Le Sourire du Scribe, 26

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 26

Je me rendais compte qu’elle accaparait mes pensées. Étais-­je amoureux ? Certainement, mais dans quelle mesure ? Est-ce que ça pouvait seulement se mesurer ? J’éprouvais, incapable de concevoir. Qu’est-ce qui me plaisait tant chez elle ? Tout, et rien en particulier. Son visage, son regard, sa voix, ses expressions. Je n’eusse pu la décrire. Personne ne me le demandait. Nathalie l’eût-elle trouvée belle ? Quel enfantillage ! Pourquoi chercher des justifications ? Ne devais-je pas plutôt me contenter de mes sentiments ? C’était me résigner à souffrir en secret, tant qu’Estelle ne me donnait pas de raisons d’espérer. Mais n’en était-elle pas empêchée par les circonstances, celles-­là mêmes qui peut-être m’avaient porté à l’aimer ? Par ailleurs, ma vigilance ne me rendait pas forcément réceptif aux signes que je guettais. Un détail surgit à ma mémoire, cette phrase qui m’avait tant embarrassé le premier matin. Si réellement j’avais ronflé – ce qui ne correspondait guère à l’image que j’avais de moi-même –, avait-ce pu être au point qu’elle m’entendît de sa chambre ? Elle avait dû écouter à ma porte. Simple curiosité, ou intérêt certain ?

Avais-je quant à moi trahi l’état de mon âme ? La question se posait avec d’autant plus d’acuité que plusieurs fois je m’étais vu près d’avouer, au risque de compromettre définitivement nos relations. Et soudain me vint la déplaisante idée que non seulement Estelle, mais toute la population des Sycomores lisait dans mon cœur comme dans un livre ouvert. Il n’était pas exclu que Bouyou lui-même eût flairé quelque chose. Auquel cas ma tragédie se muait en une lourde farce. Puis je recouvrai assez de lucidité pour écarter ces craintes superflues, et comprendre que mon tourment se nourrissait de ce qu’il restait ignoré de tous. Vae soli !

Du moins pouvais-je encore rire de ma faiblesse. C’est à quoi je m’employai gentiment.

Un bruit et une odeur familiers m’arrachèrent à ma rêverie. Le break de Piéchaud me dépassa, puis s’arrêta le long du trottoir, devant le bureau de tabacs. Jacques descendit, me vit, me salua :

– Je ne vous avais pas reconnu. Vous allez peut-être au garage ? Non ? Je vous y aurais déposé.

Il se rendait à Clermont, chez Manoury.

– Joignez-vous à nous. Christian sera heureux de vous rencontrer.

Je déclinai l’invitation, prétextant une forte migraine.

– Je vous comprends d’autant mieux que j’y suis sujet moi aussi.

Et il m’indiqua un médicament à base de caféine, à prendre au tout début des crises. Je le remerciai. Il acheta ses cigarettes, remonta en voiture, et disparut dans un nuage d’encre, en écrivain qu’il était.

Pourquoi lui avais-je menti ? Certes, j’avais besoin de solitude. Mais mon refus tenait aussi à Piéchaud lui-même, plus exactement à l’espèce de défiance qu’il m’inspirait tout à coup. En me disant ses soupçons, Bouyou m’avait aidé à prendre conscience des miens. Le comportement de Jacques paraissait naturel, son visage exprimait toute la douleur attendue ; et après ? Un monstre aussi raffiné que l’assassin de la pauvre Blanche et du complexe Dumuids était probablement à même de donner le change.

Je passai en revue les différents occupants des Sycomores, et me félicitai de ne plus devoir les côtoyer que pour quelques heures. Car, à considérer froidement les faits, tous étaient suspects. Sans doute me manquait-il des informations qui m’eussent amené à disculper tel ou tel. Mais j’étais sûr, ainsi, de n’oublier personne.

 

(À suivre.)

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