Le Sourire du Scribe, 50
Baroncle exultait.
– On attaque la dernière ligne droite, me dit-il.
Il m’entraîna dans l’atelier, me montra les pièces qu’il venait de recevoir. Son fils commencerait bientôt le travail. Il m’en coûterait tant, avec les pneus.
– Ils étaient d’origine, hein ? Enfin, j’espère, ajouta-t-il avec un sourire entendu. Vous conduisez sport, je pense. Si c’est ça, faut les changer plus souvent.
Incrédule, je contemplais le devis.
– Heureusement que vous avez une bonne assurance. Sinon, un enseignant, ça ne doit pas gagner des mille et des cents. Vous êtes prof de maths, c’est ça ?
Je ne me rappelais pas le lui avoir dit.
– Alors bon, reprit-il, même avec la sécurité de l’emploi, et les cours particuliers...
– Je n’en donne plus guère.
– Ah ? Tant pis.
Déçu, le garagiste.
– Pourquoi ? demandai-je.
– J’ai ma fille qui va entrer en seconde, et on lui a conseillé de travailler les maths pendant les vacances. Seulement elle a du mal à s’y mettre toute seule, et moi j’ai personne pour l’aider. C’est pas facile à trouver, surtout par ici. Bref, je vois que la rentrée approche et qu’elle aura rien fait.
– Elle est aux Arsins ?
– Depuis le début du mois. Elle a passé tout juillet en Angleterre, dans une famille, histoire de perfectionner son anglais, et maintenant elle est avec nous, elle se balade avec ses copains, de temps en temps elle va chez ma sœur à Clermont, la belle vie, quoi. Pour les maths, c’est moins évident. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Moi, j’ai arrêté l’école de bonne heure, et puis j’ai pas le temps. Ma femme serait plus disponible, mais elle dit que les programmes de maintenant, ça n’a rien à voir avec autrefois.
Je lui parlai de ces fascicules de rattrapage et autres livrets conçus pour ce genre de cas.
– Mais monsieur, elle les a. Ce qu’il y a c’est qu’elle arrive pas à travailler seule. Et avec les copains, elle pense plutôt à rigoler. Vous connaîtriez pas quelqu’un, vous ?
– Je ne suis pas de la région.
– Ah ! oui, c’est vrai.
Je réfléchissais. En proposant mes services, je m’intégrerais un peu plus au village. Au mieux, ce serait l’occasion de recueillir de nouveaux éléments pour mon enquête ; au pire, un dérivatif.
– Bon, dis-je, je vais tâcher d’aider votre fille.
Son visage s’épanouit aussitôt :
– Je savais que je pouvais compter sur vous. Mais vous nous faites pas de prix, hein ? Je connais les tarifs.
Il se vantait. Quand je lui annonçai les miens, diminués d’un bon tiers, son sourire se rétrécit d’autant :
– C’est un peu cher, bien sûr, mais on s’en sortira.
Je sentis qu’on ne me pardonnerait pas la moindre défaillance.
Et voilà comment je devins un des hommes les plus respectés des Arsins. Je vivais aux Sycomores, je tutoyais Bouyou, je buvais du ricard dès avant onze heures, et je secourais la population. Certes, il me manquait encore la bénédiction du curé, mais je me faisais fort de l’obtenir bientôt.
Ma voiture serait prête le soir même. Je n’avais qu’à venir prendre l’apéritif, ainsi je verrais Mélanie. Une enfant pas compliquée, déclara son père.
Un jeune géant vêtu d’un bleu ondula vers nous. D’une main trompeusement molle, il broya la mienne.
– Lui, c’est mon fils, René. Allez, au travail, feignant ! Il faut que la R11 soit terminée ce soir.
Il avait les traits fins, assez féminins. J’entrevoyais déjà Mélanie au travers de son frère. J’espérais seulement pour elle qu’elle était moins grande.
J’allais partir, quand je remarquai une Golf rouge sur le pont de graissage :
– Tiens, dis-je, ce ne serait pas la voiture de Corbin ?
– Non, dit Baroncle, Corbin a une Opel ; celle-là est à Benoît Lethuillier.
– Ah ? Il est là ?
– Il est arrivé ce matin.
– Il porte la barbe, non ?
– Il se la laisse pousser. Vous le connaissez ?
– Indirectement.
* * *