Le Pays profond, 2
Prudence ou pas, j’ai accéléré, pour arriver avant ladite nuit, mais je ne l’ai précédée que de peu, et le temps de descendre de voiture, de trouver mes clés – elles se cachaient, évidemment –, de les faire tomber dans l’herbe, où je les ai longuement cherchées, de plus en plus fébrile, elle était bien installée, et c’est elle qui m’attendait dans l’entrée, dans le salon, partout, avec sa grande copine la peur.
Pour commencer, je me suis fait un café fort. Le café que je prends avant de me coucher ne m’empêche pas de dormir, au contraire, et le lendemain je me réveille en pleine forme. Dès la première tasse une certaine sérénité m’est revenue, je me suis envoyé là-dessus un whisky bien délectable et bien luxueux, pas de danger qu’un avare s’achète un truc pareil, oui, ça allait beaucoup mieux, j’ai fait mon lit, c’est-à-dire que j’ai déplié le canapé, j’avais décidé de dormir dans le salon cette nuit-là, je suppose que la situation de ma chambre, jouxtant la chambre froide, y était pour quelque chose, je suis quand même monté jeter un œil, et j’ai remarqué un détail que j’avais déjà observé sans y prêter vraiment attention, c’est que la porte que vous savez était munie à l’extérieur d’un verrou, une simple targette, mais quand même, ça m’a intrigué. Quel besoin avait-on eu de fermer cette pièce de l’extérieur ? Y tenait-on quelqu’un enfermé ? Je sentais la terreur rappliquer à pas de géant, alors j’ai repoussé ces idées baroques d’une nouvelle rasade de whisky, non sans ajuster la targette, machinalement. Mais en me couchant je me suis promis de me renseigner auprès du propriétaire ou, à défaut, des derniers locataires, et ce projet m’a aidé à me calmer, le notaire ne refuserait sûrement pas de me communiquer le nom de mes prédécesseurs, dès le lendemain peut-être. Oui, bientôt je saurais le fin mot de l’histoire.
Une autre idée que j’avais, c’était de mettre la chaudière en service sans attendre l’automne. Dans les prochains jours je ferais venir le chauffagiste pour le contrat d’entretien, et on verrait bien s’il n’y avait pas moyen de rendre cette chambre habitable. Comme ça, pour la satisfaction de l’esprit. Parce que je pouvais m’en passer, la condamner purement et simplement. J’étais assez au large avec les trois autres. Un véritable avare aurait-il acheté une aussi grande maison pour lui seul, avec tous les frais d’entretien que cela implique ?
J’ai passé une sale nuit, mais parce que j’ai été malade. Du coup, café et whisky sont ressortis en même temps que mon dîner. Ça m’a détourné de mes craintes métaphysiques. Je me suis concentré sur mon problème de digestion, et vers les trois heures j’ai fini par me rendormir.
Au réveil, j’étais plutôt dispos, j’avais l’entrain qu’il fallait pour commencer à remonter mes meubles, déballer mes cartons, ranger mes petites affaires, une perspective plutôt plaisante, presque un jeu, avec en prime un rayon de soleil et un salut jovial de la voisine d’en face secouant ses draps à sa fenêtre. Tiens, au fait, il faudrait que j’aille me présenter, mais déjà ça s’annonçait bien. Et puis elle savait peut-être quelque chose à propos de cette chambre froide.
Y aller tout de suite après le petit-déjeuner ? Deux raisons m’en ont détourné. Primo, on ne dérange pas les gens chez eux un dimanche, secundo, je ne voulais pas paraître en tenue trop négligée, or je m’étais habillé en fonction des bonnes suées qui m’attendaient ; on verrait ça plus tard. Le plus urgent était de prendre possession de mon nouveau territoire, l’idéal pour vaincre mes peurs. Elles étaient loin, maintenant, mais quelque chose me disait qu’au moindre signe de faiblesse elles me fondraient dessus. J’avais l’image d’une nuée d’orage accourant à une vitesse folle du fond de l’horizon. Je me suis ébroué, j’ai repris un mug de café, et au boulot !
Je n’ai pas vu le temps passer. Toute la journée il a fait beau, j’aimais de plus en plus cette maison, c’est bien simple, j’aurais pu me croire heureux. Jamais je n’avais éprouvé ce sentiment depuis... longtemps. Vers les deux heures de l’après-midi, après un bref festin de sardines à l’huile et de biscottes arrosé d’une des bières qui restaient du déménagement, j’ai été tenté d’aller revoir cette fameuse chambre. Pendant que l’eau chauffait pour le café, je suis monté. J’ai ouvert. Aussitôt, le froid. Ça m’a presque fait rire. Je ne suis pas entré. J’ai juste passé le bras dans la pièce. Je l’y ai laissé quelques secondes, et l’en ai retiré glacé. J’ai refermé la porte, remis le verrou en place – Tiens, pourquoi ? Et pourquoi avais-je dû le tirer tout à l’heure ? – et j’ai vérifié un truc qui venait de me traverser l’esprit. Je me suis agenouillé devant la porte fermée et j’ai passé la main au ras du sol. Mais la jointure était parfaite. Rien ne se laissait percevoir au dehors du froid qui régnait à l’intérieur. Et comme ça sur tout le pourtour de l’embrasure. Tant mieux !
La nuit suivante, j’ai dormi comme un loir. Pas la moindre appréhension, aucun cauchemar. Vive la fatigue ! La bonne fatigue, disait ma mère. Et le lendemain j’étais au taquet pour aller bosser.
C’est triste à dire, mais une fois dehors je ne pensais plus qu’à ça. Ce n’est pas la maison qui était hantée, c’était moi. J’ai déjeuné comme d’habitude avec Samantha, et je n’ai pas pu m’empêcher de tout lui raconter de A à Z. Elle m’a contemplé un moment, puis elle a dit avec un petit sourire crispant :
« Tu n’as pas songé à faire une analyse ?
– Si, bien sûr. Je vais demander à un professionnel de sonder le mur et de poser une fenêtre. Enfin, peut-être.
– Non, je parle d’une psychanalyse. »
Je me suis braqué, forcément. Elle charriait. Le phénomène était bien réel, il avait été constaté par tout le monde.
« Oui, mais tout le monde n’a pas acheté la maison. »
La semaine a été épuisante. À cause de l’été, nous étions en effectif réduit et j’avais deux fois plus de boulot. L’avantage, c’est que le soir je rentrais trop fatigué pour me faire des idées. (À plusieurs reprises j’ai failli aller sonner chez la voisine, mais je me suis dégonflé. On verrait ça au prochain week-end, vendredi soir ou samedi matin.) L’inconvénient, que j’avais tendance à commettre des erreurs dans mon travail, et ça n’a pas manqué, le patron s’est arrangé pour qu’on se retrouve seuls dans l’ascenseur et vingt secondes lui ont suffi pour me conseiller, la prochaine fois que j’aurais un problème personnel à régler, de prendre une journée plutôt que de faire perdre du temps à tout le monde.
« Oui, mais tout le monde n’a pas acheté la maison. »
Je l’ai pensé, je ne l’ai pas dit.
J’avais quand même progressé sur le dossier qui me tracassait le plus. J’avais mesuré la température du mur en plaquant dessus le petit thermomètre du réfrigérateur. Il indiquait entre moins cinq et moins six degrés, or le tube n’était pas tout à fait en contact avec la paroi. Dans la pièce elle-même, il faisait au maximum quatre degrés – près de la porte. J’avais aussi retrouvé la trace des derniers locataires. Leur départ remontait à cinq ans, mais j’avais pu me procurer leur numéro de téléphone et je les avais appelés un soir. Ils m’avaient renseigné de très bonne grâce, la dame prenant l’appareil de temps à autre pour compléter les déclarations du mari. Ils se souvenaient parfaitement de la chambre froide, comme ils l’avaient baptisée eux aussi. Une pièce orbe (je connaissais l’adjectif ? Oui, par les mots croisés). Ils ne s’en servaient jamais, sinon de cave annexe, et encore. C’est parce qu’ils voulaient en interdire l’accès à leurs jumeaux en bas âge qu’ils avaient installé la targette. Ils l’avaient placée hors de leur portée, mais leur grande fille avait surpris ses frères un jour à grimper sur une chaise pour réduire l’écart. S’ils avaient dû rester, ils auraient muni la porte d’une serrure, avec l’accord et aux frais du propriétaire. De lui, ils ne savaient rien. Ils ne l’avaient jamais rencontré. Ils avaient trouvé curieux que le notaire ne soit pas au courant de l’histoire, mais ça ne les avait pas inquiétés plus que ça, ils gardaient un bon souvenir de la maison, où ils avaient vécu quatre ans, très agréable l’été – ah ! la terrasse ! –, dans un secteur calme et pourtant bien desservi par le RER, et avec des voisins adorables, est-ce que les Campistron étaient toujours là ? Ou est-ce que Philippe avait enfin obtenu sa mutation pour les Landes ? J’ai dit que j’avais repéré une voisine amène mais que j’ignorais son nom. Et vous, où est-ce que vous êtes maintenant ? 02, c’est le grand quart nord-ouest, je crois ? Oui, nous nous sommes établis à Rouen. Mais toujours locataires. Un jour, peut-être...
On était enfin vendredi, j’étais passé à la supérette pour les courses du week-end, je m’étais pris un bon petit bain de réalité ordinaire et paisible, je savais que j’avais l’air crevé mais que ça pouvait me donner un certain charme auprès de certaines personnes, j’ai cru remarquer que la caissière était de celles-là, je suis rentré guilleret, j’avais tout un week-end devant moi pour vider mes derniers cartons, finir d’investir cette maison dont j’étais devenu, moi ! – j’avais encore du mal à y croire – propriétaire.
Trop m’appesantir là-dessus, c’était prendre un risque. Il allait me falloir au moins un whisky pour remonter la pente, mais ça marchait à tous les coups, alors je ne me suis pas mis martel en tête. C’est vrai que je n’assumais toujours pas complètement le choix que j’avais fait de vendre Les Trembles après la mort de ma mère, et que l’argument qui consistait à dire qu’elle-même m’eût donné raison ne valait pas grand-chose, ne tenait pas en tout cas devant l’hostilité affichée des habitants du village, qui s’estimaient trahis : en plus, j’étais resté célibataire, ma famille c’était eux ; je les reniais, pas d’erreur. Très bien, j’avais dit, je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce bled, sinon pour aller me recueillir sur la tombe de maman, et j’étais parti l’esprit peuplé d’idées noires. Bon, mais à l’approche de la quarantaine il était temps de tirer un trait sous le chapitre de mon enfance et de mon adolescence, et même de mes amours de jeunesse, et de tourner la page.
Je venais de me servir mon deuxième whisky quand on a sonné à la porte. À travers la vitre dépolie, entre les barreaux, je distinguais la silhouette d’une jeune fille, et comme je venais de penser à ces choses j’ai eu l’image de celle qu’à une époque je croyais être la femme de ma vie, j’avais seize ans et elle un peu moins, j’ai chassé cette idée d’un soupir et j’ai ouvert.
En dépit de ce qu’en disent certains, pour blaguer (moi, ça ne me fait pas rire, mais il en faut pour tous les goûts), je ne fantasme pas spécialement sur les adolescentes, ni sur les femmes en général, je suis seulement un peu plus sensible que d’autres, semble-t-il, à leur grâce, à leur luminosité. Je tombe facilement amoureux, mais ça me met surtout mal à l’aise, et cet amour-là n’a aucun caractère sexuel, même en imagination. En d’autres termes, j’ai un cœur d’artichaut, et aussi la coiffure, aurait ajouté Marjorie, – oui, elle est moqueuse –, mais je n’étais pas près de la revoir, de ma propre initiative du moins.
La jeune fille qui se tenait sur le seuil ressemblait si fort à Barbara que j’en ai eu le souffle coupé.
« Bonjour ! Je suis Marie Campistron.
– Barbara ? »
Doublement absurde. Elle venait de me dire son nom, et ce n’est pas parce que vous pensez à des gens dont vous n’avez pas de nouvelles depuis vingt ans qu’ils vont surgir devant vous, inchangés surtout, comme si l’on vous projetait un vieux film d’amateur. Je me suis dit cela, tout en me rappelant que dans le déménagement il y avait justement mon vieux projecteur super-8 et mes films et que sur l’un d’eux Barbara apparaissait pendant quelques secondes. J’ai porté la main à mon front, la jeune fille a très légèrement reculé, d’un mouvement tout aussi réflexe.
« Ça ne va pas ?
– Si, très bien. Excusez-moi. Je pensais à… Vous êtes la fille des voisins ? »
Elle a souri, en guise d’acquiescement. Ce qu’elle ne pouvait pas deviner, c’est que ce sourire était exactement celui…