Le Sourire du Scribe, 54

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 54

Tout en se laissant resservir, Bouyou prit la parole :

– Louis me semble fatigué. Il doit manquer de sommeil. C’est très important de dormir. Moi, je dors beaucoup. Neuf heures par nuit au moins. Ça vous étonne, hein ? On croit souvent que les flics n’ont pas le temps de se reposer. Il faut dire que Clermont c’est tranquille.

– La routine, dit Rohon.

– Attention, la routine ça ne veut pas dire l’inaction.

– Je pense bien, dit Rohon.

– Et la routine c’est fondamental. Sans la routine, pas de formation sérieuse, et moins de grosses affaires résolues. Une enquête de routine conduit parfois à l’arrestation d’un grand criminel. Je pourrais vous en citer des dizaines d’exemples, et on nous en parlait encore récemment, au stage. C’est que les génies du crime négligent trop les petits détails. Ils sont au-dessus de tout ça.

– À vous entendre, aucun n’échapperait jamais au châtiment.

La tête hirsute de Bouyou pivota lentement vers Daniel :

– Je ne pense pas que ceux qui y échappent soient moins bêtes que les autres. Ils ont plus de chance, voilà tout. La chance, la malchance, ça existe, pour les criminels aussi, je devrais dire surtout. Et souvent la chance tourne, monsieur Mouzon. Allons, ne vous moquez pas trop de la police. Elle n’est pas si nulle. La preuve, j’en suis.

Et il partit d’un bon rire, qui gagna peu à peu toute l’assistance, et qui redoubla quand subitement, à l’étage cette fois, une porte claqua. Même Claire montrait une franche allégresse, cependant que Jacques concluait :

– Cette maison est décidément celle de l’esprit.

– Tout ça pour dire, rappela Daniel, qu’il faut donner sa part au sommeil. Personnellement, je dors peu, mais bien. C’est au moins aussi important. Je plains ceux qui doivent recourir aux somnifères.

Claire lui jeta un regard froid. Il continua :

– Surtout que souvent ils n’en ont pas vraiment besoin. Je ne parle pas pour toi, ma chérie.

– J’espère bien. Estime-toi heureux de ton sort, et réserve ta pitié à ceux que tu n’es pas tenté de juger.

Cette répartie gâta l’ambiance.

– Moi, intervins-je comme pour dire quelque chose, je connais des gens sur qui les somnifères n’ont aucun effet.

Estelle, que je surveillais du coin de l’œil, ne parut pas s’émouvoir.

– En revanche, une petite promenade à vélo, ou même en voiture, et ils dorment comme des anges.

Touché ! Des cils battirent, deux joues se colorèrent légèrement, un fin visage s’inclina sur une assiette.

Maintenant j’avais honte. Mon dépit ne me donnait aucun droit sur Estelle. Elle était libre de mener sa vie comme elle l’entendait ; rien ne l’obligeait à m’en rendre compte ni à subir mes lâchetés. Je me trouvai pourtant deux excuses. La première, la plus douteuse, que la jeune fille elle-même ne s’était pas privée de m’espionner, la nuit du crime. La seconde, que je cherchais un assassin. Or le petit-fils Lethuillier, cet individu peu recommandable, s’ajoutait à la liste des suspects : le bout de carton qui lui servait d’alibi pouvait avoir été posté par n’importe qui.

Mais bientôt je dus reconnaître mon imprévoyance. Si l’amant d’Estelle était l’assassin, et Estelle – hélas ! pourquoi pas ? – sa complice, j’avais eu tort de me démasquer. Et le grimaçant me tiendrait une juste rigueur de cette maladresse.

 

(À suivre.)

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