pour toute réponse, il s’est tourné vers Groseille.

« Montre-lui. »

Le blondinet a manipulé quelques secondes son portable et me l’a brandi sous les yeux.

C’était une vidéo tournée la veille au soir ou dans la nuit, depuis la terrasse. On m’y voyait étendu sur mon canapé. L’image était mauvaise, et mon visage heureusement caché. Mon nom n’apparaissait pas non plus, le commentaire parlait seulement du voisin. La caméra se promenait dans le salon, s’attardant sur la bouteille de whisky, le pan de chemise dépassant de mon pantalon et ma coiffure d’artichaut de l’accoudoir.

« Vous avez charrié », a dit Marie.

« C’est à moi que vous parlez ? »

Elle a protesté, mais j’ai compris que de fait le message m’était destiné autant qu’à eux.

« C’est pas si grave, a-t-elle ajouté, on vous reconnaît pas.

– Donc ce truc a fait le tour des réseaux sociaux, comme on dit. »

Rarement j’avais été aussi désorienté, je m’étais senti aussi vulnérable, aussi peu maître de la situation. Tout ce que j’ai trouvé à ajouter, c’est :

« Ça vous prend souvent de vous installer comme ça chez les gens ?

– Eh ! » a crié l’anonyme en écartant les bras et en pivotant sur lui-même.

« On a rien dérangé », a glosé Groseille. « Sans la vidéo, vous l’auriez jamais su.

– On vient le week-end », a dit Parenty.

« Eh ! » a répété l’anonyme, en verve, finissant son tour.

« Zéro déchet ! » a traduit Groseille. « Zéro mégot ! On fume pas. »

Dans une autre vie, je lui aurais arraché son portable et le lui aurais fait bouffer, à lui ou à l’autre abruti. J’ai préféré m’en remettre à Marie. Je la détestais de fréquenter les intrus, mais je l’aimais d’être capable de m’aider à les déloger. Du moins comptais-je sur elle pour cela. J’ai respiré à fond et me suis lancé, sans pouvoir m’empêcher de marquer un peu trop certaines syllabes.

« Je n’ai rien contre vous, je peux comprendre, j’aurais peut-être fait pareil à votre place, la maison était inoccupée depuis longtemps, comme spot pour vos soirées en cette saison c’est top, et effectivement vous n’avez laissé aucune trace de votre présence...

– Attendez, samedi dernier j’ai quand même un peu nettoyé », est intervenue Marie.

Je n’ai pas pris le temps d’exploiter l’information. J’ai poursuivi :

« Seulement désormais – le mot a fait ricaner, je l’ai répété –, désormais cette maison m’appartient, et je ne vous autorise pas à vous introduire dans mon jardin. Que je sois là ou pas. Et même si vous êtes parfaitement clean. On se connaîtrait mieux, vous m’auriez demandé la permission, ce serait différent. Mais je connais à peine Marie, d’ailleurs ses parents m’attendent, je ne veux pas vous trouver ici à mon retour, et vous allez partir tout de suite. Vous m’avez suffisamment mis en retard.

– Vous voulez un mot ? » a ironisé l’anonyme.

« Vous le signeriez de quel nom ?

– Demandez à Marie. Elle sait qui je suis. Trèèès bien. Elle me connaît à fond.

– Vous êtes obscène. »

En effet. Il s’est mis à se trémousser en répétant : Vous êtes obscène ! Vous êtes obscène ! Puis il s’est allongé sur le muret, attrapant au passage des mains du blondinet la bouteille, qu’il a fait mine de vouloir vider.

« Bois pas tout ! » a glapi Parenty.

Il s’est relevé, content de lui au point de se montrer magnanime. « On bouge ! », a-t-il dit en clignant de l’œil à mon intention. « Si vous êtes un pote à Marie, ça change tout. On reviendra que pour faire la fête avec vous. Vous avez une sacrée descente ! »

Il a entraîné les autres dans son sillage. Marie et moi avons suivi. Arrivé devant le portillon, il a laissé sortir ses copains avant nous, puis :

« Excusez-moi, je vous précède. »

Le trio s’est éloigné, dans la direction opposée à la nôtre. J’étais pris de tremblements et j’avais envie de pleurer. Marie m’a posé la main sur l’épaule.

« C’est Germain. Mon ex.

– Son prénom ou son nom ?

– Son prénom. Il est sympa, en fait. Vous l’avez pas rencontré dans les bonnes conditions. »

Sa gentillesse se communiquait doucement à moi, m’apaisait.

« Alors comme ça vous avez nettoyé mon jardin ?

– Pas de souci. Deux-trois canettes à évacuer. Vendredi dernier j’étais avec eux. Je suis repassée le samedi matin, juste avant que vous arriviez. J’aime pas le désordre.

– Ça tombe bien ! »

Nous avions à peine commencé à remonter la rue qu’un grand type a surgi devant nous.

« Ben alors Marie ! Qu’est-ce que tu fais ? Bonsoir, monsieur.

– Excusez-nous, votre fille m’a aidé à déloger quelques indésirables.

– Germain et la bande. Ils ne sont pas méchants. Mais vous avez bien fait. Il faut les cadrer. »

Les Campistron habitaient un pavillon assez semblable au mien, ceint d’un jardin nettement plus fleuri. Mes prédécesseurs avaient parlé de gens adorables. Cependant Philippe (Appelez-moi Philippe, et vous c’est comment ?) avait au moins un défaut à mes yeux, c’était son goût pour la blague, et pour les calembours en particulier. Moi, ça me hérisse. Je ne pratique pas cet humour-là. Si tant est que j’en pratique un. Et son whisky était médiocre, quoique cher.

« Il paraît que vous êtes amateur », a-t-il dit en souriant.

J’ai saisi la perche qu’il me tendait.

« Vous, vous avez vu la vidéo.

– Très mal filmée. On ne vous reconnaît pas.

– Désolé. Je me demande quand même si je ne vais pas porter plainte pour violation de domicile.

– Allons allons, ils ont seize ans, ce sont des gamins.

– Je croyais qu’il fallait les cadrer.

– Sans les braquer. Sinon, vous n’avez pas fini.

– Ce n’est pas moi qui ai commencé. Mais ce qui me gêne le plus, c’est qu’il aient diffusé cette vidéo. Ça peut faire beaucoup de dégâts ce genre de publicité par les temps qui courent. Imaginez que mon patron tombe là-dessus.

– Sans aucune marque d’identification ? Vous ne risquez rien.

– C’est pour le principe. Il a bien des parents, ce Germain ? S’il faut le cadrer, c’est de leur devoir, et du mien de les alerter.

– Je vous ressers ? Toujours pas de glace ? C’est vrai que vous en avez assez chez vous, à ce qu’on dit. »

Mais je n’ai pas relevé. Il ne réussirait pas à me détourner de mon objectif.

« Qu’est-ce qu’ils font, ses parents ? »

Il a fini son whisky. Sa femme et sa fille me regardaient d’un air gêné.

« Ils viennent de divorcer. Elle tient un salon de coiffure. Quant à lui... »

Il a reposé son verre.

« C’est votre patron. »

 

(À suivre.)

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S
La vie n'est pas un long fleuve tranquille.. hein.. et c'est plutôt angoissant ce récit d'aujourd'hui !
Répondre
L
Merci pour commentaire plein de sens !