Bleu(s)
Elle contemple le désastre.
Il va encore falloir déployer des trésors d’ingéniosité.
Il était en forme. Il s’est surpassé.
Elle fouille son petit magasin, son petit nécessaire. Voilà, ça. Ou ceci. Non, ni l’un ni l’autre. Ou les deux ? Avec ça, aussi. Oui, on va y arriver. On y arrivera. On y arrive toujours. Il le faut.
Elle se repositionne devant le miroir, prend sa respiration. Respirer, elle peut encore. Profondément, même. Allons, au travail !
Elle a à peine commencé qu’elle sursaute. Un coup violent dont résonne encore la porte. C’est comme si on lui avait frappé directement l’oreille.
Et des cris, des questions.
Il faut qu’elle ouvre.
Si elle n’ouvre pas, il va tout casser.
S’en prendre...
À elle, c’est à elle seule qu’il faut.
Elle ouvre la porte.
Ça va être encore plus difficile maintenant. Mais elle y arrivera. Il le faut.
Il est très colérique. Et exigeant. Avec cette exigence suprême, que toutes ses exigences soient satisfaites.
Il aime son steak bleu. Pas saignant, malheureuse ! Bleu. Quand c’est trop cuit, juste un peu, à peine – elle ne sait pas toujours distinguer, reconnaître la minuscule outrecuidance, le seuil à ne pas franchir, elle s’applique pourtant, et souvent – souvent ! – elle réussit – bon, elle n’a pas toujours droit à des compliments, d’ailleurs pourquoi des compliments ? elle n’a fait que son devoir – et d’ailleurs les compliments, non merci, elle préfère sans, ils n’annoncent rien de bon, les compliments il les lui fait payer au prix fort – en vérité elle préfère quand il est de mauvaise humeur, mais calme, c’est son bonheur à elle, de le voir renfrogné mais tranquille, elle est libre alors d’aller et venir, le plus discrètement possible, bien sûr, vu qu’à tout moment la crise peut survenir, mais qu’est-ce que c’est reposant quand il fait seulement la tête installé devant la télé. Laquelle l’énerve bien de temps à autre, mais en même temps elle l’assomme, elle le maintient assis, s’il se lève c’est en général pour retomber aussitôt comme rappelé par un ressort, c’en est comique, un jour un seul il a massacré le poste à coups de pieds, mais il avait l’intention d’en changer prochainement – DONC, quand c’est trop cuit, il lui empoigne le bras et il serre.
Au début – au tout début – c’est presque agréable, mais évidemment ça devient très vite insoutenable. L’empreinte de son pouce, elle l’a en des tas d’exemplaires tout le long du bras. Des bleus, pour lui apprendre qu’il aime son steak bleu.
Aujourd’hui, quand même...
C’est peut-être qu’il soit entré dans la salle de bains alors qu’elle était justement en train de réparer les dégâts – enfin, de les masquer.
Ou cette émission qu’elle a entendue.
Ou ces femmes dans le tramway. Leur conversation.
Ou la remarque de la pharmacienne, à qui on ne la fait pas. Elle a eu l’air de trouver qu’elle se cognait souvent. « Ils sont un peu agités, vos meubles, en ce moment. »
Oui, le maquillage n’est pas toujours efficace à cent pour cent ; quand elle dit qu’elle y arrive, c’est : en gros.
C’est peut-être toutes ces raisons ensemble, sans oublier le hasard. Et cette circonstance favorable : ce soir les enfants dorment chez leurs grands-parents.
Elle est sûre de prendre seule.
Car elle va prendre, c’est clair.
L’idée s’impose comme elle fait les courses.
Elle procède méthodiquement, rayon par rayon. Elle a sa liste, aujourd’hui elle doit notamment se procurer des produits de maquillage (vu que ce n’est pas en gros qu’elle a réussi cette fois, mais en très gros), cependant elle parcourt tout le magasin. Là, on lui fiche la paix. Elle y passe le temps qu’il faut. Pas trop quand même, pas question d’empiéter sur le ménage – rien que d’y penser ! Elle pousse son chariot à la bonne vitesse, elle se régale du spectacle, il y a toujours à découvrir, à apprendre, des nouveautés, certains rayons lui parlent moins tout en lui étant familiers, disons qu’ils lui parlent une langue étrangère, ça la dépayse, elle retient des noms, des formes exotiques, parfois elle regarde ce que c’est, à quoi ça sert, combien ça coûte, parfois même elle interroge un ou une employée, comme si elle voulait acheter, mais c’est seulement pour se renseigner, ou pour parler, tout simplement, et c’est comme ça qu’à un moment elle s’arrête devant cet article.
Non ! Jamais elle n’oserait.
Elle est prise d’un rire nerveux. D’un fou rire, pas d’erreur. On la regarde, amusé ou réprobateur.
Longtemps qu’elle n’avait pas ri comme ça.
C’est un encouragement, non ?
Elle n’oserait pas ? Mais si ! Un peu qu’elle va oser !
Elle attrape l’objet, l’enfonce résolument dans son chariot et, secouée encore de quelques frissons, reprend sa progression vers la tête de gondole.
« Je te fais ton steak ? Saignant, comme d’habitude ? »
Il bondit, mais la télé est la plus forte, ou le petit sourire qu’elle a eu : « Je rigole ! C’est juste pour que tu le dises. »
Il ne se fait pas prier :
« BLEU ! Tu me cherches, ou quoi ? »
Il est à cran. Mais calme. Il explosera tout à l’heure.
Maintenant, par exemple.
Oui, c’est maintenant.
Il vient de s’asseoir à table, il se frotte les mains. Il inspecte quand même le décor d’un œil soupçonneux, il est le maître, non ? mais bon, rien ne manque. Que le steak.
Direct. Pas de préliminaires.
Il arrive.
Elle lui prend son assiette pour le servir, au moment où elle va la déposer devant lui il voit qu’elle tient quelque chose dans son dos, il n’a pas le temps de lui demander quoi, l’assiette est là et avant qu’il ait pu faire quoi que ce soit le steak est nappé de peinture bleue.
Elle éclate de rire, brandit sa bombe.
Il ouvre des yeux ! Une bouche ! Son cou enfle dans des proportions ! Il veut lui sauter dessus, elle lui échappe en riant, et il s’écroule.
Les secours ont été longs à venir. Elle en a profité pour nettoyer.
« Il venait de se mettre à table. Il n’a rien eu le temps d’avaler. »
Elle est effondrée.
On diagnostique un arrêt cardiaque.
Il ferait presque plus peur qu’avant, avec sa peau bleue.
Jeannine Morillon