Le Sourire du Scribe, 57
– Pourquoi me montrez-vous ça à moi, et pas à Rohon ?
– Vous ne lui cachez rien, vous ?
– C’est-à-dire ?
– Je ne sais pas, j’ai cru sentir une certaine tension dans vos rapports. Et le commissaire lui aussi vous bat froid. Vous êtes pourtant de vieux amis.
– Ce que vous avez cru sentir, comme vous dites, n’a peut-être rien à voir avec cette affaire.
Il se tut, embarrassé.
– De même pour ces mégots. À l’évidence, ils n’ont jamais reçu une goutte de pluie. Ils ont donc été jetés là au plus tôt le lendemain du meurtre.
– Je n’avais pas pensé à ça.
– On ne saurait penser à tout.
– Mais alors, qui est ce mystérieux espion ?
– Un badaud. Ou Bouyou : il fume des gitanes.
– Mais le plus souvent des boyards maïs. Par ailleurs j’aimerais avoir votre avis là-dessus.
Et il exhiba un long clou rouillé.
– Je vois, dis-je.
Il haussa les sourcils.
– Vraiment ?
– Je présume que c’est ce clou-là qui a crevé votre pneu.
– Vous présumez bien.
– Et vous vous demandez si cette crevaison n’a pas été voulue.
– Exactement, avoua-t-il avec un étonnement qui flatta mon orgueil.
À cet instant, Estelle surgit dans notre champ de vision. Elle semblait chercher quelque chose ou quelqu’un. Je me levai d’un mouvement réflexe.
– Vous devez me trouver ridicule, dit Jacques.
– Non, vous avez raison de vous poser des questions. C’est tout ce que nous pouvons faire pour le moment.
Je regagnai le portillon, Jacques sur mes talons.
Estelle s’apprêtait justement à sortir.
– Tiens, vous êtes à pied aujourd’hui ? lui lançai-je d’un air détaché.
– Je vous laisse, dit Jacques.
Et il nous laissa.
Les grands yeux d’Estelle levés vers moi me firent rapidement perdre ma contenance.
– Qu’aviez-vous à me dire ce matin ? bafouillai-je.
Ses lèvres s’écartèrent ; un bref tremblement des paupières, puis elle secoua doucement la tête. Et, toujours sans un mot, elle s’éloigna sur le sentier.
Je rejoignis son beau-frère, qui n’avait rien perdu de l’entrevue.
– Aussi malchanceux que moi, commenta-t-il en m’entraînant vers la maison. J’aurais parié le contraire. Mais que voulez-vous ? Les femmes sont imprévisibles. Vous croyez les connaître, elles vous échappent. Pour qui n’ont-elles pas de secrets ?
Ces banalités, dont Jacques s’amusait le premier, m’évoquèrent la taciturne Blanche, et je le lui dis. Il ouvrit de grands yeux.
– Blanche ? Elle ne se confiait pas facilement, c’est vrai, mais de là à supposer...
Il s’interrompit. Une ombre voila son regard.
– Aspro, dit-il.
– Ça ne va pas ? Une nouvelle migraine ?
– Non, je viens de me rappeler un détail.
– Concernant Blanche ?
– Oui. Il y avait un homme dans sa vie.