Nature morte

Publié le par Louis Racine

Nature morte

 

Il était né en 1957, l’année où Roland Barthes publia Mythologies. Il ne ferait jamais le rapprochement, faute de connaître cet ouvrage, dont un chapitre pourtant est consacré au plastique. Sur ce sujet, il aurait eu lui aussi des choses à dire, moins brillantes, moins intelligentes, mais assez savoureuses à mon goût pour me fournir le sujet d’une nouvelle.

Du plastique il avait tout de suite senti la fragilité suicidaire. Rien de commun avec celle du pot de terre contre le pot de fer. On ne se suicide pas par imprudence. Le plastique meurt à petit feu entre nos mains, sous notre regard, sans vraie métamorphose : il ne rouille pas, tout au plus s’imprègne-t-il de taches de rouille – profondes, indélébiles. Le plastique se corrompt autrement, il est la corruption même. Brisé, un objet en plastique ne se répare jamais de façon satisfaisante. Détruit, il n’entre dans aucun cycle. Il ne meurt pas. Il est la mort faite matière.

Très tôt elle lui était apparue ignoble, et cependant il lui trouvait certains charmes, une douceur, une sensualité que n’avait pas le métal. Ça avait commencé par les petites voitures. Malgré la précision du détail, une Norev était une imposture. Elle ne faisait pas le poids. On n’avait rien dans la main. Une Norev brisée était foutue, une épave de Solido, de Dinky ou même de Corgi a encore ses chances, qui la maintiennent à flot.

Les agréments tactiles de l’objet en plastique sont du reste trompeurs ; s’ils disent la vérité, c’est en révélant, chez l’usager, une complaisance qui n’est que l’autre face de la frustration, et, dans la matière, une impureté fondamentale, qui rend vaine et même contreproductive toute tentative de remise à neuf voire de nettoyage ou de simple entretien. Les plus durables de ces objets doivent cette distinction à une forme d’entêtement à jouer les prolongations. Examinons-les de près : seuls notre naïveté, notre aveuglement ou notre mauvaise foi peuvent nous masquer leur dégradation. Plutôt que de nous féliciter de leur solidité, nous devrions nous en désoler, et les haïr de nous survivre alors qu’ils ne sont qu’un néant matérialisé.

Ils n’ont pas d’âme, c’est nous qui leur en prêtons une, mais comme on fait la charité en la faisant d’abord à soi-même, en se donnant bonne conscience (et en justifiant toutes les fois où l’on ne donnera pas).

Notons que cela constitue un autre mérite du plastique, et renforce son pouvoir d’imitation, le redouble, en quelque sorte. Une Norev est une réplique de réplique, une imitation de miniature. L’hypocrisie devient flagrante, et pousse éventuellement à l’hyperréalisme, comme pour les trains électriques. L’exactitude alors fait aimer l’approximation, sauf à basculer dans le vide.

 

Pour toutes ces raisons, même s’il était loin de pouvoir les formuler, il éprouvait une attirance et une répulsion particulières pour les simulacres de plastique, et cela dès l’enfance, dès leur première rencontre. Avant les petites voitures, avant les jouets (il en avait peu, et tous en bois, en métal ou en carton), il fut mis en présence d’une merveille de tristesse et de laideur.

Il allait sur ses cinq ans, autant dire qu’il était presque une grande personne. Chez une vieille parente il vit des fleurs en plastique. Il ne s’aperçut pas d’abord de la supercherie. Attribuons à l’inexpérience cette forme de crédulité. Mais, errant parmi meubles et bibelots, si tant est que l’on puisse errer dans un réduit aussi encombré, il en vint à examiner de près le bouquet, et c’est alors – on ne vantera jamais assez les fruits de l’ennui – qu’il s’avisa de son erreur. Composite, l’objet l’était à un autre degré, chaque fleur, un assemblage d’éléments séparables ; d’où la difficulté de résister à la tentation de la démonter. Les adultes font de drôles de jouets, dont ils empêchent de profiter ceux qui n’en ont pas tué en eux le désir.

Fasciné, il prenait conscience – sans toucher ! – de la rigidité des pétales, de leur décevante matité, de leur aptitude à retenir la poussière, cependant que sa mère approuvait la parente en question de son choix : les fleurs artificielles, c’est bien pratique. Il sentait dans le ton une nuance tout aussi mensongère, qu’il ne savait pas attribuer à l’hypocrisie sociale. Il y décela, non sans amertume, une simple duplicité. Sa mère quand même nuança : ce qu’elle réprouvait, ce qu’elle jugeait indigne, c’était d’honorer les morts avec de tels substituts. Certes, ça tient mieux, mais c’est d’un vulgaire. La parente fit mine d’approuver.

À quelque temps de là, il se trouva embarqué dans quelque visite familiale au cimetière. (Encore un terrain de jeux sous-exploité.) Remarquant une dame qui disposait des fleurs dans un vase sur une tombe, il s’approcha. C’étaient des fleurs en plastique. Il avait l’œil, maintenant, on ne la lui faisait plus. Comme la dame pleurait, il se tourna vers les siens et, assez fort pour que sa mère l’entendît, cria :

« Maman ! Est-ce que c’est des larmes artificielles ? »

 

 

Jeannine Morillon

 

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Publié dans Treize vendredis, 3

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