Le Sourire du Scribe, 40
– Jusqu’à preuve du contraire, je suis bien vivant, m’enhardis-je, les phalanges toujours serrées sur le pied de la lampe.
– Ne vous fâchez pas. Je m’inquiète à votre sujet, c’est tout. Que peut votre lampion contre un pistolet ?
– Le fameux Luger ? Il est à vous, n’est-ce pas ? Vous m’avez vu m’en débarrasser et vous l’avez récupéré avant les gendarmes ?
Il blêmit.
– Peu importe. Vous disiez craindre pour votre vie, et vous faites tout pour qu’on vous abatte comme un chien.
– Les victimes sont mortes étranglées.
– Je ne m’en serais jamais douté.
– Simple erreur de diagnostic. Vous n’êtes plus à une près.
Le coup avait porté. C’était dégueulasse, mais ça soulageait.
– Ordure ! cria Georges. Et il se détendit comme un ressort. Son poing frôla mon oreille.
– Doucement, dis-je en sautant de côté. Vous allez réveiller toute la maison.
Il se redressa. Jamais je n’avais vu tant de fureur dans un regard.
– Maintenant, c’est la guerre entre nous, petit con !
– Calmez-vous. Je n’aurais pas dû dire ça. Mais aussi, vous l’avez cherché.
J’ignore ce qui se fût produit si la porte n’eût alors retenti de deux ou trois coups du reste fort discrets. Je reposai ma lampe.
– Entrez, dis-je, les yeux toujours rivés sur Georges.
– Je ne vous dérange pas ? s’informa Daniel en se glissant dans la pièce.
– Au contraire, répondis-je. Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir ?
Avec ses grosses lunettes, sa tête sans cou et son pyjama vert, il ressemblait à quelque batracien.
– Claire n’est pas bien du tout. Elle a des nausées et se plaint d’un violent mal de tête.
Georges le regardait d’un air hébété. J’intervins :
– Les bouchées à la reine. Moi aussi, j’ai du mal à digérer.
– Vous croyez ? Je veux dire : vous pensez qu’il pourrait s’agir d’une intoxication alimentaire ?
Georges avait saisi la perche que je lui tendais.
– Décidément, maugréa-t-il, c'est la nuit des urgences. J’arrive.
Il se tourna vers moi :
– Alors, vous avez compris ? Deux comprimés maintenant, deux autres au réveil. Et couchez-vous tout de suite.
Daniel avait-il été dupe ? Rien dans son attitude ne permettait d’en douter. En sortant, il demanda à Georges qui le suivait :
– Et Jacques, comment va-t-il ?
– Il dort. C’est ce qu’il y a de mieux à faire à trois heures du matin.
Le bruit de leurs pas décrut progressivement. La chambre des Mouzon était située à l’autre bout du couloir, au-dessus du bureau de Dumuids.
J’avais de moins en moins envie de me mettre au lit. Une foule d’idées se bousculaient dans mon crâne. Je finis ma bière.
Quand je reposai la canette vide, je sus que le moment était venu d’écrire. J’étais prêt. Tant pis si je tâtonnais un peu au début. De toute façon, je ne pouvais plus reculer.
Il restait une précaution à prendre. Je poussai ma table de chevet contre la porte.
Je n’avais plus ni chaud, ni soif, ni sommeil. D’abord décousu, mon propos s’organisa. Je sentais que j’avançais. Et que, si je n’avais pas encore découvert la vérité, j’étais dans le vrai. Cela valait bien le désagrément de se faire traiter de charognard.
J’écrivis jusqu’à l’aube, levant de temps à autre mon stylo pour dialoguer à voix basse avec les tiroirs du secrétaire. Ils étaient vides. Je n’avais pu m’empêcher de les sonder un à un, comme dans l’espoir d’y trouver la clé de l’énigme.
Et il s’en était fallu de peu qu’ils me la livrassent.
Peut-être eussé-je alors sauvé des vies.