Treize vendredis, 4/13

Publié le par Louis Racine

Treize vendredis, 4/13

 

La nouvelle de la semaine s’intitule L’étiquetage des bagages est obligatoire. Nous la devons à Nessus Piètre.

 

 

L’ÉTIQUETAGE DES BAGAGES EST OBLIGATOIRE

 

Ainsi j’aurai fait le premier pas. Le seul, peut-être.

Vous ne me connaissez pas et je ne vous connais pas. Mais je vous ai en moi.

J’ai souvent ricané de mépris en lisant dans les journaux ces messages où la présomption le dispute à la naïveté : mercredi 11 octobre, station Télégraphe, toi brune, moi très enrhumé, tu lisais Le Journal du séducteur, j’aimerais me lover plus longtemps dans l’éclair de tes yeux.

Cette lettre ne vaut pas mieux ?

Du moins a-t-elle trouvé sa destinataire. Ce n’était pas difficile. Il suffisait de lire l’étiquette de votre valise.

Et moi je ne vous tutoie pas. Je ne pourrais pas. Quelle outrecuidance. C’est comme cette expression, faire le premier pas. Je la regrette. C’est un pas, c’est tout.

Vous n’avez sans doute aucun souvenir de moi, mais vous ne pouvez avoir oublié ce garçon rencontré dans le train. Je n’entendais pas ce que vous disiez, mais je voyais votre regard posé sur lui tandis que votre conversation se prolongeait, s’animait, devenait plus intime, je voyais l’immense intérêt que vous preniez à son histoire, à sa personne, je voyais votre souffle porter, vos lèvres dessiner des mots qui n’étaient que pour lui, vous étiez seuls au monde, dans ce wagon plein de vous, de nous, par ailleurs assez vide, je vous observais et ne perdais rien de la scène, sauf le dialogue, j’entendais à peine un mot de temps en temps. J’étais jaloux peut-être, mais sans rancœur. Au contraire je me sentais solidaire de votre duo, et j’aurais voulu vous le dire, à vous surtout, j’aurais voulu pouvoir vous dire à quel point vous m’étiez sympathique d’éprouver si visiblement tant de sympathie pour cet adolescent si sympathique, à quel point il m’évoquait un personnage de Salinger, quelque chose me dit que vous l’avez lu.

À quel point j’étais bouleversé.

Vous vous faisiez face et je ne voyais pas son visage à lui, mais je me contentais largement de son reflet dans le vôtre. Je buvais votre grâce, d’abord à la sauvette, puis de plus en plus intensément, de plus en plus certain que vous ne détourneriez pas le regard vers moi. Ce qui m’a plu chez vous c’est aussi cette faculté de vous consacrer exclusivement à quelqu’un. Cette féminité.

Peut-être me trouvez-vous bien possessif, et vous en effrayez-vous. Mais c’est vous qui me possédez.

Je ne souffrais pas de votre indifférence à mon égard ; j’aurais souffert de voir se lézarder votre sincérité.

Le train entrait en gare de Reims et vous vous êtes levés, ensemble, vous étiez arrivés. J’ai été tenté de vous suivre, mais je ne pouvais me permettre cette indiscrétion de plus, cet écart, cette folie. Cette lettre en est une, pourtant.

J’ai seulement espéré qu’à la faveur de votre départ nos regards se croiseraient et que vous pourriez lire de la complicité dans le mien.

Le garçon vous a aidée à descendre votre valise, j’ai admiré comme vous son mélange d’assurance désinvolte et de maladresse sublime. Vous êtes passés à côté de moi sans me prêter la moindre attention, j’ai déchiffré votre nom, vous avez une belle écriture, puis vous vous êtes retournée pour parler au garçon, et c’est alors que nos regards se sont croisés. Vous avez eu l’air un peu surprise. J’ai recueilli un éclat de votre regard. Cette lumière ne m’était pas destinée.

Depuis elle danse en moi. Jour et nuit.

J’ai essayé de me raisonner. Laisse cette jeune femme tranquille, me disais-je. Conserve ce souvenir comme un cadeau de la vie, comme elle-même, peut-être, sa rencontre avec ce garçon.

Mais c’est cela qui m’est impossible, garder ce trésor pour moi seul. Et je ne veux, je ne peux le partager qu’avec vous.

Je ne vous demande rien, pas même de lire cette lettre jusqu’au bout. Je n’ai pas l’intention de m’immiscer dans votre vie privée. Ce qui s’est passé entre vous deux, après, ne m’intéresse pas. Vous avez fait ce que vous aviez à faire.

Je ne sais rien de vous. Seulement que vous habitez Amsterdam, une ville que j’aime, et où je me rends parfois : je collectionne les instruments d’optique anciens. Je ne vous en dirai pas davantage, du moins pour l’instant. Si vous répondez à ma lettre (vous trouverez mes coordonnées sur l’enveloppe), je serai peut-être amené à vous parler de moi. Sinon, je vous promets de ne plus vous écrire, de ne pas chercher à vous revoir, de me faire oublier.

De vous oublier, jamais.

 

 

 

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Publié dans Treize vendredis

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E
Quelle délicatesse...
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